Le Répertoire du violonneux, de J.A. Boucher ; une nouvelle réédition à venir

Vol.22, no1, Hiver 2021

par DUVAL Jean

Couverture du « Répertoire du violoneux », publié dans les années 1930.

Un recueil de transcriptions de pièces de musique de danse variées intitulé Le Répertoire du Violonneux 1 a été assemblé par le violoniste autodidacte du Bas Saint-Laurent, Joseph Arthur Boucher dans les années 1920 et 1930. La date du copyright est 1933, mais la publication n’a toutefois été faite que plus tard, soit à la fin des années 1930.

Le Répertoire du Violonneux constitue la seule source connue de musique écrite nous donnant un aperçu du répertoire d’un violoneux québécois de la première moitié du XXe siècle. À ce titre, il s’agit d’un ouvrage important pour quiconque s’intéresse au répertoire traditionnel instrumental québécois et à son histoire. La publication était dans un petit format de 17 cm sur 24 cm (6 ¾ po. sur 9 ½ po.), et elle n’est plus disponible sinon qu’en photocopies dans les archives de folklore de l’Université Laval et à Bibliothèque et Archives Canada.

Dans l’intérêt de faire connaître à plus de gens cette perle de notre tradition, j’ai réalisé une première réédition du Répertoire en 2018, disponible gratuitement en format pdf sur le site web Le Violon de Jos. Je n’avais alors toutefois pas réussi à élucider le mystère qui entourait son auteur. Qui était ce fameux J.A. Boucher ? La planification d’une nouvelle édition de la réédition s’est imposée d’elle-même quand l’arrière-petite fille de J.A. Boucher, Émilie Dinel, m’a joint en août 2019. Celle-ci m’a permis d’aller rencontrer en novembre 2019, en compagnie d’Éric Favreau, le plus jeune fils de J.A., Marcel, alors âgé de 84 ans. Ce dernier nous a fourni amplement de matériel biographique sur son père et même des enregistrements où J.A. jouait des pièces de la collection. Il a donc été possible de produire des transcriptions véritablement « telles que jouées par J.A.2 » d’une dizaine de pièces de la collection en plus de celles de l’édition originale. C’est donc avec enthousiasme que je serai en mesure de publier prochainement une nouvelle réédition, sans les zones d’ombre de la précédente concernant J.A. et ses transcriptions. Je remercie les membres de la famille de J.A. Boucher qui m’ont permis d’en savoir plus sur lui et d’obtenir des photos : son fils Marcel, sa petite-fille Suzanne Landry et son arrière-petite-fille Émilie Dinel.

Biographie de J.A.Boucher

Joseph Arthur Boucher est né le 17 février 1895 à Val-Brillant (Sayabec) dans la vallée de la Matapédia au Bas Saint-Laurent. Il était le fils ainé d’Achille Boucher (1873-1940) et de Marie-Louise Jean (1870-1950), cultivateurs. Son père Achille était originaire de Saint-Mathieu-de-Rimouski et sa mère Marie-Louise, de Saint-Damase-de-Rimouski. Le couple a eu plusieurs autres enfants, mais, fait rare pour l’époque, cinq années séparaient Joseph Arthur de l’enfant suivant, Marie-Anne, née en 1900. Arthur-Joseph a donc certainement eu beaucoup d’attention de ses parents dans son jeune âge.

Ses parents ne jouaient pas de musique, mais il y avait des violoneux du côté de sa mère, chez les Jean. Selon les mémoires qu’il a écrits en 1967 à l’âge de 72 ans, il se souvient d’avoir entendu tout jeune un reel joué au violon alors qu’il passait avec ses parents devant une maison voisine par un soir de pleine lune, ce qui l’a marqué durablement car il s’est souvenu de ce reel toute sa vie.

Au recensement de 1901, son père était identifié comme journalier à Saint-Damase-de-Rimouski ; il travaillait dans un moulin à scie. Joseph-Arthur est allé à l’école primaire à Val-Brillant. Sa mère lui avait enseigné l’alphabet avant son entrée à l’école à l’âge de six ans. Ses débuts en musique se sont faits à l’harmonica, dont il jouait assez bien dès l’âge de huit ans. Au même âge, son père lui avait donné un violon ½ sur lequel il joua pendant quelques temps avec un accord qu’il avait inventé. C’est un oncle violoneux qui lui montra comment l’accorder correctement. À l’âge de dix ans, il avait rencontré tous les violoneux des environs pour apprendre leur répertoire et avait commencé à jouer des quadrilles et autres pièces de danses lors de noces ou de veillées.

En 1907, la famille Boucher est déménagée à Sayabec où il y avait du travail en construction. Grâce au curé de Sayabec qui avait fondé une école pour les adolescents, J.A. a pu aller à l’école de 12 à 15 ans, ce qui était très rare à l’époque. En 1910, ses parents ont déménagé à Mont-Joli. Au recensement de 1911, Joseph Arthur, âgé de 16 ans, habitait avec ses parents à Mont-Joli où son père était journalier. Il faisait toutefois déjà sa part pour la famille, car il travaillait à 50 cents par jour comme appariteur-machiniste (apprenti mécanicien) à la fonderie Norcast qui faisait du métal pour les chemins de fer et des réparations de machinerie. Il savait lire et écrire et parlait même anglais3. En août 1912, il commence à travailler pour le chemin de fer Intercolonial en tant que commis contrôleur des chars à la gare de Mont-Joli. Il allait en fait travailler pour les chemins de fer tout le reste de sa vie professionnelle, soit pendant plus de 40 ans.

En 1916, J.A. quitte le foyer familial pour loger dans une pension de Rimouski où habitaient d’autres jeunes gens jouant de la musique au violon et au piano. Grâce au travail d’équipe, ils ont tous appris à lire la musique en l’espace d’une année. La technique inusitée d’apprentissage de la lecture musicale qu’ils ont utilisée consistait à d’abord apprendre par cœur la pièce que la fille de la propriétaire de la pension jouait au piano, puis de la rejouer en suivant la partition : « Il suffisait de mémoriser les morceaux à mesure qu’elle en apprenait un, et on la suivait ».

Sa rencontre avec Fortunat Malouin, le violoneux de Québec, s’est faite à la même pension et à la même époque. Celui-ci y logeait quand ses déplacements de voyageur de commerce l’amenaient dans la région de Rimouski. J.A. explique dans ses mémoires que Malouin ne lisait pas la musique, mais connaissait très bien ses gammes, les dièses et les bémols, et les lui a montrés, ce qui a aidé J.A. à mieux lire la musique par la suite. Puis en lisant davantage sur le sujet de l’écriture musicale dans une revue, il a aussi appris à écrire les mélodies qu’il avait en mémoire. Enfin, ses expériences de musique et de chant à l’église sont venues compléter son bagage musical de départ avant que le travail et la vie de famille ne l’accaparent.

Mariage, famille et chemin de fer

Le 6 février 1917, J.A. s’est marié à Sayabec avec Alice Joubert, de cinq années sa cadette, fille de Tobie Joubert et Eugénie Ross, cultivateurs. Ils ont demeuré à Sayabec jusqu’en 1919, où ils eurent leurs deux premières filles, Imelda et Cécile. En 1918, J.A. était télégraphiste remplaçant à la gare de Sayabec.

Au recensement de 1921, J.A. et sa jeune épouse n’habitaient plus la Matapédia. On les retrouve plutôt à Lévis (Pintendre) pendant quelques années où J.A. est identifié comme télégraphiste. Ils ont eu là un autre fils, Louis, née en 1920. Leur fille Marie-Paule est née quant à elle à Saint-David en Montérégie en 1921. Un poste s’était sans doute libéré à Sayabec, car le prochain enfant du couple, Rita, a été baptisé à Sayabec en 1923.

De 1925 à 1938 le couple a eu plusieurs enfants presque tous nés à Sayabec, car J.A. avait réussi à obtenir un emploi stable comme télégraphiste au chemin de fer dans cette petite ville : Georges Henri (1924) ; Marie-Thérèse (née à Causapscal en 1926) ; Gilles (1927) ; Jeanne (née en 1929, mais décédée l’année suivante) ; Augustin (1930) ; Charles (1932) ; Jules (1933) et Marcel (1935). À la naissance de Marcel en 1935, J.A. était encore identifié comme télégraphiste.

Après ces années vécues surtout dans le Bas Saint-Laurent, J.A. et sa famille sont allés vivre où le travail l’appelait comme télégraphiste et chef de gare. J.A. affirme dans ses mémoires qu’ils ont déménagés 26 fois ! Voici les principaux lieux où ils ont habité : Saint-Eugène-de-Grantham au Centre-du-Québec de 1938 à 1945 ; Laurier Station de 1945 à 1947 ; Amqui de 1947 à 1956. En 1957, J.A. a pris sa retraite du chemin de fer pour aller vivre à Saint-Hyacinthe après 44 ans de service dans les différentes compagnies de chemins de fer : Intercolonial Canadien, Grand Tronc Rys et Canadien National. J.A. raconte en moult détails son expérience ferroviaire dans ses mémoires.

J.A. n’a plus joué pour faire danser après son mariage en 1917. La musique faisait toutefois partie de la vie familiale. Il a acheté un piano vers 1928 quand ils étaient à Sayabec. Imelda, l’ainée, a alors appris le piano chez les religieuses et l’a enseigné à ses jeunes frères et sœurs par la suite. J.A. a enseigné le violon à son fils Jules. Son fils Gilles l’accompagnait souvent au piano et a aussi touché à la lutherie, fabriquant un violon.

La famille Boucher comptait aussi d’autres musiciens. Si les parents de J.A ne jouaient pas, sa sœur Irène a appris le violon, qu’elle a par après enseigné à son mari François Saint-Pierre. Ce dernier a fabriqué plusieurs violons et la tradition musicale s’est poursuivie chez les Saint-Pierre, et se continue aujourd’hui dans tous genres de musique.

L’histoire du Répertoire

J.A. a réalisé deux versions de sa collection. Une première collection contenant 96 pièces était prête en 1927, pour laquelle il a demandé les droits d’auteur à Ottawa. Puis, il a décidé de l’augmenter de 18 pièces et a demandé à nouveau les droits d’auteur en 1933 pour cette collection améliorée, qui est celle qui a été publiée. Les sources du matériel étaient diverses : radio, voisins, gramophone, compositions aussi, sans doute.

Malheureusement, J.A. n’avait pas l’argent pour faire imprimer la collection dès 1933, en pleine crise économique. Il a fait préparer les plaques d’impression une à une, au fur et à mesure qu’il avait l’argent pour le faire, ce qui n’était pas évident avec une grande famille et un salaire d’employé du chemin de fer. À la fin des années 1930, toutes les plaques étaient enfin prêtes et il a pu faire imprimer 600 copies de la collection à une imprimerie d’Amqui. Son fils Marcel racontait qu’après leur déménagement à Saint-Eugène-de-Grantham, son père allait parfois à Montréal chez Ed. Archambault, le marchand de musique, pour amener des exemplaires de sa collection à vendre, et revenir parfois avec des partitions de musique classique qui l’intéressaient.

L’imprimerie d’Amqui a brûlé dans les années 1950 et les plaques du Répertoire n’étaient plus utilisables après l’incendie ; la collection n’a donc pas pu être publiée à nouveau.

Photo : J.A. Boucher et sa fille Imelda.

J.A. le violoniste classique

J.A. s’est intéressé à différents genres de musique au cours de sa vie : musique traditionnelle, chants religieux, musique classique et contemporaine, surtout celle pour le violon. Les enregistrements que nous avons de J.A. démontrent qu’il maitrisait bien des techniques de violon comme le vibrato, les différentes positions, etc.

Selon ses mémoires, il a appris au cours de sa vie une centaine de pièces de compositeurs tels que Kreisler, Beethoven, Mozart et Chopin. Son fils Marcel m’a montré des partitions manuscrites de J.A. qui donnent les premières mesures de plusieurs pièces diverses, comme s’il n’avait besoin que du début pour se rappeler la suite : une gavotte de Beethoven, une danse norvégienne de Grieg, le Csardas de Monti, un extrait des suites anglaises de Bach et du petit cahier d’Anna Magdalena Bach, un menuet de Mozart…et un reel sans nom qui n’est pas dans la collection !

Analyse du contenu de la collection

Le répertoire de 114 pièces présenté dans la collection est sans doute typique de celui d’un violoniste s’intéressant au folklore des décennies 1920 et 1930 au Québec. Voyons plus en détails les formes musicales et les tonalités des pièces que l’on y retrouve.

Les pièces dans les formes reel et reel simple (c’est-à-dire polka, galope, etc.) dominent nettement le contenu de la collection, ce qui est typique du répertoire traditionnel québécois encore de nos jours. Les clogs, une forme peu courante aujourd’hui, étaient très populaires à l’époque. C’est aussi le cas pour les marches. Si l’on compare les pourcentages de formes à ceux des enregistrements de l’époque 1920-1940 sur le Gramophone virtuel 4, on retrouve dans la collection de Boucher davantage de pièces dans la forme reel simple, tandis que les autres formes sont dans la proportion habituelle.

Dans l’ensemble, la répartition des pièces de la collection selon les tonalités est assez typique du répertoire québécois sur enregistrement commercial de l’époque. On retrouve tout de même un peu plus de pièces en fa majeur et en si bémol majeur, et moins de pièces en mode mineur et myxolydien que dans le répertoire commercial. On trouve aussi plusieurs morceaux qui exigent de pouvoir utiliser plus que la première position au violon, soit 19 sur les 114 que compte la collection. Enfin, on trouve beaucoup de pièces à trois sections.

Lien avec Fortunat Malouin

J.A. Boucher a connu Fortunat Malouin vers 1915 lorsque ce dernier faisait sa tournée de commerce à Mont-Joli, Rimouski et dans la région. J.A. relatait dans ses mémoires avoir passé du temps avec lui à plusieurs reprises. Il connaissait peut-être aussi les enregistrements de Malouin sur étiquette Columbia datant de 1928 car 9 des 10 pièces enregistrées par Malouin se retrouvent dans la collection, en général sous des titres différents cependant. En aucun cas le nom de Malouin n’est mentionné comme compositeur ou comme source pour ces pièces. Le fait que les transcriptions de Boucher diffèrent un peu et même parfois beaucoup des versions enregistrées par Malouin suggère cependant que J.A. les a apprises directement de Malouin avant que celui-ci ne les enregistre et qu’il les a mises à sa main.

La première pièce de la collection est l’une des plus fameuses de Malouin : Les Joyeuses Québécoises (Columbia 34144-F). Boucher propose des variations assez acrobatiques que ne faisait pas Malouin. En faisant référence à un « air canadien », Boucher indique peut-être que Malouin a utilisé un air qui est en fait traditionnel.

Le cas du no 29 (Le Vieux Champion) indique bien qu’il s’agit d’une pièce de Malouin, détenteur du titre de champion violoneux de Québec et sa région en 1926. En 1933, au moment où J.A. a terminé le montage du Répertoire du Violonneux, Malouin était rendu à l’âge de 63 ans, ce qui faisait évidemment de lui un « vieux champion ».

Pour la Ronde des voyageurs (no 35), le titre de Malouin est préservé, mais nous avons un peu le même cas que pour Les Joyeuses Québécoises en ce que Boucher propose des variations que Malouin ne faisait pas sur disque. Idem pour le Rêve du diable (no 114 dans cette nouvelle édition) que Malouin a aussi enregistré. Dans ce dernier cas cependant, la tradition voulait que tout bon violoneux s’applique à créer ses propres variations de cette pièce iconique du répertoire.

Au no 45, pour la valse L’Armandine, Boucher est fidèle au titre et à la mélodie enregistrée par Malouin et qu’il avait dédiée à sa fille Armandine. Au no 57, le Reel Rivière du Loup, Boucher utilise aussi le titre de la pièce que Malouin avait donné (La Rivière-du-Loup – reel) mais propose une version légèrement différente de celle de Malouin.

Enfin, il ne reste qu’une pièce parmi les dix enregistrées par Fortunat Malouin qui ne se retrouve pas dans la collection de Boucher : La Fortunat, une valse, plus ou moins intéressante, disons-le.

Comparaison des enregistrements de J.A. et de ses transcriptions

L’obtention d’enregistrements réalisés vers 1963 de J.A. jouant une dizaine de pièces de la collection a permis plusieurs constatations très intéressantes. Il est fort possible que les versions de J.A. de ces pièces aient évolué dans le temps, qu’il les jouait différemment à 68 ans qu’à 35 ans. Cependant, la comparaison des versions jouées avec celles qu’il a transcrite me permet de faire les constats suivants :

  • - La version enregistrée ne correspond jamais (à une exception près) à la version que J.A. avait transcrite dans le Répertoire ;

  • Les indications de silences à la fin des sections sont floues et doivent être interprétées avec prudence. J.A. avait tendance à écourter les finales. Plusieurs pièces pourraient donc être asymétriques même si elles ne le paraissent pas dans la collection ;

  • - Les indications de trilles dans la collection sont en fait simplement des mordants supérieurs à un seul battement et non pas des trilles dans le sens conventionnel du terme ;

  • - Le jeu de J.A. n’est pas aussi détaché (ou staccato) que pourrait laisser croire ses transcriptions. Il se peut aussi que son jeu se soit adouci en vieillissant ;

  • - Dans certains cas, les versions des pièces sont « devenues » plus simples.

En conclusion, le Répertoire du violonneux de J.A. Boucher est un ouvrage fascinant qui nous donne un regard unique sur la musique traditionnelle québécoise du début du XXe siècle. Tout autant que la richesse et la variété des pièces qu’il contient, l’existence de ce recueil de transcriptions permet d’affirmer que, du moins pour certains musiciens, la tradition ne dépendait pas seulement de l’oralité.


  1. Le mot « violonneux » était souvent orthographié avec deux n au Québec, jusque dans les années 1970.

  2. Cette expression apparaît sur la couverture de l’édition originale

  3. Selon son fils Marcel, il aurait appris l’anglais en autodidacte à 18 ans grâce à un livre « osé » !

  4. http://amicus.collectionscanada.gc.ca/gramophone-bin/Main/AdvSearch?coll=24&l=1&v=1