Les « tounes croches » du Gramophone virtuel

Vol. 12, no. 3, Printemps 2010

par DUVAL Jean

Les lecteurs du Bulletin Mnémo connaissent sans doute déjà le Gramophone Virtuel [1] (GV). Ce site Web de Bibliothèques et Archives Canada permet d’accéder gratuitement à plusieurs enregistrements sur disques 78 tours de musiciens que feu Gabriel Labbé (1977) a appelés « les pionniers du disque folklorique québécois ». Dans le cadre de ma recherche doctorale, j’analyse les pièces de musique traditionnelle québécoise du GV afin d’identifier celles qui ne respectent pas le modèle carré habituel et de répertorier les façons dont elles le font. Mon objectif est de mieux connaître les « tounes [2] croches ». Je prie le lecteur de ne pas voir dans l’usage que je fais ici du mot « croche » un quelconque jugement de valeur sur la qualité musicale des pièces ou sur leur déviation par rapport à un idéal. Il s’agit plutôt d’un terme consacré par l’usage, très courant chez les musiciens traditionnels d’aujourd’hui, ce qui m’autorise à l’employer. Même s’il s’agit d’un calque de l’anglais crooked tunes, je le préfère au terme « airs tordus » employés par Liette Remon et Guy Bouchard (1996, 1997) ou à des appellations comme pièces non carrées, irrégulières ou asymétriques. Quant au terme « crochitude », je le propose pour décrire tout écart dans la structure formelle, métrique ou rythmique d’une pièce qui fait en sorte qu’elle ne respecte pas le modèle carré habituel.

Après avoir défini ce que j’entends par toune croche, et présenté un bref survol des recherches sur le sujet, mon intention est de montrer l’importance relative des tounes croches dans le GV, selon les musiciens, pour après décrire les divers types de crochitudes et leur importance respective. Je termine par un examen des principaux modèles de tounes croches de certains musiciens et une brève conclusion.

Si ce n’est carré, c’est donc croche : méthodologie

Dans ma recherche, je considère comme croche tout ce qui s’éloigne du modèle carré usuel des pièces de danse, comme les reels, les galopes et les valses. J’ai défini ce modèle de la façon suivante : AABB, où chaque partie A ou B compte pour 8, 16 ou 32 temps, dans une pièce habituellement notée en 2/2, 2/4, 4/4 ou 6/8 [3]. De plus, les parties musicales carrées se découpent aussi en groupe de 2, 4, 8 ou 16 temps [4]. Quand la partie A d’une pièce est deux fois plus longue ou plus courte que la partie B, je ne considère pas cela comme une crochitude. Je ne retiens pas non plus comme toune croche une pièce qui comporte plus de deux parties, à moins que ses parties ne soient pas répétées dans l’ordre ABC ou ABCD. Quand un enregistrement comporte une suite de pièces, j’examine cette suite comme une seule pièce en plusieurs parties pour les fins de statistiques. Je retiens le changement d’une mesure binaire à une mesure ternaire [5] dans une même pièce comme un type de crochitude.

Si l’on pose ce modèle carré formel de base, l’analyse permet de repérer où se trouvent des temps en plus ou en moins, ou d’autres caractéristiques qui font d’une pièce une toune croche. Encore une fois, il est bon de préciser qu’il ne s’agit pas ici de juger les pièces ou d’y déceler des erreurs, mais bien d’essayer de définir et de comprendre la « grammaire » des tounes croches et d’y repérer les systématismes de fonctionnement s’il y a lieu. Quand une toune croche du GV existe aussi en version carrée, ce qui est le cas de plusieurs pièces originaires des îles Britanniques ou des États-Unis, je la compare au modèle carré existant pour repérer les crochitudes. Autrement, dans mon analyse, je me pose la question suivante : « Si j’avais à modifier cette pièce pour qu’elle respecte le modèle carré que j’ai défini, qu’est-ce que je devrais lui enlever ou y ajouter ? ». En faisant cet exercice pour les 342 pièces croches identifiées dans le GV, j’ai pu établir les types de crochitudes et déterminer leur fréquence.

État de la recherche

Peu d’études approfondies portent sur les tounes croches et sur les types de crochitudes, que ce soit au Québec ou ailleurs. Anne Lederman (1991) a examiné de près le répertoire des violoneux des Métis du Manitoba. Elle a décrit des formes fréquentes chez les Métis comme les répétitions en nombre impair, les allongements de finales et la division en motifs de trois, cinq et sept temps. Elle a de plus relativisé les pièces qui ont comme caractéristique un phrasé asymétrique (asymmetric phrasing), c’est-à-dire les tounes croches, dans l’ensemble du répertoire Métis, l’estimant à plus de la moitié des 450 pièces qu’elle a rassemblé.

Plus récemment, Christina Smith (2007) a consacré un article très fouillé aux crooked tunes de la musique traditionnelle de Terre-Neuve. En se basant sur l’abondant matériel d’archives à sa disposition, elle a décrit et nommé les principales crochitudes observées, soit les temps ajoutés au début (oh), au milieu (median jog) ou à la fin (jog) des parties de pièces. Nikos Pappas (2007) a également proposé une typologie assez étoffée des tounes croches de la musique Old time du Kentucky, lors d’une conférence de l’ICTM (International Council for Traditional Music) à Vienne.

Au Québec, le travail sur les tounes croches se résume essentiellement à des transcriptions musicales réalisées dans le cadre de recherches ou destinées aux musiciens. Dans son mémoire sur le répertoire du violoneux Louis Boudreault de la région du Saguenay-Lac Saint-Jean, Lisa Ornstein (1985) a porté des commentaires généraux sur les crochitudes rencontrées chez Boudreault, signalant la grande liberté formelle de sa musique et la difficulté de transcrire adéquatement les tounes croches. Liette Remon et Guy Bouchard (1996 et 1997), dans les deux petites collections 25 airs tordus du Québec qu’ils ont compilées, ont surtout voulu faire connaître la richesse de ce pan du répertoire traditionnel. Dans l’introduction du premier volume, ils ont brièvement décrit certaines crochitudes, comme l’alternance métrique.

Les termes utilisés par Lederman, Smith et Pappas pour décrire les diverses crochitudes n’ont pas de traduction française littérale ni évidente et ne suffisent pas à appréhender les nombreuses formes de crochitudes que l’on retrouve dans la musique traditionnelle au Québec, elle-même peu analysée jusqu’à présent. La présente étude sur les tounes croches viendra donc, je l’espère, enrichir considérablement notre connaissance de cette tradition encore bien vivante au Québec.

Importance des tounes croches dans le GV

Le tableau 1 présente la proportion des tounes croches que j’ai pu identifier dans les enregistrements disponibles dans le GV pour tous les musiciens qui jouent d’un instrument mélodique. Notons que le GV ne contient pas toujours l’ensemble de ce qu’un musicien a pu enregistrer à l’époque. En effet, environ la moitié des disques de musique traditionnelle de la période 1917-1941 n’a pas encore été numérisée par Bibliothèque et Archives Canada. Néanmoins, les 850 pièces disponibles constituent un échantillon suffisant pour faire des constatations intéressantes.

Dans le tableau ci-dessous : Vio. =Violoniste, Acc.=Accordéoniste, Har. = Harmoniciste, enreg. = enregistrement, TC = tounes croches.

Tableau 1 – Nombre et proportion de tounes croches, par musicien, dans le Gramophone Virtuel
Artiste Vio. Acc. Har. Période d’enreg. Nbr d’enreg. 1 Nbr de TC enreg. Proportion TC (%)
Allard, Albert 2 X 1935-39 18 0 0%
Allard, Joseph X 1928-38 107 14 13%
Bernaquez, Boromée X 1932-38 4 4 100%
Blanchette, Louis X 1929 20 18 90%
Bolduc, Mme 3 X 1929-30 7 1 14%
Bouchard, Jos X 1938-41 8 5 63%
Bouchard-Villeneuve X X 1929 2 1 50%
Boudreau, J. X 1937 2 1 50%
Boulay, A.-J. X 1923-31 52 11 21%
Demers, Eugène X 1932 2 2 100%
Duchesne, Tommy X 1934-39 23 7 30%
Ferland, Maurice X 1937 1 0 0%
Frappier, Georges X 1922 4 1 25%
Gaudreau, Sylvio X 1938 2 1 50%
Gauthier, Antonio X 1926 10 4 40%
Goulet, Léon-Robert X 1930 2 0 0%
Guilmette, Joseph X 1930-31 10 4 40%
Houle, René X 1931 3 0 0%
Joannette, Émile X 1937 1 1 100%
Joyeux montréalais X 1935 2 1 50%
Kershaw, Albert X 1930 1 0 0%
La Madeleine, J.-O. 4 X 1928-40 99 44 44%
Lacroix, Henri X 1922-38 79 7 9%
Lalonde, Joseph X 1926-30 10 7 70%
Larocque, Joseph X 1928-31 6 0 0%
Larouche, Ferdinand X 1933 1 0 0%
Latour, Tezraf X 1929-30 12 1 8%
Leblond, R. X 1929-30 4 0 0%
Lebrun, Adélard X 1927 1 0 0%
Lemieux-Charbonneau X X 1930-39 17 7 41%
Malouin, Philias X 1930 2 0 0%
Michaud, Luc X 1928 6 6 100%
Mongrain, Sotère et Ida X 1929 2 0 0%
Montmarquette, Alfred X 1928-31 78 22 28%
Morin, Bernard X 1938 2 0 0%
Picard, Édouard X 1930-31 8 3 38%
Pigeon A. et Wattier, H. X X 1937-39 22 5 23%
Plante, Joseph X 1928-33 26 8 31 %
Ringuette, Willie X 1927 2 1 50%
Roy, Jean-Baptiste X 1917-24 6 0 0%
Savard, Fortunat X 1937-41 4 4 100%
Soucy, Isidore 5 X 1925-39 180 150 83 %
Vermette, Jos X 1923 2 1 50%
Totaux 29 11 6 850 342 40%

Notes au Tableau 1 :

  1. Ce nombre exclut les doublons et les chansons.
  2. Cela inclut les enregistrements réalisés avec les accordéonistes Tommy Duchesne et Henri Houde.
  3. Cela comprend seulement ses pièces instrumentales en soliste.
  4. Cela inclut les enregistrements faits avec son fils Albert au violon également.
  5. Cela inclut les enregistrements réalisés avec Donat Lafleur, accordéoniste.

La première est que, malgré la présence de 46 musiciens différents dans le GV, certains artistes occupent une plus grande place que d’autres et comptent plus de 50 enregistrements disponibles chacun. C’est le cas de six d’entre eux, soit Joseph Allard, A.-J. Boulay, J.-O. La Madeleine, Henri Lacroix, Alfred Montmarquette et Isidore Soucy qui, collectivement, pèsent pour 70 % des enregistrements de musique traditionnelle québécoise du GV.

La deuxième constatation revient à dire que les tounes croches ne constituaient pas un phénomène marginal durant la période de 1917 à 1941. En effet, 40 % (342 sur 850) des enregistrements du GV contiennent au moins un élément de crochitude. La moyenne du pourcentage de tounes croches par musicien est presque aussi élevée, soit 35 %. Comme les musiciens qui ont beaucoup enregistré étaient en général des professionnels, on ne peut pas attribuer cette prévalence des tounes croches à des maladresses. J’en conclus qu’il s’agit donc bel et bien d’un trait fort de la musique traditionnelle du Québec à cette époque.

La troisième constatation est que la proportion de tounes croches dans le répertoire des musiciens variait considérablement, allant de 0 à 100 %, selon l’artiste. Chez ceux qui ont beaucoup enregistré, on peut remarquer que certains s’éloignent de la moyenne de 35 %. À un bout du spectre, Joseph Allard, A.-J. Boulay et Henri Lacroix comptent respectivement 13 %, 21 % et 9 % de tounes croches seulement. À l’autre bout du spectre, Isidore Soucy possède un répertoire composé à 83 % de tounes croches. Ces grandes différences peuvent sans doute s’expliquer par le style particulier de chaque musicien mais pourraient aussi être le reflet de particularités régionales ou d’une certaine acculturation. Par exemple, Allard et Boulay ont été beaucoup exposés à la musique traditionnelle du Nord-Est américain et Lacroix à la musique militaire anglaise, des musiques très carrées. Ces trois musiciens habitaient tous le Sud du Québec tandis qu’Isidore Soucy, tout comme plusieurs musiciens avec un haut pourcentage de tounes croches comme Jos Bouchard, Louis Blanchette et Tommy Duchesne, provenaient de l’Est du Québec. Sans affirmer que ces faits expliquent les résultats, ils constituent néanmoins des pistes intéressantes pour de futurs travaux.

Une dernière constatation provenant du tableau 1 nous fait dire que la sorte d’instrument joué ne semble pas avoir d’incidence sur la proportion de tounes croches ; en effet, on retrouve pour chaque instrument des musiciens qui jouent beaucoup ou peu de tounes croches. Cela confirme qu’il s’agit d’un trait propre à la musique elle-même mais partagé à divers degrés par les musiciens traditionnels du Québec et ce, pour des raisons variées.

Les types de crochitudes

Les pièces analysées peuvent s’éloigner du modèle carré de multiples façons. Il y a les crochitudes de syntaxe, comme l’ordre particulier des parties ou le nombre impair de répétition des parties. Cependant, les crochitudes dans la longueur des parties elles-mêmes sont les plus diverses et les plus fréquentes. Tous les types sont ci-après caractérisés et commentés en fonction des données du tableau 2. Ce tableau présente le total de chaque type de crochitude pour chaque musicien répertorié, de même que les totaux de crochitudes par musicien et pour l’ensemble de ceux-ci. Le répertoire d’Isidore Soucy représente à lui seul plus de la moitié des crochitudes observées, soit 507 sur 914. Il contribue ainsi plus que tout autre à la répartition par ordre d’importance, présentée à la dernière ligne du tableau, de chaque type de crochitude dans le répertoire.

Noms des colonnes du tabeau 2 :
Artiste1 / Paragoge (1 ou 2 temps de plus à la fin) / Apocope (1 ou 2 temps de moins à la fin) / Diérèse (1 ou 2 temps de plus au milieu) / Terçage / Épenthèse (1 temps en plus ou moins au 1/4 ou 3/4) / gaiement / Élision (1 ou 2 temps de moins au milieu) / Irrégularité / Ordre particulier des Parties / Imparité Rythmique / Alternance Métrique / 12 ou 24 temps en binaire / Aphérèse (1 ou 2 temps de moins au début) / Prosthèse (1 ou 2 temps de plus au début) / Déplacement Métrique / Autres crochitudes / Total.

Tableau 2 - Types de crochitudes et leur répartition, par musicien, dans le Gramophone virtuel
Artiste [1] Pa. Ap. Di. Te. Ép. Bé. Él. Ir. OP IR AM 12-24 Ap. Pr. DM Au. Tot.
Allard, Joseph 2 3 1 1 0 0 0 0 3 2 1 0 3 0 0 2 18
Bernaquez, Boromée 4 1 1 5 0 0 0 1 2 0 1 0 0 0 0 0 15
Blanchette, Louis 7 6 3 3 0 0 2 1 0 4 3 0 0 0 0 3 32
Bolduc, Mme  1 0 0 1 2 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 4
Bouchard, Jos 2 1 1 0 1 2 0 3 1 2 0 0 1 0 1 1 16
Bouchard-Villeneuve 1 0 0 0 0 0 0 0 0 1 0 0 0 0 0 0 2
Boudreau, J. 1 0 1 2 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 1 5
Boulay, A.-J. 5 2 3 3 0 0 0 0 2 0 1 0 0 0 0 4 20
Demers, Eugène 1 2 0 1 0 0 0 1 0 0 0 0 0 0 0 0 5
Duchesne, Tommy 6 4 3 3 0 0 2 2 2 1 1 1 0 2 3 0 30
Frappier, Georges 0 1 0 1 0 0 0 0 0 1 0 0 0 0 0 0 3
Gaudreau, Sylvio 0 0 0 0 0 0 0 0 0 1 0 0 0 0 0 0 1
Gauthier, Antonio 1 3 2 0 0 0 0 1 1 0 0 1 0 0 0 0 9
Guilmette, Joseph 3 0 1 0 0 2 1 0 2 1 0 0 0 0 0 0 10
Joyeux montréalais 0 0 0 0 1 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 1
La Madeleine, J.-O. 17 8 19 3 5 9 9 1 0 5 4 4 0 3 0 10 97
Lacroix, Henri 4 1 1 2 1 0 1 2 0 0 0 0 0 0 1 0 13
Lalonde, Joseph 7 3 3 0 3 2 3 1 0 0 0 2 0 0 0 1 25
Latour, Tezraf 0 1 0 0 0 0 1 0 0 0 0 0 0 0 0 1 3
Lemieux-Charbonneau 5 0 0 3 1 0 0 1 1 0 0 0 0 0 0 0 11
Michaud, Luc 1 4 0 2 1 0 0 0 0 0 1 3 0 0 0 1 13
Montmarquette, Alfred 7 11 5 0 4 0 1 2 0 0 0 0 0 2 0 1 33
Picard, Édouard 0 0 0 0 2 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 1 3
Pigeon A. et Wattier, H. 0 4 2 0 3 1 1 0 0 0 0 0 0 0 0 2 13
Plante, Joseph 4 2 2 3 0 0 0 1 0 0 0 0 0 0 0 0 12
Ringuette, Willie 0 0 0 1 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 1
Savard, Fortunat 3 2 0 0 0 0 1 0 0 0 1 0 0 0 0 1 8
Soucy, Isidore 86 83 75 35 36 43 29 28 19 7 14 10 7 3 0 32 507
Vermette, Jos 1 0 0 1 0 0 0 1 0 0 1 0 0 0 0 0 4
Totaux 169 142 123 70 60 59 51 46 33 25 28 21 11 10 5 61 914
Répartition (%) 18 16 13 8 7 6 6 5 4 3 3 2 1 1 1 7

1. Les musiciens du tableau 1 pour lesquels aucune toune croche n’a été identifiée n’ont pas été repris dans le tableau 2

Terminologie : À quelques exceptions près, il n’existe pas de vocabulaire adéquat à ma connaissance en analyse musicale pour décrire les différents types de crochitudes. Je propose donc dans le tableau 3 des termes communs, des termes savants, dont plusieurs sont empruntés à la phonologie ou à la rhétorique, et des symboles à utiliser dans les transcriptions pour identifier les crochitudes les plus communes.

Tableau 3 – Terminologie des types de crochitudes
Description du type de crochitude Terme scientifique utilisé Terme commun suggéré Symbole [1]
Temps en plus à la fin d’une partie Paragoge Allonge (finale) +1F
Temps en plus au milieu d’une partie Diérèse Allonge centrale +1M
Temps en plus au début d’une partie Prosthèse Allonge initiale +1D
Temps en moins à la fin d’une partie Apocope Coupe (finale) -1F
Temps en moins au milieu d’une partie Élision Coupe centrale -1M
Temps en moins au début d’une partie Aphérèse Coupe initiale -1D
Temps en plus ou en moins au quart ou au trois quarts d’une partie Épenthèse Allonge ou coupe au quart +1Q, -1Q
Répétition d’une partie trois fois Terçage Terçage
Répétition d’un motif d’un temps Itération Bégaiement +1bég
Temps en plus ou en moins à la répétition de la pièce Irrégularité Irrégularité +1fac
Division impaire d’une partie Imparité rythmique Fausse toune croche
Passage de binaire à ternaire ou l’inverse Alternance métrique Alternance métrique

1. Pour deux temps en plus ou en moins, le symbole est simplement modifié (p. ex. : +2F, +2M).

Temps en plus ou en moins : La paragoge, ou allonge finale, est sans conteste la plus fréquente des crochitudes observées, étant présente dans 169 de l’une ou l’autre des parties des 342 tounes croches du GV. Chez certains musiciens, tels que Robert Lemieux ou Henri Lacroix, c’est presque le seul type de crochitude observé. Le ou les temps supplémentaires viennent en général à la toute fin, constituant un simple étirement ou une répétition de la note finale. Il peut aussi s’agir d’un temps de plus dans la cadence qui mène à la fin de la phrase. L’apocope, ou coupe finale, se voit aussi très souvent, suivie de près par la diérèse (allonge centrale). Fait à noter, on retrouve plus fréquemment l’épenthèse que l’élision. L’aphérèse, ou coupe initiale [6], reste relativement rare bien qu’elle constitue un type de crochitude notable chez Joseph Allard (p. ex. : partie B du Reel de Bellechasse).

Terçage : Je nomme terçage la répétition d’une partie trois fois plutôt que deux. Bien que, depuis le revival des années 1970, la popularité de certaines pièces comme La Belle Catherine de Louis Boudreault (et avant cela le Reel des noces de Willie Ringuette) laisse croire que ce trait est fréquent au Québec, on ne le retrouve que dans 8 % des enregistrements, soit 70 parties de pièce du GV. En général, une seule des parties d’une pièce est triplée.

Bégaiement (itération) : Je définis le bégaiement comme une ou des répétitions immédiates d’un motif d’un temps, souvent une triade, ou un motif du type ré-sol-fa#-sol. Ceci a souvent pour effet d’engendrer ou d’accentuer la crochitude de la pièce. Certaines pièces, comme le reel Mme Renaud (p. ex., la partie B d’une version de J.-O. La Madeleine de cette pièce) ou le reel Le rêve du diable (p. ex., la version de Jos Bouchard), paraissent plus propices à cet effet qui semble constituer une forme de variation chez les musiciens.

Irrégularité : L’irrégularité, telle que je l’entends ici, consiste à ne pas répéter la pièce exactement de la même façon d’une fois à l’autre. Je ne considère pas les variations de hauteur de notes ou de contour mélodique comme des irrégularités si elles n’affectent pas la structure formelle, métrique ou rythmique de la pièce. L’irrégularité est souvent associée à l’emploi du bégaiement, ou à d’autres types de crochitude, comme un nombre différent de répétitions des parties à la reprise. Joseph Allard, A.-J. Boulay et Arthur Pigeon ne sont jamais irréguliers dans leurs enregistrements tandis que J.-O. La Madeleine ne l’est qu’une seule fois en 44 enregistrements. Le musicien montrant le plus d’irrégularité est Jos Bouchard, dans trois de ses cinq enregistrements. Isidore Soucy, qui affirmait reproduire fidèlement les pièces apprises dans sa jeunesse, est tout de même irrégulier dans 28 des 180 pièces présentées dans le GV.

Ordre particulier des parties : Une pièce à trois ou quatre parties n’est pas nécessairement jouée dans l’ordre ABC ou ABCD à chaque reprise. La forme ancienne du rondeau (ABAC) est fréquente dans la musique occidentale en général. Il n’est donc pas étonnant de la retrouver dans notre musique traditionnelle, à l’époque du GV, dans les pièces à plus de deux parties. Par contre, la forme ABCB moins courante que l’on relève aussi dans le GV s’apparente davantage à une forme de chanson où la partie B constitue le refrain. Des formes plus complexes figurent aussi dans certaines versions de « grandes pièces », notamment le Money musk d’Isidore Soucy ou le Reel du pendu de Joseph Allard, qui comportent de nombreuses parties.

Imparité rythmique (fausse toune croche) : l’imparité rythmique survient quand le total des temps d’une partie n’est pas divisé en deux de façon égale. Par exemple, le total de 16 temps sera obtenu dans la ligne mélodique d’une séquence de 9 et 7 temps plutôt que de 8 et 8 temps. L’exemple le plus connu est celui de la première partie du Reel des habitants de Joseph Allard. Les fausses tounes croches restent tout de même marginales, représentant seulement 3 % de toutes les crochitudes observées.

Alternance métrique : Si le passage d’une mesure binaire à une mesure ternaire [7] s’observe fréquemment dans la chanson traditionnelle, c’est un trait beaucoup plus rare dans la musique de danse. La pièce la plus connue qui contient une alternance métrique est La grondeuse (p. ex. : sous le titre de Gigue Adélard par Borromée Bernaquez). Ce trait figure aussi dans d’autres pièces du répertoire, entre autres, chez Louis Blanchette, J.-O. La Madeleine ainsi que dans un nombre impressionnant de 14 pièces chez Isidore Soucy.

Douze temps en binaire : On s’attend normalement à retrouver un total de 12 ou 24 temps par partie dans les pièces en mesure composée de trois temps, telles que les brandys ou les valses (p. ex. : 4 x 3 temps). On observe plus rarement la division en mesure composée de deux temps de 12 ou 24 temps (p. ex. : 6 x 2 temps). Dans les pièces du GV, 21 pièces ou parties de pièces comptent douze temps divisés en groupes de deux temps (p. ex. : partie A du Cotillon canadien no. 2 d’Antonio Gauthier). Ce modèle pourrait être associé à la gigue, selon Pierre Chartrand (commentaire personnel de Pierre Chartrand, 2009).

Déplacement métrique : Le déplacement métrique ou saut de demi-temps se produit lorsque le musicien coupe non pas un temps mais plutôt un demi-temps à la pulsation. Chez les artistes du GV, seul Tommy Duchesne utilise ce type de crochitude dans trois pièces (p. ex. : Grande gigue simple). Il importe de signaler que ce trait a aussi été noté par Ornstein (1985) dans certaines pièces de Louis Boudreault. S’agirait-il d’un trait caractéristique du jeu des musiciens du Saguenay-Lac St-Jean ? Toutefois, ce trait n’est pas unique à la région puisque Pappas (2007) l’a relevé chez certains musiciens du Kentucky qui l’emploient sciemment comme effet selon lui.

Autres crochitudes : Tous les autres types de crochitudes observées que celles mentionnées ci-haut se retrouvent dans la catégorie « autres crochitudes » dans le tableau 2. Je ne les ai pas jugées assez fréquentes dans le GV pour constituer des catégories à part entière.

Les modèles les plus fréquents de tounes croches

Tableau 4 – Modèles de parties les plus fréquents dans les tounes croches, chez Isidore Soucy et J.-O. La Madeleine, dans le Gramophone Virtuel
Modèles de parties [1] Temps si X =16 [2] Isidore Soucy J.-O. La Madeleine
2X+1 8+8+8+9 = 33 - 1/51 (2%)
2X-1 8+8+8+7 = 31 1/217 (0,5%) -
[(X+1) + X] 8+9+8+8 = 33 - -
[(X-1) + X] 8+7+8+8 = 31 4/217 (2%) -
2[0,5X+(0,5X+1)] 8+9+8+9 = 34 24/217 (11 %) 5/51 (10%)
2[0,5X+(0,5X-1)] 8+7+8+7 = 30 38/217 (18 %) 7/51 (14%)
2[(0,5X+1)+0,5X] 9+8+9+8 = 34 27/217 (12 %) 10/51 (20%)
2[(0,5X+1)+(0,5X+1)] 9+9+9+9 = 36 29/217 (13 %) 10/51 (20%)
2[(0,5X-1)+(0,5X-1)] 7+7+7+7 = 28 25/217 (12%) -
2[(0,5X+1)+(0,5X-1)] ou 2[(0,5X-1)+(0,5X+1)] 9+7+9+7 = 32 ou 7+9+7+9 = 32 7/217 (3%) 3/51 (6%)
2[(0,5X-1)+0,5X] 7+8+7+8 = 30 7/217 (3 %) 6/51 (12%)
(0,5X+1)+0,5X+(0,5X+1)+(0,5X+1) 9+8+9+9 = 35 3/217 (1%)

Notes au tableau 4 :

  1. Bien qu’il y ait un « +1 » ou un « -1 » dans les formules présentées, les valeurs de deux temps en plus ou en moins sont aussi incluses dans le décompte pour chaque modèle. D’autres modèles existent, mais ils sont trop peu fréquents pour être présentés ici. Les totaux de chacune des 3e et 4e colonnes n’égalent donc pas 100 %.
  2. Dans le cas des pièces en mesure ternaire, comme les brandys ou les valses, l’équivalent du modèle (X-1)+X serait 12+11+12+12 si X=24.

On remarque au tableau 2 que les « profils » de crochitudes, c’est-à-dire la présence et la prépondérance de chaque type, diffèrent d’un musicien à l’autre. Y-a-t-il cependant un ou des modèles de tounes croches plus fréquents que d’autres ? Pour répondre à cette question, j’ai compilé les pratiques formelles les plus récurrentes d’Isidore Soucy et de J.-O. La Madeleine, puisqu’ils ont fourni le matériau le plus abondant du GV, soit respectivement 217 et 51 parties croches de pièces dans leurs 150 et 44 tounes croches. Le tableau 4 présente une partie des résultats de cette compilation. Chez Soucy, le modèle de partie croche le plus fréquent est la présence d’une apocope seulement (p. ex. : 8 temps + 7 temps, répété deux fois ou 8+7+8+7), suivi de près par la présence d’une diérèse et d’une paragoge dans la même partie (p. ex. : 9 temps + 9 temps, répété ou 9+9+9+9).

fig. 1 : Gigue du Père Lauzon
Transcription par Jean Duval
fig. 2 : Reel Tarzan
Transcription par Jean Duval

Ces deux modèles de partie se retrouvent dans la Gigue du Père Lauzon, une version de Soucy du célèbre Reel de la tempérance, dont la transcription est présentée à la figure 1. Chez La Madeleine, les modèles les plus fréquents sont la combinaison d’une diérèse et d’une paragoge (p. ex. : 9+9+9+9) et la diérèse seulement (p. ex. : 9+8+9+8). Le Reel Tarzan, dont la transcription est présentée à la figure 2, combine ces deux modèles tout en ayant une partie A de douze mesures en binaire. Du tableau 4, il faut souligner que certains modèles sont rares ou absents du répertoire étudié, signe qu’il existe bien une sorte de « grammaire » des tounes croches, qu’elle fut consciente ou non chez ces musiciens.

Conclusion

En conclusion, je peux affirmer que les tounes croches n’étaient pas marginales à l’époque où ont été faits les enregistrements de musique traditionnelle québécoise disponibles dans le GV et que le niveau et les types de crochitudes variaient d’un musicien à l’autre. Mon analyse révèle que les tounes croches n’adoptent pas n’importe quelle forme et qu’elles semblent obéir à des règles syntaxiques précises et variées. Le développement que j’ai fait au cours de cette recherche d’une terminologie française propre à décrire les particularités des tounes croches devrait servir pour de futurs travaux sur la question. Mais plus que tout, ce regard analytique révèle la richesse et la diversité de l’expression musicale de nos pionniers, laquelle, encore aujourd’hui, constitue une source d’inspiration pour de nombreux musiciens traditionnels.

Bibliographie

Labbé, Gabriel. 1977. «  Les Pionniers du disque folklorique québécois ; 1920-1950. » Éditions de l’Aurore, Montréal. 216 pages.

Lederman, Anne. 1991. «  Old Indian and Metis Fiddling in Manitoba : Origins, Structure, and Questions of Syncretism. » Canadian Journal for Traditional Music, vol. 19. www.cjtm.icaap.org/contnt/19/v19art7.html

Ornstein, Lisa. 1985 « A Life of Music : History and Repertoire of Louis Boudreault, Traditional Fiddler from Chicoutimi, Quebec ». Mémoire de maîtrise, Université Laval, Québec. 301 pages.

Pappas, Nikos. 2007. « This is one of the most crooked tunes I ever did hear. But once you understand it, then it’s alright to play ; Crookedness in Oldtime American fiddle tunes repertories ». Communication présentée à la 39e conférence mondiale de l’ICTM à Vienne du 4 au 11 juillet 2007.

Remon, Liette et Guy Bouchard. 1996. « Airs tordus du Québec. » Trente sous zéro, Val-Bélair, Québec. 51 pages.

Remon, Liette et Guy Bouchard. 1997. «  Airs tordus du Québec, volume 2. » Trente sous zéro, Val-Bélair, Québec. 34 pages.

Smith, Christina. 2007. « Crooked as the Road to Branch : Asymetry in Newfoundland Dance Music. » Newfoundland and Labrador Studies, 22(1) : 1719-1726.

* Jean Duval est flûtiste et compositeur, actuellement doctorant en ethnomusicologie à l’Université de Montréal.

Notes

[2« Tounes », francisation bien québécoise du mot anglais tunes, est utilisé ici comme synonyme de pièce musicale

[3Dans une pièce carrée notée en 3/2 ou 3/4, comme un brandy ou une valse, le total serait de 12, 24 ou 48 temps

[4C’est ce que les théoriciens de la musique appellent la carrure. J’inclus toutefois d’autres notions dans le modèle carré présenté, ce qui explique pourquoi je n’utilise pas le terme carrure

[5Il existe différentes façons de définir les termes binaire et ternaire. Celle que j’utilise ici exige la division de la mesure en deux ou trois temps (ou pulsations) respectivement

[6Il est parfois difficile de décider où se situe exactement le temps ajouté ou retranché dans la phrase musicale. J’ai pratiquement toujours procédé par logique mélodique et harmonique

[7Même si la pulsation est bien marquée, la mesure l’est rarement dans le jeu des musiciens traditionnels. Néanmoins, le découpage mélodique et harmonique permet de déterminer si une partie doit être notée en mesure binaire ou ternaire



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