La gigue québécoise dans la marge de celle des Îles britanniques

Vol. 12, no. 1, Hiver 2009

par CHARTRAND Pierre

NDLR : cet article est le compte rendu d’une conférence donnée par l’auteur lors d’un colloque tenu à l’Université Sainte-Anne (Nouvelle-Écosse) du 15 au 18 août 2007, intitulé La Résistance des marges. Quelques corrections dans la forme ont été apportées.

Deux gigueurs de Lorette, près de Québec.
Extrait de « Le Rossignol y chante » (M. Barbeau), p.82 (M.n., J 299)

Par gigue nous entendons une danse de pas solo, ou encore des pas faisant partie intégrante d’une danse dite de figures (contredanse, set, reel à 4, etc.). L’appellation elle-même peut porter à confusion vu la connotation moderne du mot (pièce musicale de mesure ternaire). Pour plus de détails sur l’emploi du mot gigue au cours des derniers siècles, consulter Le quiproquo de la gigue, par Chartrand, Pierre.

Dans quelle marge notre gigue se situerait-elle donc ? Sommes-nous les conservateurs d’une ancienne pratique irlandaise ou écossaise ? Dublin ou Édimbourg sont-ils le centre dont nous serions la périphérie ?

Origine et implantation

D’où nous vient la gigue ? Certainement pas de nos ancêtres français. Il n’existe rien de comparable dans aucune région de France, ni d’ailleurs sur le continent. La similitude avec la tradition des Îles britanniques est par ailleurs évidente [1]. Mais encore... Notre gigue serait-elle plutôt irlandaise qu’écossaise, ou plus écossaise qu’anglaise ? Avant d’aborder la question de la provenance de la gigue, voyons tout d’abord le moment de son arrivée chez nous.

À ma connaissance, les plus vieilles mentions de gigue au Québec datent du deuxième quart du XIXe siècle [2]. Il en est de même des danses qui lui sont le plus souvent associées (Reel à 4, Brandy, etc.). C’est suite aux grandes vagues d’immigration en provenance des Îles britanniques (2e quart du XIXe), qu’on verra lentement apparaître des mentions de telles danses. En fait, c’est surtout à la fin XIXe - début XXe qu’on trouvera des mentions claires de gigue (en tant que danse de pas) associées au milieu populaire.

Que la gigue soit d’origine britannique (des Îles britanniques en général) est généralement admis. Reste que le moment de son adoption dans la culture populaire canadienne française de l’époque est assez flou. Le cas de la gigue saguenéenne (principalement celle de la région de La Baie, fusionnée à Chicoutimi, puis à la Ville de Saguenay) est particulièrement intéressant à cet égard puisqu’il s’agit là d’une population très homogène. Ainsi, de1864 à 1961, la population de la région sera approximativement à 95% catholique, d’origine française, et née au Québec.

Cette homogénéité démographique, et un relatif isolement géographique, nous suggère qu’il y aurait eu peu d’influences culturelles exogènes parmi cette population et que leurs pratiques culturelles découleraient ainsi directement de celles de Charlevoix, surtout à La Baie (dont la population est principalement issue de Charlevoix).

Immigration britannique

C’est surtout à la fin des guerres napoléoniennes, en 1815, que l’immigration britannique en Amérique du Nord prendra son essor. Cette période de conflits aura retardé, pour mieux le faire grossir, le flot d’immigrants en provenance de l’Irlande. Les deux temps forts de cette immigration correspondent au choléra de 1832 et à la Grande Famine de 1847. Sur les quelque 60,000 émigrants britanniques, plus de la moitié sont irlandais. Puisque le principal port d’arrivée de ces immigrants est Québec, c’est dans le district de la capitale qu’on trouvera le plus grand nombre d’immigrants. La majorité de ces immigrants sont irlandais, ceux-là mêmes qui se trouvent être les plus démunis à leur arrivée. On estime que les 19/20 d’entre eux n’avaient pour bagage que leurs vêtements et un peu de literie.

Un tel dénuement poussera l’évêque de Québec, Monseigneur Plessis, à inciter ses ouailles à héberger des Irlandais afin de les aider à passer l’hiver : « N’y aurait-il pas moyen de placer dans toute votre paroisse une seule famille d’Irlandais ? Ces pauvres gens périssent de froid et misère dans les rues. Ils ne peuvent trouver à manger en ville que l’argent à la main et l’argent leur manque. En campagne, on pourrait subvenir à leurs besoins par d’autres moyens. Il y a plus de charité dans vos paroisses que parmi nos citoyens, et réellement plus de ressources. Plusieurs particuliers aisés pourraient se réunir, et nourrir et vêtir cette famille d’ici au printemps, dans la maison de celui qui la logerait. Il s’agit de catholiques, nos frères, étrangers dans ce pays où ils sont amenés sous des rapports trop avantageux. Il en restera encore assez ici pour affamer la ville, quand même chaque paroisse du district se chargerait d’une famille. »

À la même époque, l’archevêque catholique de Québec écrivait à tous les archevêques et évêques d’Irlande « de tout faire pour empêcher leurs diocésains d’émigrer en telle quantité au Canada ».

Ainsi, sur les 89,562 personnes arrivées au port de Québec en 1847, 54,310 sont en provenance d’Irlande.

La présence des Irlandais à Québec nous intéresse particulièrement puisque cette ville constitue le centre urbain le plus rapproché de la région de Charlevoix, d’où proviennent les habitants de La Baie.

En 1830, la ville de Québec comptait déjà près de 7,000 irlandais sur une population totale de 26,000 ; en 1851, 9,000 ; en 1861, 13,358. Ainsi 23% de la capitale est irlandaise, 16% est anglaise ou écossaise, et 61% canadienne-française. William Parker Greenough, un Américain de Nouvelle-Angleterre établi dans Portneuf, écrira à ce sujet [3] : « For there the French consider themselves the only true Canadians, all others being, as it were, foreigners, and in a sense, intruders. When not classed in a mass as Irish, from the most numerous of the foreign nationalities, they are mentioned as either Irish, Scotch, English or otherwise, but not as Canadians. On the cars of a few days ago a man gave the population of his parish as so many “Irlandais” and so many Canadians, meaning by “Irlandais” all those not French ».

Mais le profil de la population de Québec changera rapidement à la fin du siècle pour deux raisons ; le déclin du commerce du bois et la fermeture du chantier naval. Les Anglais et les Écossais se déplaceront souvent vers Montréal, tandis que les Irlandais iront souvent vers les États-Unis. Québec prendra alors son visage fortement francophone que l’on connaît aujourd’hui.

Origine irlandaise de la gigue ?

En acceptant que la gigue nous vienne des Îles britanniques, puis en observant la vigueur de cette tradition au Saguenay, on se demande de quand pourrait bien dater cet emprunt culturel. Il serait étonnant que la faible présence des Britanniques dans la région saguenéenne (environ 5%) ait pu influencer à ce point la culture populaire des francophones. Aussi tout nous porte à croire que l’emprunt se serait produit avant l’émigration des gens de Charlevoix en direction du Saguenay. Donc entre 1815 et 1860-70, époque où la présence des Irlandais se fait vraiment sentir. Le transfert culturel se serait donc effectué sur une période relativement courte (environ 2 générations).

Si la période de l’emprunt semble se préciser, la question du lieu n’est pas pour cela réglée. La région de Charlevoix d’où proviennent les colons est presqu’aussi francophone que ne l’est le Saguenay. Tout porte à croire que c’est d’abord par la ville de Québec qu’on subit l’influence irlandaise… mais selon quelles modalités ? Soit qu’il y ait eu beaucoup d’Irlandais hébergés ou de passage dans Charlevoix, et donc non recensés, soit que les fréquents déplacements des francophones de Charlevoix vers Québec les aient mis en contact avec la culture irlandaise, ou encore que certains emplois saisonniers aient favorisé les échanges culturels entre les deux populations. En fait chacun de ces canaux de transmission a pu prendre part d’une façon plus ou moins grande à ce transfert culturel...

Le « pas de reel - rant step »
2 premières versions
Le « pas de reel - rant step »
2 autres versions

Reste une question non résolue : notre gigue ressemble parfois autant à celle des Lowlands (Écosse), qu’à celle de l’Irlande, ou même parfois, mais rarement, au clogging anglais (valseclog).

Aussi, bien que la grande majorité des immigrants en provenance des Îles britanniques soit irlandaise, rien n’indique clairement que notre tradition giguée soit particulièrement irlandaise dans sa forme. Les échanges entre l’Irlande et l’Écosse étaient fréquents dès le XVIIIe (travailleurs irlandais dans le sud de l’Écosse, maîtres à danser communs aux deux pays…). Est-ce qu’il y aurait eu partage et échanges culturels entre l’Irlande et l’Écosse avant l’émigration en terre d’Amérique ? Nous serions porté à le croire. Mais voyons les faits de ce côté-ci de l’Atlantique.

Analyse du répertoire

Dans mon mémoire de maîtrise rédigé en 1991 (maîtrise à La Sorbonne, sous la direction de M. Jean-Michel Guilcher) je suggérais une origine irlandaise (sinon irlando-écossaise) à notre gigue. Diverses pistes m’avaient mené vers l’Irlande (principalement celle de l’immigration), même si j’observais des similitudes avec le répertoire de l’Écosse ou de l’Angleterre. Aussi devenait-il essentiel de comparer les pas propres à chaque pays afin de confirmer, ou d’infirmer, cette thèse de l’origine irlandaise.

Bien que la gigue québécoise ainsi que celle de l’Est du Canada aient de multiples formes, certains pas sont partagés par toutes ces régions. C’est vers ceux-ci que nous nous sommes tourné. Nous avons donc procédé à l’analyse du pas sans doute le plus répandu et pratiqué tant au Québec que dans les Maritimes ou même dans l’Ouest canadien (principalement chez les Métis). Pour des raisons de commodité nous l’appellerons le « pas de reel » (tiré de reel step ). Ce pas se décline sous plusieurs versions, toujours selon la même formule d’appui, dans toutes les régions étudiées, tant chez les francophones que chez les anglophones. Le dit pas s’exécute autant en solo, dans ses versions plus élaborées, que dans des danses de figures. Il est, à première vue, et à notre connaissance, le seul pas qui ait une telle constance entre les régions, une telle aire de distribution, ainsi qu’une forte présence tant dans les danses solo que dans les danses de figures.

Les sources étudiées

Les sources étudiées
A1 : « step for men », noté par Joan Flett, de pas recueillis par Tom Flett et sa fille Lindsay. Région de Dorset, pour le Four Hand Reel. (transcription d’une description littéraire)
A2 : « Reel step » noté par Cecil Sharp, publié en 1919, comme faisant partie d’un Morris reel (danse Morris) (transcription d’une description littéraire).
A3 : « Toe & heel step », noté par Joan Flett de pas recueillis par Tom Flett et sa fille Lindsay. Région de Dorset, pour le Four Hand Reel. (transcription d’une description littéraire)

Nous avons donc étudié plusieurs collectes présentant le « ‑pas de reel‑ », dont on peut observer 4 versions (notées plus haut en écriture Laban). Les collectes de Roy Gibbons [4] chez les Métis de l’Ouest nous montrent des danses (Breakdown) entièrement exécutées avec la version 1 du pas de reel [5]. Même le swing se fait avec ce pas ! On n’y voit guère de versions plus élaborées, surtout pas la 4e. Le pas est donc presque essentiellement exécuté au sein de danses de figures.

Au Québec, on observe toute la gamme des variations. Certaines danses collectées par Normand Legault [6] dans le Bas-Saint-François (Durham-Sud) sont entièrement exécutées avec l’une ou l’autre des versions du pas de reel, principalement les 2 premières puisqu’il s’agit essentiellement de danses de figures (sets carrés). En effet, comme les versions 1 et 2 sont plus simples, elles s’intègrent mieux dans les danses de figures.

En Beauce et dans Lotbinière (par exemple la collecte M. Jutras chez M. Marcoux [7] on trouve surtout les versions les plus sophistiquées du pas (surtout la 4e) puisqu’il s’agit de danses solo et non de danses de figures.

Notons également qu’on observe souvent une inversion du pas : les mouvements associés au premier temps sont déplacés vers le second temps, et vice-versa.

Les pas collectés au Cap-Breton (Leblanc-Sadowsky [8]) nous présentent toute la gamme des variations avec ou sans inversion des 2 temps du pas.

L’exemple de Terre-Neuve [9] (French Coast) nous donne encore une nouvelle variante (sans inversion de côté).

Recherche d’antécédents britanniques

La recherche d’antécédents dans les Îles britanniques nous a mené au très populaire « Rant step » (parfois appelé « reel step ») anglais. Pour le moment nous n’avons rien trouvé d’équivalent en Écosse ou en Irlande. [10]. Ce pas est très présent dans le nord-est de l’Angleterre, mais se retrouve aussi dans d’autres régions anglaises :dans le Dorset par exemple (sud-ouest de l’Angleterre) où il fait partie intégrante du Four Hand reel (reel à quatre). Il est également très présent dans la danse Morris anglaise du Lancashire et du Cheshire (nord-ouest de l’Angleterre).

Les quelques transcriptions du « pas de reel » que nous avons trouvées sont toutes d’origine anglaise (et non écossaise ou irlandaise). La plus ancienne collecte que nous avons de ce pas date de 1914, par Cecil Sharp auprès de William Kimber, le 4 juillet 1914. Une autre version fut collectée par Tom Flett et sa fille Joan, utilisée dans le « four Hand reel » (reel à quatre). Finalement C. Sharp l’a recueilli à nouveau en 1919.

Origine probable

Jeunes danseurs de clog du nord de l’Angleterre.

Tout semble donc suggérer une origine anglaise au pas de reel si répandu tant au Québec qu’ailleurs au Canada. L’association très fréquente de ce pas avec le Four hand reel (reel à quatre) est par ailleurs significative puisque nos Reels à 4 comportent toujours des parties giguées. Rappelons que les pas de gigue utilisés au sein de danses de figures sont particulièrement significatifs, et représentatifs, puisque partagés par une large portion de la population, à l’inverse des danses solo, qui restent l’apanage de quelques virtuoses, cherchant bien sûr à se démarquer.

Conclusion

Les données démographiques de l’immigration en provenance des Îles britanniques suggéraient fortement une influence principalement irlandaise sur notre gigue, vu la prédominance des populations irlandaises sur les écossaises ou les anglaises. L’étude du cas du « pas de reel », un des plus pratiqués dans l’Est du Canada, propose plutôt une origine anglaise. D’autres pas de notre tradition s’assimilent certainement plus au « sean nos » irlandais ou à la gigue des Lowlands qu’à la tradition anglaise, mais pour le moment l’étude du « pas de reel » nous dirige uniquement vers l’Angleterre. Comme quoi l’histoire et l’ethnologie de la danse ont encore bien des pistes à ouvrir, surtout en ce qui concerne la danse de pas.

Une explication possible, parmi tant d’autres, serait que ce « pas de reel » aurait été commun à l’ensemble des Îles britanniques avant les vagues d’immigration en Amérique du Nord, que nous l’aurions conservé et développé ici, tandis que l’Irlande et l’Écosse l’auraient oublié, et l’Angleterre préservé dans sa forme la plus simple. Mais avouons qu’il y a bien peu de faits pour étayer une telle hypothèse.

Pour le moment nous devons donc nous en tenir à une origine vaguement britannique de notre gigue et non pas particulièrement irlandaise comme on l’affirme souvent. Mais encore faudrait-il être en moyen de discerner les trois types de traditions au début du XIXe (l’irlandaise, l’écossaise et l’anglaise).

On observe par ailleurs que depuis les années ‘70 , l’inversion du premier temps avec le second est devenu la norme, surtout au Québec. Cette inversion n’aurait pas été possible sans le développement de la gigue solo ou de compétition puisque l’ancienne version, qui a les mêmes appuis que le pas de polka, s’adaptait particulièrement bien aux déplacements de la danse de figures. On peut donc dire que notre tradition de gigue a d’une part retenu des éléments anciens et d’autre part développé de nouvelles variations inexistantes dans le Vieux Continent. En effet la version 4, la plus développée, et très fréquente dans l’Est du Canada, n’est pas attestée en Angleterre. En ce sens, nous ne serions pas une marge conservatrice d’éléments disparus au centre, mais plutôt une marge porteuse d’évolution de répertoires anciens.

Notes

[1L’auteur a même passé pour irlandais à quelques reprises, lors de représentations dans la Verte Érin

[2On trouve un texte dans la Gazette de Québec de 1829 annonçant des :« danses espagnoles, menuet de la cour, gavotte d’Angoulème, reels écossais et irlandais, gigue écossaise et irlandaise, The new galliopard ». Il est par ailleurs difficile de se faire une idée précise de ces « gigues écossaise et irlandaise »

[3Il publie ses Mémoires en 1897

[4Vidéo disponible au Musée canadien des civilisations

[5Voir les quatre notations du Pas de reel, qui sont placées en ordre de complexité, de la plus simple à la plus élaborée (de gauche à droite)

[6Vidéo disponible au Centre Mnémo

[7Vidéo disponible aux Archives de folklore de l’Université Laval

[8Vidéo disponible au Musée canadien des civilisations

[9Observé dans le documentaire « Le dernier boutte » (Le son des français d’Amérique, réalisation :
André Gladu et Michel Brault, coul.,1974-1978, 16mm, 30 min.), Péninsule de Port au Port, Terre-Neuve, 16mm, 28 min

[10Chris Metherell, de Newcastle-upon-Tyne (Angleterre), nous a même confirmé l’absence du Rant step en Écosse



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