Douglastown : Les traditions musicales d’un village gaspésien

Vol. 14, no.2, Hiver 2013

par RISK Laura

Le violoneux Ernest Drody (collection Glenn Patterson)

En 2010, j’étais invitée à faire partie d’une soirée de violoneux dans le cadre d’un festival gaspésien, la Semaine irlandaise de Douglastown (« Douglastown Irish Week »). Il s’agit d’une célébration de l’héritage irlandais de ce beau petit village tout au bout de la péninsule gaspésienne. Nous y sommes descendus en famille : treize heures de Montréal sur la route « pittoresque » qui longe la Baie-des-Chaleurs (un trajet qui prendrait plutôt dix heures par la route au nord). Nous traversons Percé, je cherche Douglastown parmi tous les villages le long de la route 132... pas de problème, nous n’aurions jamais pu le manquer : les drapeaux irlandais étaient partout !

Nous arrivons au site du festival, directement au coeur du village et à côté de l’église catholique (« Saint-Patrick », bien sûr). La plupart des activités ont lieu au Centre communautaire Douglas ou dans la grande tente érigée sur le terrain voisin. Tout est à proximité, le Centre communautaire sert d’auberge de jeunesse à l’année et nous y restons pour la semaine. Organisé par un comité local et avec la participation de plusieurs bénévoles, le festival offre non seulement des spectacles le soir mais aussi des conférences sur l’histoire du village, des présentations de généalogie, et même des ateliers sur la construction d’un tambour irlandais (« bodhran »). Il y aussi des ateliers de violon et de flageolet (« penny whistle »), et une chorale du festival qui se réunit toute la fin de semaine.

Tout au long de la semaine, je suis émerveillée par la grande passion des gens de Douglastown pour la musique traditionnelle. Ils me parlent d’une forte culture locale de musique et danse, et ce, jusqu’aux années 80. Pour des raisons surtout économiques, la communauté anglophone de Douglastown s’est dispersée un peu partout en Amérique du Nord. Ils se sont servis de la musique pour garder contact entre eux, et plusieurs ont enregistré leurs fêtes de famille, leurs voisins, ou eux-mêmes, pour ensuite envoyer ces enregistrements à la famille éloignée.

Lors de l’édition 2010 du festival, j’ai également rencontré Glenn Patterson, un jeune violoneux originaire de l’Ontario qui avait lancé un blogue sur la musique d’Erskine Morris, grand violoneux de Douglastown, en collaboration avec le fils de ce dernier, Brian Morris. Sur ce site web on trouve une soixantaine d’enregistrements « maisons » d’Erskine, numérisés et traités par son fils. Même une écoute rapide de ces pièces révèle un répertoire singulier et un style de jeu avec des résonances acadiennes, irlandaises, des provinces maritimes, mais surtout gaspésiennes. Plus que n’importe quel autre violoneux du village, Erskine Morris a continué à jouer et à enregistrer le répertoire local en dépit du raz-de-marée musical de Don Messer [1].

Invitée à participer au projet ethnographique « Descendance irlandaise et musique traditionnelle », un projet qui cible la collecte d’histoires orales et enregistrements maisons à Douglastown et aux alentours, j’accepte sans hésitation. L’équipe comprend cinq membres : Luc Chaput, promoteur du projet et membre du comité organisateur du festival ; Linda Drody, peintre locale et personne ressource pour mener l’enquête orale ; Gearóid Ó hAllmhuráin, ethnomusicologue et directeur de la Chaire Johnson en Études canado-irlandaises au Québec à l’Université Concordia (Montréal) ; Glenn Patterson ; et moi-même. Cet article commence par un bref historique de Douglastown suivi d’un survol de la musique et de la danse traditionnelle locales. Dans le cadre de ce survol, je présente deux musiciens du village de qui j’ai beaucoup appris à propos des traditions musicales du village. L’article conclut avec plus de détails sur le projet « Descendance irlandaise et musique traditionnelle ».

Histoire de Douglastown

Les premiers colons blancs du canton de Douglastown étaient des Loyalistes provenant des Treize Colonies et des soldats britanniques démobilisés qui sont arrivés sur ces terres Mi’kmaq durant les années 1780. Les descendants de certaines de ces familles, telles que les Kennedy et les Morris, habitent toujours au village. Durant la première moitié du XIXe siècle, comme dans plusieurs régions au Québec, il y arrive des immigrants des îles britanniques, et aussi des Irlandais.

Au milieu du XIXe siècle, la moitié de la population gaspésienne est anglophone. Tandis que ce pourcentage diminue durant le siècle qui suit, le village de Douglastown reste majoritairement anglophone jusqu’aux années 1980. De nos jours, le village est devenu principalement francophone et, pour plusieurs, une banlieue-dortoir de la ville de Gaspé, située à une vingtaine de kilomètres plus à l’ouest. Pourtant, il demeure un point d’attache pour les familles des descendants de « l’ancienne Douglastown », ceux-ci prennent le temps de s’y réunir chaque été.

Au XIXe siècle, l’industrie de la pêche domine la Gaspésie. Au sud, à Paspébiac, se trouve le siège d’une grande compagnie d’exportation de morue séchée, la Charles Robin and Company. (Comme plusieurs autres qui s’impliquaient dans l’industrie de la pêche en Gaspésie aux XVIIIe et XIXe siècles, M. Robin était originaire de l’île de Jersey.) À la fin du siècle, l’industrie du bois prend également une place importante dans l’économie locale et ces deux industries dominent jusqu’à la fin du XXe siècle. À Douglastown, les villageois se rappellent toujours les vigneaux (« flakes ») sur la plage pour faire sécher la morue et le coupage de bois « quatre pieds » (« four-foot lumber ») pour l’usine de Chandler.

Pour ceux et celles qui veulent approfondir leurs connaissances sur le peuplement et l’histoire économique de Douglastown et aux alentours, il existe plusieurs ressources en ligne (voir la liste à la fin de cet article). Le « Douglastown Historical Review » se trouve au premier rang, avec une richesse d’articles historiques et généalogiques ainsi que des mémoires familiales et personnelles.

La musique et la danse à Douglastown

Comme plusieurs villages au Québec, Douglastown comptait un grand nombre de violoneux au début et au milieu du XXe siècle. (On peut supposer que c’était le cas au XIXe siècle aussi, mais il en n’existe aucune preuve.) Grâce à la collecte d’histoires orales qui a été faite par Luc Chaput et Linda Drody dans le cadre du projet « descendance irlandaise et musique traditionnelle », on a déjà les noms et les détails biographiques d’une trentaine de musiciens du village et des dizaines d’autres des villages voisins. Même si les anglophones et les francophones ont constitué des communautés distinctes dans la région, c’était souvent par la musique et la danse – et aussi le travail – qu’ils se sont mis en contact.

Les danses carrées étaient très populaires. À la scène ouverte du festival, il y a toujours un ou deux groupes qui se lèvent pour danser le « Dip and Dive » sans câlleur, mais il semble que cette danse serait plus récente et que plusieurs autres danses carrées étaient connues au village il y a quelques décennies.

Jusqu’aux années 50, il y avait des « picnic dances » : des danses d’été qui ont pris place sur des plateformes extérieures construites à cette fin. Après la guerre, les danses étaient plutôt tenues dans les salles communautaires des villages voisins tels que Haldimand, Sandy Beach, Wakeham, York et Belle-Anse (il n’y avait pas de salle de danse semblable à Douglastown.) [2] Ces salles étant identifiées aux religions protestantes ; les prêtres n’appréciaient pas que leurs fidèles fréquentent les salles protestantes, sous peine parfois de se voir refuser la communion. Les gens ont toujours dansé à la maison aussi. Là comme ailleurs, les « house parties » étaient souvent tenus dans les cuisines.

Une « picnic dance » des années 40 ou 50 (collection Brian et Norma McDonald)

Jusqu’aux années 90, les villageois organisaient, à chaque Noël et à chaque fête de la Saint-Patrick, un grand spectacle pour mettre en valeur tous les talents du village. Sur la scène : des « reels » joués au violon, au piano, à l’accordéon, et à la musique à bouche ; de la gigue ; des « chansons irlandaises » (voir cidessous) ; des pièces de théâtre ; des contes humoristiques et des blagues. Les spectacles se tenaient au Holy Name Hall, ancien cinéma paroissial construit en 1938.

Pour vous donner un aperçu plus détaillé de la vie musicale de Douglastown, je vous présente deux musiciens du village chez qui j’ai eu la chance, et le plaisir, de passer des beaux moments musicaux : Ernest Drody et Norma McDonald. Ces visites étaient presque toujours en compagnie de Glenn Patterson et parfois d’autres amis musiciens.

Ernest Drody serait le seul violoneux de sa génération qui demeure toujours au village. Né en 1930 au sein d’une famille très musicale, il a travaillé comme agent de conservation pour la province de Québec pendant trente-deux ans. Son père, Charlie, et son oncle, Joe, étaient de grands violoneux à leur époque (Erskine Morris a appris des deux, en particulier de Joe) et ses cousins Joseph, Anthony (violon) et Brigid (guitare) sont d’excellents musiciens aussi. Par contre, ces trois derniers ne restent pas à Douglastown durant la saison hivernale.

Nous arrivons chez Ernest. C’est une belle maison entourée par des champs de foin (il « fait les foins » encore lui-même). Un escabeau fixé à la maison de façon permanente lui donne l’accès au toit pour l’entretenir : rien de paresseux ici ! Dans la cuisine, plusieurs membres de sa famille qui sont en visite nous attendent. Ernest prend sa chaise, un véritable et massif trône en bois directement placé dessous son ancien fusil de chasse. Nous commençons à jouer : des pièces de Don Messer et Graham Townsend alternant avec des pièces locales apprises de son père. Son style de jeu possède une grande vigueur : le son est robuste et clair et les coups d’archet sont à la fois forts et précis. Entretemps, Ernest nous raconte des histoires à propos de la musique, la danse, la chasse et, aussi, ses escapades de jeunesse. Il parle des « picnic dances », pour lesquelles il a déjà joué, et aussi des « spotters », ces vendeurs illégaux d’alcool. Il raconte même une visite surprise de Don Messer et son groupe chez lui autour de 1939 ou 1940.

Enfant, Ernest a souvent été réveillé en pleine nuit par des groupes de jeunes qui faisaient le tour des violoneux du village en cherchant la musique pour danser. Son père ne refusait jamais de les accommoder. À l’âge de cinq ou six ans, Ernest et ses frères et soeurs connaissent déjà tout le répertoire de leur père.

Parmi nos coups de coeur musicaux chez Ernest : « The Cockawee », composition de la région qui imite le chant d’un oiseau marin [3] ; « Joe Drody’s Jig », pièce de danse très populaire ; « Ernest’s Tune », une marche qu’il appelle ainsi parce que personne d’autre ne la joue ; et « Eva’s Tune », un beau reel du répertoire de son père. Cette dernière pièce possède une douceur particulière et elle est la préférée de sa soeur Eva.

Il existe une autre visite musicale incontournable à Douglastown : une visite chez Norma McDonald. Nous arrivons à la jolie maison blanche et brune où elle et son mari, Brian McDonald, ont élevé sept enfants. Elle nous attend à la porte et l’accueil chaleureux commence avec une présentation de ce qu’on trouve sur la cuisinière et dans le four. Elle nous a préparé un repas traditionnel de morue séchée, de « grillades » (morceaux de porc salée), de patates pelées, des oignons grillés, le tout servi avec une salade et une tarte maison.

Quelle femme inspirante ! Norma a déjà travaillé comme conductrice de taxi, serveuse dans un resto de Gaspé, cuisinière pour les écoles primaires, et assistante à un marchand de bois. Par contre, sa grande passion demeure la musique. Durant son enfance, elle écoute la radio « old-time » et commence à apprendre la guitare vers l’âge de huit ou neuf ans grâce à l’instrument que sa mère a fait venir par la poste, du catalogue Eaton. Ses amies Brigid et Mary Ellen Drody (des filles de Joe Drody) jouent de la guitare aussi. Plus âgées que Norma, elles lui montrent quelques accords et elle apprend sa première chanson : un succès de Hank Snow [4]. Aujourd’hui, Norma joue de la guitare avec une force rythmique dérivée de décennies d’accompagnement des violoneux. Plus récemment, elle a commencé à apprendre le violon aussi, façon de s’exprimer sur l’instrument qu’elle dit aimer plus que tout.

Depuis sa jeunesse, Norma chante avec la chorale de l’église et aujourd’hui elle la dirige. Chez elle et ailleurs, elle chante plusieurs « old Irish songs » : des chansons dites « irlandaises » qui étaient populaire au XIXe siècle et au début du XXe siècle, souvent dans le cadre des spectacles « music hall » ou vaudeville, telles que « My Wild Irish Rose » et « When Irish Eyes are Smiling ». Elle chante aussi de chansons populaires plus récentes, telles que « Galway Bay » (popularisé par Bing Crosby dans les années 40). Dans son répertoire il y a aussi une composition locale datant des années 1930, « The Douglastown Song », écrite à l’époque par une soeur catholique du couvent de Douglastown. Même si Norma parle seulement quelques mots de français, elle apprécie particulièrement les enregistrements de La Bolduc et elle turlutte des reels avec une souplesse de voix semblable à celle de Mme Bolduc. Fait intéressant, il existe de courts enregistrements de turlutte chantée par la mère et la soeur d’Erskine Morris.

Le projet « Descendance irlandaise et musique traditionnelle »

Le but immédiat du projet est de créer un disque comportant une sélection de pièces tirées des enregistrements maisons du village. À long terme, nous envisageons la constitution d’archives sonores, soit numériques ou physiques, qui contiendraient des enregistrements de musique et de chant, des histoires orales, des photos, etc. Le disque lui-même inclura les musiciens vedettes du village et des alentours et comprendra quelques extraits d’entrevues ethnographiques réalisés par Luc Chaput et Linda Drody depuis 2010.

Glenn Patterson et moi-même avons pour tâche d’écouter environ soixante-dix heures de cassettes et bobines « maisons » pour en extraire le contenu jugé le plus approprié pour ce projet. Nous travaillons présentement avec un ingénieur de son spécialisé dans la numérisation des documents, afin d’en faciliter la conservation. De plus, nous classons tous les enregistrements numérisés – même ceux qui ne seraient pas retenus pour la production finale– en préparation d’un éventuel dépôt aux archives. Tout au long du processus, nous recevons des cassettes et des bobines additionnelles des gens qui ont entendu parler du projet et qui espèrent contribuer.

En écoutant ces cassettes et bobines, je suis transportée dans les maisons et les fêtes de Douglastown des années 50, 60, 70 et 80. On y entend toute la vie musicale du village : des violoneux et des chanteurs, bien sûr, mais aussi les voix des gens ainsi que plusieurs émissions de radio ou de télévision auxquelles les gens s’intéressaient (y compris des émissions de Don Messer et des épisodes du « Johnny Cash Show ») [5]. Chaque fois que je mets mes écouteurs pour classer un autre enregistrement, je me sens très privilégiée.

Merci à Marc Bolduc, Luc Chaput, Norma McDonald, Ernest Drody, et Glenn Patterson pour leur contribution à cet article.

Ressources en ligne

Semaine irlandaise de Douglastown : http://www.semaineirlandaise-irishweek.com/

Erskine Morris : Old-Time Fiddle Music from the Gaspé Coast (blogue de Glenn Patterson et Brian Morris) : http://gaspefiddle.blogspot.ca/

The Douglastown Historical Review, par Al White : http://www.gogaspe.com/douglastown/history1.html

« That Gaspé Sound : Exploring the Old-Time Fiddle Traditions of the Gaspé Coast », par Glenn Patterson : http://gaspesie.quebecheritageweb.com/article/gaspe-sound-exploring-old-timefiddle-traditions-gaspe-coast-part-1

« Two Centuries of Settlement of the Gaspé Coast by English Speaking People », par David J. McDougall : http://www.gogaspe.com/douglastown/twocenturies.html

History of the Parish of Douglastown : http://www.gogaspe.com/douglastown/parishhistory.html

Notes

[1Don Messer est violoneux et leader du célèbre ensemble « Don Messer and His Islanders ». Par ses disques et ses émissions de radio et de télévision, surtout « Don Messer’s Jubilee » (1959-1969, sur les ondes de CBC), il marqua énormément le répertoire des violoneux au Canada. Il est né le 9 mai 1909 à Tweedside (Nouveau-Brunswick) et décédé le 26 mars 1973 à Halifax (Nouvelle-Écosse).

[2Selon Luc Chaput, la salle municipale de Douglastown (la salle Trachy) a été agrandie en 1949 pour permettre la tenue de soirées musicales. Mais, compte tenu de sa petite superficie, elle n’a pas connu la popularité des autres salles.

[3Selon Luc Chaput, il est fort possible que cet air vient de l’autre côté de la baie de Gaspé (Grande Grève chez les Langlais) où la chasse au cockawee était une activité courante.

[4Hank Snow, de son vrai nom Clarence Eugene Snow, est un chanteur et guitariste de musique country canadien. Il est né le 9 mai 1914 à Brooklyn en Nouvelle-Écosse (Canada) et décédé le 20 décembre 1999 à Madison, dans le Tennessee (É-U).

[5Johnny Cash Show marqua énormément le milieu de la musique populaire, entre autres par ses 32 émissions télé, allant du 7 juin 1969 au 31mars 1971.



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