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L’héritage culturel d’Adélard Lambert (1867-1946)

Vo l . 17 B, N° 2, Été 2016

par Martineau, Danielle

Mise à jour avril 2020 : depuis la parution de cet article beaucoup de travail fut effectué pour mettre en valeur l’héritage de M. Adélard Lambert. Mme Danielle Martineau et le Centre Mnémo ont produit une exposition itinérante et un site web sur Adélard Lambert http://lambert.mnemo.qc.ca/ . Un autre projet sera terminé ce printemps 2020 : le dépôt, dans le Répertoire du patrimoine culturel du Québec, d’une trentaine de rondes et jeux d’enfants collectés par M. Lambert. Ces pièces sont toutes accompagnées d’un extrait sonore et de conseils pédagogiques de Danielle Martineau : http://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/rpcq/ et recherchez Adélard Lambert.

Mise en contexte

J’ai découvert l’existence d’Adélard Lambert pour la première fois il y a plus de trente ans. J’effectuais alors des recherches spécialisées sur les plus anciennes archives de danses et de rondes chantées connues au Québec. Le nom d’Adélard Lambert m’est apparu comme une source incontournable de références à ce sujet. En 1999, j’obtenais une bourse de recherche consacrée à la consultation systématique et à l’étude des 6 500 premières entrées manuscrites et sonores de chansons traditionnelles du Fonds Marius Barbeau aux archives du Musée canadien des civilisations à Gatineau. Deux fidèles collaborateurs de M. Barbeau s’y distinguaient : Édouard-Zotique Massicotte et Adélard Lambert. Grâce à une correspondance assidue de 24 ans, M. Lambert a contribué à la sauvegarde de la plus importante collection de faits de folklore majoritairement hérités de sa famille.

En 2013, une 2e bourse du Conseil des arts du Canada me permet d’étudier de manière plus approfondie l’ensemble de l’œuvre et du parcours d’Adélard Lambert. À la suite de l’adoption de la nouvelle Loi sur le patrimoine culturel par le gouvernement québécois, j’entrepris la mise en valeur de l’héritage culturel de M. Lambert sur son territoire de naissance, Saint-Cuthbert situé dans la MRC de D’Autray [1].

Ces travaux se sont étalés sur 2 ans et il est possible de consulter plusieurs des éditions publiées entre juin 2014 et décembre 2015 du « Ça m’Chicotte »2, journal citoyen de St-Cuthbert disponible sur internet. Ces éditions exposent la mise en œuvre de la première phase de ce travail.

La deuxième phase est en cours et consiste à faire rayonner l’œuvre d’Adélard Lambert auprès des citoyens de la Ville de Drummondville. M. Lambert a habité Drummondville pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie et sa descendance y est toujours présente. De plus, 2017 marque le 150e anniversaire de naissance de M. Lambert. C’est une occasion privilégiée de reconnaître officiellement la grande valeur patrimoniale de son héritage culturel.

Le parcours d’Adélard Lambert

Quittant Saint-Cuthbert à l’âge de deux ans (en 1869 donc) et vivant de nombreux déplacements avec toute sa famille, le jeune Adélard subit les vicissitudes des premiers émigrés en Nouvelle-Angleterre ainsi que leur instabilité. Très jeune, il se retrouve dans un milieu étranger et hostile où son seul réconfort se trouve au sein de sa famille.

Voici ce que note son biographe, Adolphe Robert : « À l’âge de cinq ans, trois jeunes vauriens irlandais se saisissent de lui et le lancent par-dessus le garde-corps d’un pont, en bas d’un remblai de chemin de fer. Son
front heurte un rail, le sang coule et il perd connaissance. À six ans, il revient de l’école de M. Daragon à Woonsocket, et il est de nouveau attaqué et roué de coups par d’autres gamins du voisinage. De ces batailles d’enfants, M. Lambert gardera un souvenir toute sa vie. » [2] Afin d’éviter les trop fréquentes batailles, Léocadie la mère d’Adélard, garde ses enfants autour d’elle le soir. C’est ainsi que les veillées familiales se succèdent, avec les chansons, contes, rondes et jeux qu’elle propage avec chaleur et générosité.

Ce patrimoine culturel devint le refuge du jeune Adélard. Dès l’âge de onze ans, il s’intéresse particulièrement aux livres en français et débute sa collection peu d’années après, passionné par tout ce qu’il peut dénicher concernant sa culture et son identité. Il accumule ses livres patiemment en les troquant quelquefois aux nouveaux Franco-Américains qu’il rencontre. Il travaillait alors comme agent et colporteur de thé pour une compagnie de Manchester. En 1919, son impressionnante collection contient 4000 livres et ouvrages traitant du fait français en Amérique et elle constitue maintenant la base du centre de documentation de la bibliothèque des Franco-Américains au Saint-Anselm College de Manchester, N.H. En vendant son imposante collection de livres il demande qu’elle soit préservée, enrichie et toujours disponible aux Franco-Américains. Parallèlement, il cherche à publier le répertoire des chansons, rondes, jeux et contes qui l’ont tant marqué pendant sa jeunesse. Il commence sa nouvelle carrière de folkloriste, réussissant à faire publier 16 chansons de son héritage dans la revue musicale « Le Passe-Temps » (Montréal) entre décembre 1917 et mars 1919. Le rédacteur du « Passe-Temps », Auguste Charbonnier, le dirige vers Édouard-Zotique Massicotte, archiviste au Palais de justice de Montréal. Celui-ci avait déjà commencé une collection de folklore et était devenu un collaborateur de Marius Barbeau.

C’est ainsi qu’une collaboration de 24 ans se développe entre messieurs Lambert et Barbeau. Adélard Lambert reçoit de Marius Barbeau un phonographe Edison pour les documents sonores et le papier pour y rédiger les documents manuscrits. Chaque élément transmis doit être accompagné de la date d’enregistrement, de l’année de son apprentissage, du nom de la personne de qui il a appris l’information, de son année et de son lieu de naissance. Muni de cette méthode simple que lui a proposé Barbeau, nous constatons l’ancienneté confirmée de plusieurs éléments de la collection puisque sa principale source d’information était sa mère, Léocadie Rinfret dit Malouin, née en 1823 à Maskinongé.

Sa plus grande motivation était que ces trésors de la tradition soient publiés. Il aura transmis par une correspondance assidue tous ses souvenirs d’enfant en harcelant sans arrêt Marius Barbeau pour que ces connaissances deviennent des livres. Celui-ci réussit à publier dans plusieurs livres et ouvrages de nombreux éléments provenant de la Collection Lambert, mais à l’extérieur du Québec (Ontario et États-Unis) puisque Barbeau avait déjà eu des problèmes avec la censure religieuse alors en vigueur au Québec. Plusieurs danses et jeux d’enfants seront aussi publiés sous le titre « Jeux du père Adélard » dans Le Droit d’Ottawa, La Presse et La Patrie de Montréal.

Il a été élu conseiller de la branche québécoise de l’« American Folklore Society ». À ce titre voici ce que note Adolphe Robert, son biographe : « Il avait été invité un jour à faire partie de la société du American Folklore, branche de Québec. Devant l’hésitation de M. Lambert à s’adjoindre à de tels collaborateurs, M. Massicotte lui avait rétorqué : « Vous avez vécu dans un milieu duquel vous avez su recueillir beaucoup de notre folklore, tandis que nous, par notre retenue au collège, nous ne pouvions en retenir autant sur les dires et les coutumes de nos vieux Canadiens. C’est en unissant nos volontés que nous parviendrons à tirer de l’oubli et construire un véritable folklore canadien-français du temps passé. » [3]

Adélard Lambert a également publié 6 livres dont « Le Journal d’un bibliophile », [4] qui raconte comment il a constitué sa collection de livres et dans quelles circonstances cette collection est devenue la première bibliothèque francophone aux États-Unis.

La collection de traditions orales d’Adélard Lambert

Adélard Lambert aura transmis un nombre impressionnant d’éléments de la tradition orale : chansons, rondes chantées, jeux, comptines et contes et autres faits de folklore. En date d’aujourd’hui on compte 450 chansons et rondes chantées, 120 jeux, 81 contes populaires et 130 devinettes. Il faut noter que certaines entrées ont une double numérotation et que certains des éléments sont répartis dans différents fonds. Étant donné l’absence de traitement et de classification de l’ensemble de la collection, le nombre des données exactes reste un travail à faire. En effet, à la lecture de son abondante correspondance avec Marius Barbeau et de la thèse d’Armand Capistran, [5] il reste encore à consulter différents endroits qui hébergent ou peuvent héberger d’autres données provenant du travail de transmission de M. Lambert. Citons les archives de la Ville de Montréal, dans le fonds Édouard-Zotique Massicotte (répertoires et correspondance), la bibliothèque de l’Association Franco-Américaine à Manchester, N.H., et d’autres extraits dans différentes éditions de journaux de Drummondville entre autres.

Sa collection manuscrite et sonore est la première provenant d’une famille francophone d’Amérique du Nord. Par son ancienneté elle nous expose des pratiques qui couvrent les domaines de l’enfance, autant que tous les divertissements des adultes de cette époque. Les répertoires de chansons et de contes illustrent la grande variété et le nombre de ce type de savoirs qu’une seule famille pouvait détenir. La collection de jeux est impressionnante par son nombre et révèle également la pratique de plusieurs jeux et rondes chantés ou accompagnés de comptines. Il nous démontre qu’une famille modeste pouvait se divertir avec peu ou pas d’objets, puisque les magasins vendant des jouets étaient rares à cette époque.

Certaines notes contenues dans la correspondance nous informent que la chanson a souvent été dansée : « On sait, qu’à venir à quelques années, il n’était nullement fait mention ici au Canada parmi nos jeunes gens, de jeux de « balle au champ » de « hokey », de « tenis »... etc. Alors, toute l’attention de nos jeunes était concentrée sur les jeux et danses rondes qui s’en vont vers l’oubli aujourd’hui. Même quelques-uns des vieux m’ont laissé entendre et assuré qu’un nombre considérable de nos chansons populaires telles que : En roulant ma boule ou Marianne s’en va-t-au moulin… etc. étaient des danses rondes très en vogue dans les premiers temps de la colonie. Et ce serait une des raisons pour laquelle ces vieux chants populaires se seraient mieux que bien d’autres conservés jusqu’à nous. » [6]

Les différents éléments de la Collection Lambert sont disponibles pour consultation aux endroits suivants : Archives de folklore de l’Université Laval, archives du Musée canadien de l’histoire dans le Fonds Marius Barbeau à Gatineau, Archives de la Ville de Montréal dans le Fonds Massicotte, à la MRC de D’Autray à Berthierville sous le nom Collection Adélard Lambert, au Saint Anselm College de Manchester sous le nom de Collection Lambert. Comme M. Lambert faisait tout ce travail en vue que ces informations soient publiées, la correspondance entre Marius Barbeau et Adélard Lambert nous révèle que M. Barbeau a toujours retourné les duplicata des informations envoyées ainsi que des copies des publications où figurent des données provenant de M. Lambert.

Je lis et je relis depuis maintenant quatre ans cette impressionnante documentation et je continue d’être éblouie de tout ce qu’elle contient ; j’y fais encore des apprentissages et des découvertes. De par sa provenance et son éducation modeste, Adélard Lambert est un modèle unique de détermination et de fierté pour tous ceux et celles qui croient en la beauté de leur langue et de leur culture. Il mérite la reconnaissance de tous les francophones d’Amérique, en particulier de tous ceux qui s’intéressent aux collections de patrimoine vivant québécois et franco-américain. Muni d’une intuition hors du commun à cette époque, il a réussi, en s’appliquant généreusement pendant plusieurs années, à transmettre un trésor personnel et familial de traditions orales qui sans lui, serait irrémédiablement perdu.

Son œuvre sera perpétuée par plusieurs folkloristes du Canada. M. Lacoursière dans une conférence prononcée en 1947, faisait de lui un très bel éloge : « Que de trésors il nous a sauvés de la ruine et de l’oubli. Quel respect et quelle reconnaissance mérite cet homme du peuple, dépositaire d’une tradition familiale et pieux rassembleur du patrimoine collectif. Sans lui, nous connaîtrions peu de ces traditions apportées du Canada en Nouvelle-Angleterre. Davantage par son geste que par ses écrits, il symbolise le gardien fidèle du pur patrimoine commun. » [7]

Références bibliographiques :

 BARBEAU, Marius, Romancero du Canada, Montréal, Beauchemin, 1937, 254 p.
 CAPISTRAN, Armand, Thèse : Biobibliographie d’Adélard Lambert, collectionneur et folkloriste, supervisée par M. Luc Lacourcière, Université Laval, 1951, 110 p.
 CORRESPONDANCE, 118 lettres manuscrites adressées à Marius Barbeau entre le 25 avril 1920 et le 14 juillet 1944. Disponible aux Archives de folklore de l’Université Laval.
 DOYON-FERLAND, Madeleine, Jeux, rythmes et divertissements traditionnels, Textes colligés par Andrée Paradis, Leméac, 1980, 191 p.
 LACOURCIÈRE, Luc, Comptines canadiennes, dans les Archives de folklore. Montréal, Fides, 1948.
 LAMBERT, Adélard, Rencontres et entretiens, Montréal, imprimé au Devoir 1918, 152 p.
LAMBERT, Adélard, Journal d’un bibliophile, Drummondville, La Parole Ltée, 1927, 142 p.
 LANCTÔT, Gustave, Contes populaires canadiens, The Journal of American Folklore, Vol. 36, No 141, 1923, 68 p.
 PICHETTE, Jean-Pierre, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Montréal, Fides, vol. II (1900-1939), 1980, p. 28.
 ROBERT, Adolphe, Mémorial des Actes de l’Association Canado-Américaine. Manchester, L’Avenir-National, 1946.
 ROBERT, Adolphe, Un lettré illettré, 11 p. Consulté dans la thèse Biobibliographie d’Adélard Lambert, collectionneur et folkloriste, par Armand Capistran.

Notes

[1Grande région de Berthierville.

[2ROBERT, Adolphe, Un lettré illettré, p. 2 Consulté dans la thèse Biobibliographie d’Adélard Lambert, collectionneur et folkloriste, par Armand Capistran.

[3ROBERT, Adolphe, Un lettré illettré, p. 11.

[4LAMBERT, Adélard, Journal d’un bibliophile, Drummondville, La Parole Ltée, 1927, 142 p.

[5Un lettré illettré, par Adolphe Robert.

[6CORRESPONDANCE, 118 lettres manuscrites adressées à Marius Barbeau entre le 25 avril 1920 et le 14 juillet 1944.

[7ROBERT, Adolphe, Mémorial des Actes de l’Association Canado-Américaine. Manchester, L’Avenir-National, 1947.



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