La légende des "Veillées du bon vieux temps" (1ère partie)

Vol. 12, no. 4, Automne 2010

par GUILBERT Daniel

Une Veillée du bon vieux temps intitulée « Une épluchette de blé d’Inde », au Monument National, en 1930. On y voit, entre autres, Conrad Gauthier (debout, à côté de l’accordéoniste), et Ovila Légaré, également debout, du côté droit de la photo, en train d’éplucher un épi de maïs.
Photo : collection Gabriel Labbé.

Toute musique a une histoire, et toute histoire a ses moments clés. Y inclus la musique traditionnelle, qui par son appellation donne l’impression d’être quelque chose de stable et qui justement n’a pas d’histoire comme tel, puisque la tradition, dans la perception populaire, c’est du folklore, et le folklore c’est l’ancien temps, quelque chose de fixe et qui demeure fixe. Pourtant, dans l’histoire du développement de la musique traditionnelle au Québec, il y a plusieurs événements qu’on peut qualifier de marquants dans la façon dont la musique traditionnelle a évolué et s’est transformée, autant dans sa forme et sa présentation que dans la façon dont elle a été perçue par la société contemporaine et dont elle s’est insérée dans cette société.

Un de ces moments marquants, dans cette histoire, est celui des fameuses « Veillées du bon vieux temps ». Ces Veillées sont aujourd’hui devenues un peu légendaires, car elles se situent justement à l’aube de l’histoire médiatique de la musique traditionnelle, c’est-à-dire vers les années 1920. En plus, comme on va le voir plus loin, l’appellation est souvent appliquée d’une façon générale à des événements qui étaient distincts et assez différents dans leur nature. Ces événements, dans leur ensemble, ne marquent évidemment pas le début de la musique traditionnelle québécoise, mais représentent un moment fondateur important dans le revival urbain de ces musiques populaires. Il s’agit donc d’un moment clé et déterminant qui permet de mieux comprendre sa transformation et son développement durant le restant du 20e siècle.

Une première chose qu’on peut remarquer, avant d’aller plus loin, c’est que l’appellation des Veillées démontre que le folklore était déjà perçu comme étant quelque chose de l’ancien temps, il y a de cela presque cent ans. Donc il ne s’agissait pas nécessairement d’une présentation d’une culture vivante ou de pratiques courantes. Effectivement, comme on le verra, il s’agissait plutôt d’une représentation, d’une mise en scène, de ce qu’on considérait déjà être des affaires de l’ancien temps. Dans ce sens-là, déjà, il s’agissait d’un événement marquant et déterminant, puisque c’était la toute première fois qu’on faisait une représentation consciente du passé et de son folklore pour le présenter à un public, au lieu de tout simplement le vivre dans son contexte naturel, c’est-à-dire en famille ou entre amis.

Mais l’histoire ne se déroule pas toute seule. Il y a des acteurs qui tirent des ficelles, et qui ont des visées. Cet article est donc une brève exploration des acteurs et du contexte qui ont donné lieu aux « Veillées du bon vieux temps », une description des Veillées et plus important encore, un aperçu de leurs legs et de leur influence dans la pratique de la musique traditionnelle québécoise et de la politique derrière cette pratique.

Il y a deux noms qu’on associe avec les « Veillées du bon vieux temps », plus ou moins arbitrairement et plus ou moins fautivement en association l’un avec l’autre : Marius Barbeau et Conrad Gauthier.

Le premier est peut-être le mieux connu aujourd’hui, puisqu’il a été célébré pour ses collectes et comme étant une des riches sources qui permet aujourd’hui de prendre connaissance de notre héritage culturel traditionnel dans sa forme la plus pure, c’est-à-dire en se référant à ces multiples publications et recueils de chansons ou même, pour les chercheurs les plus assidus, en fouillant parmi ses archives sonores. En 2003, on a d’ailleurs produit un spectacle, et ensuite un disque compact, intitulé « Hommage à Marius Barbeau », où plusieurs chanteurs du domaine de la musique traditionnelle contemporaine lui ont rendu hommage en interprétant des pièces qu’il avait collectées.

Marius Barbeau était un anthropologue canadien-français qui travaillait au Musée National du Canada à Ottawa depuis 1911. Comme c’était la coutume à l’époque, les anthropologues s’intéressaient aux cultures étrangères, et s’intéressaient à l’évolution culturelle de l’humanité globale et étaient donc particulièrement intéressés aux cultures aborigènes. Marius Barbeau s’intéressait tout particulièrement aux cultures amérindiennes canadiennes. C’est en faisant des recherches de terrain parmi les Hurons de la région de Québec, vers les années 1911-13, qu’il a découvert beaucoup de matériel d’origine ou d’influence française, ce qu’il rejeta initialement car il considérait ceci comme une pollution culturelle. C’est grâce à une rencontre fortuite en 1914 avec l’anthropologue américain Franz Boas que, lorsque ce dernier a pris connaissance de ces traces de culture française et y a exprimé un intérêt immédiat, Barbeau a été motivé de prendre ceci au sérieux et d’y consacrer du temps et une étude plus approfondie (Barbeau 1943:167). C’est ainsi, que Barbeau s’est mis à faire des collectes parmi la gent rurale québécoise et plus particulièrement canadienne-française.

Barbeau était tout sauf un revivaliste ou un promoteur. Son but initial était d’abord plutôt scientifique : il s’agissait pour lui de trouver et de documenter des traces de l’ancienne France parmi le peuple rural québécois et canadien-français, selon la pratique scientifique culturelle américaine et britannique de l’époque. Un autre but qu’il a développé assez tôt par la suite était d’encourager les membres de l’élite culturelle canadienne-française à s’inspirer des traditions locales et canadiennes plutôt que de la haute culture importée de la France, à laquelle cette haute culture locale s’associait plutôt (Handler 1988 :73-74). Il n’avait pas l’intention de promouvoir la pratique de la musique traditionnelle comme on pourrait le comprendre aujourd’hui. C’était une pratique qui d’ailleurs se passait essentiellement en milieu familial plutôt populaire et rural, car il n’y avait pas de spectacles de musique traditionnelle comme on pourrait le comprendre aujourd’hui, et c’était aussi quelque chose que l’élite culturelle et intellectuelle (et urbaine) de l’époque regardait de haut, avec un certain dédain.

Mais, Barbeau se situait aussi dans un courant idéologique de l’époque, qui prenait conscience de l’importance de la culture canadienne-française, autant dans la définition d’une culture canadienne que dans la définition d’une identité distincte. C’est un courant qui remontait loin dans le 19e siècle. Dans le cas de la musique traditionnelle et son évolution dans la société québécoise, cela remonte plus spécifiquement à deux personnages : Hubert LaRue et la publication d’une étude intitulée « Chansons populaires et historiques du Canada » publiée dans la revue proto-nationaliste « Le Foyer canadien », en 1863 ; et Ernest Gagnon et la publication du premier recueil important de collectes de chansons traditionnelles, le fameux livre « Chansons populaires du Canada », en 1865 (Handler 1988:71).

L’étude de LaRue, qui ne contenait que les textes des chansons, avait été influencée par des études sur la chanson traditionnelle en France qui avaient été subventionnées par le gouvernement depuis le début des années 1850 (et qui ont influencé des études similaires ailleurs en Europe dans les décennies qui ont suivi) ; ainsi que par une remise en valeur et même une glorification, par un groupe d’intellectuels et de figures littéraires de la région de Québec, des éléments culturels francophones distinctifs du passé, et qui avait commencé à avoir lieu au Québec suite à la rébellion de 1837-38. La répression de cette rébellion avait créé un sentiment d’infériorité parmi les Canadiens-français envers les Anglais, et par peur d’assimilation et pour compenser un certain sens d’impuissance (entre autres), on s’était tourné vers le passé pour chercher à créer une mythologie, une fierté, et des héros propres aux Canadiens-français. Ce mouvement s’est particulièrement développé pendant les années 1860, et incluait un intérêt envers le folklore, particulièrement la chanson. Le livre de Gagnon, lui, faisait aussi parti de cette tendance, et sa publication aurait plus spécifiquement été encouragée par LaRue ainsi que par un désir, exprimé dans des revues françaises de l’époque, d’avoir un recueil véritable de chansons canadiennes-françaises incluant les partitions (Smith 1989).

Ni LaRue ni Gagnon n’étaient anthropologue ou folkloriste, et ils n’étaient pas subventionnés par l’état, ce qui rend la publication de leurs œuvres encore plus remarquable. LaRue était médecin, et Gagnon était plutôt journaliste et historien (en plus d’être musicien), et ils avaient entrepris leurs recherches d’une façon indépendante. Comme déjà mentionné, ils faisaient partie d’une pensée émergente nationaliste de l’élite intellectuelle, pour qui la chanson folklorique traditionnelle était le symbole de la survivance de la langue et de la culture canadienne-française, ce qui place leur travail dans un contexte bien défini. Leur but était essentiellement d’établir l’identité de la culture canadienne-française en faisant découvrir ses racines.

L’importance de la publication du livre de Gagnon, en particulier sur le développement subséquent de la musique traditionnelle québécoise ne peut pas être surestimée, puisqu’il s’agit probablement du premier érudit canadien-français à considérer la musique traditionnelle de sa propre culture avec respect. (Smith 1989:38). Mais un autre but fondamental pour Gagnon était aussi que ses découvertes servent comme source d’inspiration pour les jeunes compositeurs canadiens-français, dans le but de créer une musique (classique) avec un caractère canadien-français. Lui-même, en tant que musicien, a produit un certain nombre de compositions qui intégraient non seulement des éléments folkloriques canadiens-français mais aussi canadiens-amérindiens. Aucun autre musicien de sa génération ne prendra cette approche, préférant s’inspirer de la musique européenne de l’époque, et il faudra attendre le début du 20e siècle pour voir les premières inspirations de sources folkloriques apparaître, mais ce sera une position qui sera plus tard adoptée par Marius Barbeau (possiblement en lien direct avec Gagnon, puisqu’ils ont communiqué ensemble sur ce sujet en particulier), une position pour laquelle Barbeau militera d’ailleurs auprès de ses amis musiciens et collègues, particulièrement pendant les années 1920 (Smith 1989).

Ce but, encore une fois, n’était pas unique au Québec et à son nationalisme naissant, mais s’insérait dans un courant alors répandu à travers le monde, particulièrement en occident. On s’inspirait un peu partout de formes traditionnelles pour la création de nouvelles compositions à caractère plus ou moins national. On n’a qu’à penser à Chopin, Grieg, Bartok, etc., pour des exemples de compositeurs qui se sont inspirés de matériel folklorique. Par exemple, Manuel de Falla a écrit, en relation avec son œuvre « Siete canciones populares españolas » de 1914, que « chaque chanson folklorique cache une signification musicale profonde, une richesse insoupçonnée d’expression, que l’arrangeur/compositeur devrait entreprendre à comprendre et à extraire ». Depuis le début du 20e siècle une conscience nationale s’était graduellement développée parmi les compositeurs canadiens (autant anglophones que francophones), pour créer une musique à caractère national qui serait à la hauteur des musiques européennes. Ceci était dû principalement au regain d’intérêt pour le folklore autant francophone qu’amérindien et inuit (l’intérêt pour le folklore anglophone des maritimes semble s’être développé plus tard) qu’avaient suscité les recherches de Barbeau et d’autres anthropologues canadiens depuis le début du siècle (Kallmann 1952:17-18).

Les toutes premières compositions ou arrangements dits « sérieux » avec des inspirations de sources folkloriques canadiennes-françaises avaient commencé à apparaître vers 1905 (Hurtubise 1939), aujourd’hui oubliées. Quelques exemples de ces compositeurs et de leurs compositions sont : Achille Fortier avec « 20 Chansons populaires du Canada », Alfred Laliberté avec « La Chanson Canadienne (pour voix et quatuor à corde) » et « Variations sur un chant de voyageur canadien (pour piano) », et Amédée Tremblay avec « 18 Chansons populaires du Canada (harmonisées, pour 4 voix masculines ou piano) ». Mais Hurtubise rapporte aussi qu’elles n’étaient que rarement chantées.

C’est dans ce contexte que l’idée est venue à Barbeau de présenter ces premières « Veillées du bon vieux temps », en 1918. « Mieux avertie [écrit-il], la classe instruite partagerait peut-être notre profonde appréciation des trésors cachés du terroir canadien… » (Barbeau 1920:1). Rien ne semble indiquer en fait qu’il s’agissait d’un titre qu’il avait donné à ses présentations, puisque dans le texte il utilise seulement l’appellation « soirées ». Ce serait plutôt une appellation qui est apparue par la suite, dû au fait que l’année suivante Barbeau a fait publier un livre qui présentait tout ce qui c’était passé aux soirées, y incluant programmation, photos et partitions, et qui portait le titre de « Veillées du bon vieux temps » à la Bibliothèque Saint-Sulpice, à Montréal. Comme il l’a écrit lui-même dans la Préface, ces soirées s’adressaient donc à la « classe instruite » de la métropole, et il s’agissait en fait d’une des premières fois qu’on entreprenait une telle chose dans le monde entier. Selon Barbeau lui-même, c’était la première fois qu’on présentait un tel spectacle, où des véritables musiciens traditionnels, ou informateurs, étaient présentés sur scène à un public général [Barbeau 1920:4-5], mais l’anthropologue Handler donne des exemples où cela c’était déjà produit, particulièrement en Europe [Handler 1988:74].

Il y a seulement eu deux de ces soi-disant « Veillées du bon vieux temps », toutes deux présentées à la Bibliothèque Saint-Sulpice de la rue Saint-Denis, le 18 mars et le 24 avril 1919. Il s’agissait de présentations de matériel traditionnel : chansons, pièces instrumentales, contes, etc., devant un auditoire, par un mélange de musiciens de formation classique et d’informateurs (des musiciens traditionnels non-professionnels), qu’il appelait « des exécutants du terroir », sur une scène décorée avec des objets empruntés qui évoquaient l’ancien temps. En d’autres mots, il s’agissait de la culture populaire, rurale et ancienne, mise en scène pour les membres de la haute culture et de la haute-bourgeoisie de Montréal. Le but fondamental de cette présentation était aussi clairement indiqué par Barbeau dans la Préface du livre qui a suivi : « de signaler les thèmes mélodiques du terroir canadien à nos compositeurs » (Barbeau 1920:4) de musique classique (la haute culture), et non pour promouvoir des artistes ruraux, ou leur musique, à l’état brut et donc indigeste, à l’élite culturelle de la ville.

Cette attitude et ces propos peuvent paraître surprenants aujourd’hui, de la part d’un des piliers du folklore canadien-français, mais il faut se remettre dans le contexte du temps, chose qu’on peut goûter un peu plus en lisant une critique d’une des soirées, publiée dans Le Devoir du 26 avril 1919, où on déclare comment il était surprenant d’entendre des chanteurs de formation classique interpréter des chansons canadiennes et de les transformer « d’une chose fruste [et de les élever] aux sommets de l’art, avec pourtant les mêmes éléments de texte et de musique » ! (cité dans Barbeau 1920 et Hurtubise 1939). C’est la description « une chose fruste » qui est vraiment révélatrice, voulant dire : grossier, rude, rudimentaire, primitif, inculte, etc., qui permet de percevoir l’opinion qu’on avait alors de ce qui venait de la vulgaire culture populaire.

Deux ans plus tard, en 1921, ce sera au tour de Conrad Gauthier d’organiser ses propres « Veillées du bon vieux temps », cette fois au Monument National sur la rue Saint-Laurent, une appellation qu’il fera enregistrer légalement aussi tôt que 1925 (Labbé 1977 :153). Aujourd’hui, beaucoup font l’erreur de croire qu’il s’agissait là de la continuation des soirées de Barbeau de 1919, ou qu’il y avait une association ou une collaboration de quelque façon que ce soit entre Barbeau et Gauthier. Au contraire, tout semble indiquer qu’il s’agissait de spectacles avec un but tout à fait opposé aux « veillées » de Barbeau. Même s’il s’agissait aussi de spectacles sur scène, le lieu était une salle de spectacle populaire, situé en plein cœur du quartier des cabarets de cette section du boulevard Saint-Laurent qu’avait engendré la prohibition au sud de la frontière américaine quelques années auparavant, où l’on y présentait du vaudeville, du théâtre amateur et de la comédie musicale. Les Veillées de Gauthier étaient en fait plus proches de la comédie musicale. Quelques photographies et publicités (reproduites dans Labbé 1977), ainsi qu’une série de disques 78 tours qui ont été enregistrés par Conrad Gauthier et ses Folkloristes, en 1928-29 [1] donnent une bonne idée de ce qui pouvait se passer sur scène : des sketches comiques, de la chanson folklorique et de la musique traditionnelle, présentés par des comédiens habillés en étoffe du pays. Chaque spectacle semble avoir eu une thématique qui évoquait des moments clés dans le mode de vie traditionnel québécois : « Le Réveillon de Noël »,« La Bénédiction Paternelle »,« La Cabane à Sucre »,« Les Noces d’autrefois »,« Le Mardi-Gras », et « La Sainte-Catherine », etc., et semblent avoir été présentés dans la période de l’année qui correspondait à la thématique du spectacle, selon le cas.

Plus important encore est que ces spectacles n’étaient pas faits pour l’élite culturelle mais plutôt pour la classe ouvrière et populaire, par des gens de cette même classe. Il s’agissait d’une comédie et même d’une certaine glorification du passé rural, mais pas d’une moquerie ni d’une présentation stérile, et vraisemblablement le monde urbain et populaire, qui s’était récemment déraciné des campagnes de la province, s’est reconnu dans les Veillées au Monument National. Celles-ci ont eu un tel succès qu’elles se sont produites jusqu’en 1941, c’est-à-dire pendant environ vingt ans !
Il paraît même qu’un certain nombre de ces spectacles ont soit été diffusés ou encore mise en scène pour la radio : « En février 1924, Conrad Gauthier rode en ondes le spectacle que sa troupe d’artistes du terroir doit donner au Monument National. […] L’immense popularité de ces soirées va contribuer à créer des liens entre la station [CKAC] et un public élargi, de souches certes plus modestes, et friand de cette denrée moins exotique » (Montigny 1979:47-48).

On peut bien sûr spéculer sur les motivations qu’avait Gauthier de produire ses Veillées au Monument National, mais on peut tout de même affirmer qu’il n’avait pas les mêmes buts idéologiques que Barbeau. Au lieu de faire partie de la classe intellectuelle, Gauthier était plutôt prolétaire et artiste : il avait été comédien de scène, homme d’affaires, journaliste, caricaturiste, employé municipal et éditeur (Labbé 1977:147), avant d’enregistrer ses premiers disques en tant que monologuiste (vers 1918), et comme chanteur de chansons comiques et traditionnelles (vers 1919) (voir sa discographie plus complète dans Moogk 1975). Il est reconnu aujourd’hui en tant que chanteur de chansons du répertoire traditionnel, mais il a aussi apparemment composé ses propres paroles qu’il mettait sur des airs traditionnels, qu’on appellera plus tard des chansons comiques, comme « On est Canayen ou ben on n’l’est pas » (1929), « j’suis c’qu’on appelle un Habitant » (1919) et « Dans le Bon Vieux Temps » (1927), qui glorifient d’une manière assez flagrante l’ancien temps et ce qu’on appellerait aujourd’hui le Québécois de souche. Cette glorification du passé peut aussi être vu dans son choix du nom « Veillées du bon vieux temps ». En fait, comme pour les « soirées » de Barbeau, ce n’est pas clair si l’appellation était là dès le départ, puisqu’une publicité dans La Presse de 1922 pour une des « veillées » de Gauthier nomme l’événement comme une « Belle Soirée Canadienne au Monument National » (reproduite dans Labbé 1977:122). En plus, l’histoire ne dit pas s’il s’est approprié, ironiquement ou non, où même s’il avait volé ce titre de Barbeau, étant donné que le livre du même nom avait été publié seulement un an ou deux auparavant. Mais il est quand-même très intéressant de remarquer que, malgré les différences sociales et pratiques entre Gauthier et Barbeau, cette glorification du passé par Gauthier, telle que verbalisée dans les textes de ses chansons, avait les mêmes racines que celles décrites plus haut pour Barbeau : la prise de conscience proto-nationaliste des années 1860. Mais elle s’était développée et était exprimée d’une manière assez différente, ou en tout cas la façon de le valoriser semble avoir été assez différente.

Gauthier, contrairement à Barbeau, voulait faire revivre ces moments de l’ancien temps, sans les transformer en quelque chose de digeste pour les membres de la haute culture. Ainsi, il engageait pour les saynètes et les chansons, majoritairement des comédiens locaux, et pour la musique et les danses présentées aux Veillées, des musiciens ruraux authentiques mais tout au plus semi-professionnels qui s’étaient établis dans la métropole [2]. Presque tout les noms connus des années 1920-30 qui ont laissé des disques y ont passé : Isidore Soucy, Donat Lafleur, Ovila Légaré, Eugène Daignault, Alfred Montmarquette, Madame Bolduc, Aldor Morin, etc.

Comme ces Veillées étaient uniquement destinées au public populaire, et qu’il s’agissait de comédie et de vaudeville, le tout fut dénigré par la haute culture lors des décennies suivantes, comme on le verra plus en détail ci-dessous. Par exemple, une publication de 1976 sur l’histoire du Monument National (Sauvons Montréal 1976) ne fait aucunement mention de ces « Veillées du bon vieux temps », malgré leur immense popularité et de leur étalement sur plus de deux décennies. Dans la bibliographie des recueils de chanson traditionnelle canadienne, inclus dans le Catalogue of Canadian Composers, de 1952, on ne fait aucunement mention des deux recueils de Conrad Gauthier « 40 Chansons d’autrefois » [Thérien Frères 1930, 1932] et « 40 Autres chansons d’autrefois » [Archambault 1947], pourtant on nomme ceux de Barbeau, Gagnon, Gibbon, etc. (Kallmann 1952:20-21). On en subit d’ailleurs encore les conséquences. Le folklore est en effet encore perçu comme quelque chose de rustique et « quétaine », probablement plus au Québec que n’importe où ailleurs dans les Amériques. En plus, la musique traditionnelle a été associée avec le temps des fêtes depuis ce temps-là, ce qui est quelque chose d’assez unique au monde, et d’assez particulier quand on y pense, même si on prend en considération que le peuple canadien-français est généralement reconnu d’avoir été nettement plus grégaire que les canadiens-anglais.

Mais, comme pour les publications de Barbeau et Gagnon, l’importance des Veillées de Gauthier dans le développement de la musique traditionnelle québécoise est inestimable. Tout d’abord parce que presque tous les comédiens-chanteurs et musiciens qui sont passés aux Veillées au Monument National ont enregistré du matériel de source traditionnelle, ce qui a créé un corpus important, non seulement par sa qualité mais aussi son imposant répertoire beaucoup plus large que ce qu’il s’est enregistré ailleurs au Canada pendant la même période (voir Moogk 1975). De plus, plusieurs des participants sont devenus spécialistes dans le domaine du folklore, et ils ont aussi éventuellement publié leurs propres recueils de chansons ou de danses, qui furent utilisés comme recueils pratiques, et non comme source de matériel pour les intellectuels, tel Pierre Daignault, Ovila Légaré ou Conrad Gauthier lui-même. Finalement, ce goût pour les arts traditionnels s’est propagé de génération en génération, puisque plusieurs des enfants des participants de la première génération ont suivi les traces de leurs parents. On a qu’à penser à Pierre Daignault, fils d’Eugène ; Fernando Soucy, fils d’Isidore ; et à Paul-Marcel Gauthier, fils de Conrad, etc. Ils ont tous contribué, dans les décennies qui suivirent, à insérer le folklore dans le domaine de la culture populaire québécoise, et ils l’ont gardé vivant en tant que pratique populaire. Leur façon de le faire est peut-être discutable aujourd’hui... j’y reviendrai, car c’est un des sujets les plus fascinants de cette histoire.

Il est difficile d’estimer quel aurait été l’état de la musique traditionnelle pendant le reste du 20e siècle si ce n’avait été de ces « Veillées du bon vieux temps » lancées par Gauthier, puisqu’il est impossible de dire si oui ou non les artistes présents dans ces Veillées, particulièrement les chanteurs, se seraient impliqués dans le monde du folklore, étant donné que la plupart d’entre eux étaient comédiens et que d’être chanteur de folklore n’était qu’une activité secondaire.

De plus, ce milieu a aussi donné naissance à la carrière de Madame Bolduc, qui a eu ses débuts à ces Veillées en tant que musicienne, mais qui fera carrière par la suite comme chanteuse populaire en donnant à ses compositions un style de musique plus traditionnel, se situant donc carrément à mi-chemin entre la culture populaire et la culture folklorique. Cette approche a ensuite été suivie par des artistes qui ont entrepris un mélange similaire, tel Léo-Paul Bourassa, Oscar Thiffault, Jeanne-D’Arc Charlebois, Rose Ouellette (La Poune), Taffnut (Billy Paradis), Ti-Gus (Réal Beland), Oswald (Omer Duranceau), Gaétan Proulx, etc., et beaucoup plus tard par des groupes plus contemporains comme Le Grand Remous, etc., tout comme l’ont fait d’ailleurs les chanteur-comédiens qu’on associe plus directement au folklore de cette période, comme Ovila Légaré ou Eugène Daignault, etc.) Mentionnons que ce courant était tout sauf nostalgique de l’ancien temps. Les mélodies, l’instrumentation, la structure musicale et parfois les refrains étaient d’origine traditionnelle, mais les sujets abordés étaient contemporains, traités d’une façon simple mais franchement drôles, créant un portrait vivant de l’époque dans laquelle elles ont été produites. Madame Bolduc parlait des vendeurs d’assurance, etc. Léo-Paul Bourassa parlait lui aussi des conditions de travail pendant la dépression des années 1930 ; Oscar Thiffault des parcomètres, du futur pont de Trois-Rivières et du Spoutnik ; Jeanne-D’Arc Charlebois de la ration de gazoline et du futur métro de Montréal ; Rose Ouellette des parades de la Saint-Jean ; Taffnut de la ration de la viande et des bas de nylon ; etc. Pour cette raison, je considère ce courant néo-trad (avant même que l’appellation existe) comme étant un développement particulièrement intéressant de la musique traditionnelle, celui-ci étant une adaptation ou une évolution contemporaine du folklore en tant que « musique populaire » du peuple.

Quelques-unes de ces chansons se sont carrément retrouvées dans le domaine folklorique par la suite, à l’insu de tous : un de mes exemples préférés est la chanson « C’est pas comme dans l’ancien temps » enregistrée en 1950 par Gaétan Proulx, alors chanteur avec le groupe Roger Aubry et ses Chevaliers, qui s’est retrouvée en 1978 de façon complètement anonyme sur le premier album de La Bottine Souriante, sous le nom de « Y a ben du changement ».

Et que pensait l’élite culturelle de ce développement culturel plutôt populaire, plutôt rustique, plutôt fruste, de chez-nous ? Sans pouvoir lire dans leurs pensées, on peut toutefois retrouver des témoignages qui nous en donnent un aperçu. Lors du décès de Mme Bolduc en 1941, Henri Letondal écrit dans le journal Radio Monde comment elle avait été mal perçue par « un certain groupe », en contraste avec son appréciation par les gens plus ordinaires, le « bon peuple » (Letondal 1941). Marius Barbeau lui-même a admis en 1959 qu’il ne l’avait jamais entendue en personne, puisqu’il avait eu « un préjugé contre ce folklore d’un genre douteux », chose qu’il regrettait un peu (cité dans la première biographie de Mme Bolduc par Benoît 1959). On va se rappeler que les tournées en province de Madame Bolduc étaient un mélange à part plus ou moins égale de vaudeville et de folklore (Lonergan 1992:131). Lors du décès d’Oscar Thiffault, Le Soleil du 8 février 1998 a pris la peine de souligner que malgré le fait qu’il avait vendu plus de deux millions de disques, ceci s’était fait en marge des médias, du vedettariat et des circuits habituels. Et en ce qui concerne les « Veillées du bon vieux temps » au Monument National, Barbeau a écrit dans l’introduction de son livre « Alouette ! » - visiblement choqué, que « Après nos Veillées du Bon Vieux Temps, des exploiteurs donnèrent des soirées de la Sainte-Catherine, où la vulgarité ruina bientôt un sujet qui devait être respecté » (!) (Barbeau 1946). Il s’agit là d’une façon plus ou moins voilée de viser Conrad Gauthier (qui avait présenté un sketch justement intitulé « La Sainte-Catherine », dans le cadre de ses propres « Veillées du bon vieux temps ») et d’exprimer son mépris envers ce qu’il considérait être des exploiteurs qui s’étaient approprié des fruits de son travail. Pour Barbeau, vraisemblablement, cette approche plus populaire était un sacrilège de ce qui devait être présenté d’une façon plus raffinée pour en faire ressortir la beauté, une approche qui avait été prônée au début du siècle mais qui était encore chose courante en 1946 [3].. C’est la continuation de ce courant que nous allons maintenant explorer.

NDLR : notre prochain Bulletin Mnémo présentera la suite et la fin de ce texte, avec la bibliographie des œuvres citées.

Notes

Notes

[1Plusieurs de ces enregistrements sont disponibles sur le site du Gramophone Virtuel.

[2En fait, seulement quelques-uns des musiciens traditionnels qui ont joué aux Veillées du Monument National étaient d’origine montréalaise, et ceux-ci étaient tous, sauf un, des joueurs d’harmonica. Les autres se sont tous établis à Montréal à partir de différentes régions du Québec et pour différentes raisons pendant les années 1920 et 1930. (Voir les biographies des musiciens individuels dans Labbé 1995.)

[3Une pensée qui ne se limitait d’ailleurs pas à Barbeau, même dans les années 1940. En 1944, par exemple, Oscar O’Brien a écrit un article sur ce sujet intitulé « Le Folklore source d’inspiration pour les artistes » (publié dans la revue « Le Canada français », janvier 1944, reproduit dans « Aujourd’hui », mars 1944)



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