Daniel Guilbert détient un BAC en Anthropologie (culturelle) de l’Université Concordia, et s’intéresse depuis longtemps au sujet de l’évolution de la musique traditionnelle québécoise et canadienne.
Dans mes deux articles précédents sur les Veillées du bon vieux temps (Bulletin Mnémo, vol.12, n°4 et Vol. 13 n°1), j’ai présenté le contexte historique qui avait préparé le terrain, c’est-à-dire l’intérêt que le milieu de la musique sérieuse (classique) portait envers la musique traditionnelle (populaire) depuis le milieu des années 1800. J’ai regardé comment Marius Barbeau avait eu l’idée de présenter des « veillées du bon vieux temps » à Montréal en 1919, pour éduquer et pour servir comme inspiration à ces musiciens.
J’ai ensuite examiné pourquoi Conrad Gauthier, qui lui aussi avait présenté ses propres Veillées du bon vieux temps au Monument National de 1921 à 1941, était beaucoup plus proche du prolétariat, et que ses Veillées étaient voulues non pas pour instruire l’élite culturelle, mais plutôt comme divertissement populaire.
D’où « l’antinomie Marius Barbeau–Conrad Gauthier », que j’ai nommée ainsi pour identifier cette opposition dans les attitudes envers la musique traditionnelle (sans parler du ressentiment que l’emprunt [allégué] de Conrad Gauthier du nom des Veillées a causé chez Barbeau et ses proches), qui s’est ensuite propagée, selon moi, à travers les décennies qui ont suivi. Les parties suivantes de ce texte explorent cette propagation.
Dans le présent texte, j’aborderai d’abord l’influence qu’a eue Barbeau, en particulier sur la création du Programme d’études du folklore à l’Université Laval et sur les travaux et publications qui en ont découlé. Je montrerai ensuite que la présentation de la musique traditionnelle comme divertissement populaire et sans grand souci d’authenticité (comme le faisait Conrad Gauthier) s’est poursuivie à partir des années 1950 pendant quelques décennies et j’en nommerai bon nombre d’acteurs. Je présenterai enfin un mouvement plus soucieux d’authenticité (dans la lignée de Barbeau) qui apparaît au cours de la même période et plus particulièrement au début des années 1970.
L’influence de Marius Barbeau
Marius Barbeau travaillait à Ottawa, en tant que chercheur (anthropologue) au Musée national du Canada (Musée de l’Homme...). Il avait, dans le cadre de ses recherches, fait des récoltes de chansons et de contes francophones, particulièrement dans la région de Charlevoix, et ce à partir de 1916. Serge Gauthier, dans un livre fascinant intitulé Charlevoix ou la création d’une région folklorique, rapporte comment Barbeau recherchait l’informateur pur et isolé de toute forme de modernité dans les régions rurales du Québec. Pour Barbeau, leur ruralité faisait en sorte qu’ils n’avaient pas été pollués par le milieu urbain ; et le fait d’être illettré était une sorte de garantie de pureté de la source, une sorte de lien direct avec le passé qui n’avait pas été corrompu par la culture littéraire. C’était en fait une règle de base lorsqu’il approcha de nouveaux informateurs (Gauthier 2006 : 50).
Les sources de cette pensée sont dans la formation professionnelle de Barbeau. À l’époque, l’anthropologie avait encore une approche colonialiste, entraînant son regard envers les primitifs des pays colonisés. Une fois revenu au Canada, Barbeau a pris la même méthode, la même perspective, mais dirigé non plus vers des peuples lointains et primitifs. Et c’est là qu’il y a, dès le début, chez Barbeau, pourtant québécois d’origine rurale mais instruit et devenu membre de l’élite intellectuelle, une question de classe sociale pour définir « l’autre » : pour compenser le fait qu’il s’agissait de l’étude de son propre peuple. Les informateurs illettrés et non touchés par la modernité qu’il cherchait étaient, selon lui, non seulement des « primitifs » mais aussi d’une classe inférieure à lui et à l’univers dont il faisait maintenant partie (Gauthier 2006 : 48-49 ; 188-189). C’est là le paradoxe de Barbeau : la recherche de la pureté dans l’infériorité.
Cela contraste tout de même un peu avec E.-Z. Massicotte, un autre « récolteur » important (« le doyen de nos folkloristes » selon Luc Lacoursière), qui lui, avait trouvé ses informateurs à Montréal même. C’était d’ailleurs des chanteurs qu’il avait trouvés et qu’on avait invités à chanter aux « veillées » de Barbeau en 1919 (Lacoursière 1948 : 7 & 10).
Mais si la notion de supériorité (envers l’informateur) disparaîtra avec le temps, celle de pureté ou d’authenticité, elle, aura une influence, selon moi, qu’on pourra retracer tout au long des décennies suivantes, jusqu’à aujourd’hui-même.
Au Québec, Barbeau s’est lié d’amitié avec Luc Lacoursière et Félix-Antoine Savard, sur lesquels il a eu une influence profonde. Ces deux derniers n’étaient pas anthropologues, mais ils avaient plutôt une formation littéraire. Or, tel que mentionné auparavant, le milieu littéraire canadien-français avait aussi eu un intérêt pour les coutumes et traditions folkloriques depuis la fin des années 1830, dans le but de créer une littérature canadienne-française entièrement typique de chez-nous. Donnons comme exemple Honoré Beaugrand et sa légende de la Chasse-Galerie. Pour cette raison, chacun d’eux avait déjà fait des récoltes de terrain, pour des contes en particulier, dont certaines dans la région de Charlevoix, suivant les pas de Barbeau qui avait déjà publié quelques articles à ce sujet, ce qui l’amènera à se lier d’amitié avec lui. Les deux approches, anthropologique et littéraire, avaient le même but même s’ils n’avaient pas tout à fait les mêmes préoccupations : trouver les traces de la Nouvelle-France en Amérique, et recueillir le plus possible de ces éléments avant qu’ils ne disparaissent à jamais. Mais Barbeau avait une méthodologie établie depuis déjà plusieurs décennies, d’où son influence.
En 1944, ces deux littéraires ont décidé de créer le Programme d’études du folklore à l’Université Laval, à Québec (ainsi qu’un lieu où pourraient être déposé les collectes accumulées : les Archives de folklore, également à l’Université Laval). Lacoursière en sera le directeur. La particularité de Lacoursière et de Savard est qu’ils n’ont rien apporté de neuf à la méthodologie déjà établie par Barbeau. Au contraire, ils ont simplement continué le travail de Barbeau tout en gardant la même perspective envers l’informateur. Le programme universitaire dont ils ont la charge est donc orienté vers la cueillette du folklore, et s’est basé entièrement sur des manuels méthodologiques fournis et écrits par Barbeau, particulièrement en quête de connaissances anthropologiques et folkloriques dans l’Amérique du Nord depuis 1911, publiés par le département des Archives de folklore de l’Université Laval en 1945, et qui ont été utilisés comme textes principaux pendant des décennies par la suite (Gauthier 2006 :68-71).
Grâce à cela, peu importe la méthodologie ou l’idéologie, des folkloristes, des ethnomusicologues et des chercheurs, incluant Barbeau, ont pu procéder à la publication d’ouvrages importants traitant de la chanson traditionnelle d’origine canadienne-française. Tout cela est bien, mais dans le contexte de ce bref historique sur l’évolution du folklore musical, et particulièrement l’histoire de la façon dont il a été pratiqué, perçu et valorisé (par le public ainsi que par l’élite), c’est la publication de documents sonores issus de ce courant plus académique et intellectuel qui nous intéresse particulièrement ; et plus particulièrement encore, leur positionnement idéologique.
C’est donc en 1958 que le Département de Folklore de l’Université Laval a fait publier un disque intitulé Acadie et Québec [1] qui comprenait uniquement des enregistrements de terrain de chanteurs et de musiciens, un des premiers en son genre au Québec, sinon le tout premier [2]. Bien enregistré, cet album a connu un succès commercial considérable, particulièrement lors de ses rééditions pendant les années 1960 et 1970, et a ainsi eu une influence profonde dans le développement d’un regain d’intérêt pour la musique traditionnelle au Québec, particulièrement en ce qui concerne le milieu revivaliste des années 1970.
Le disque a sûrement suscité cet intérêt en grande partie à cause de la qualité des interprètes (Alphonse Morneau, Aimé Gagnon, Benoît Benoît, Majorique Duguay, etc.), mais aussi grâce au choix du matériel (des reels à bouche, plusieurs complaintes, probablement les premières publiées sur disque, en plus de chansons à répondre et quelques reels au violon). Il était une représentation du Québec traditionnel à l’état « pur », non-commercialisé, car il s’agissait essentiellement de chansons chantées sans accompagnement musical. Non seulement ce disque se démarquait-il radicalement de ce qui était alors produit commercialement sur disque dans le domaine de la musique traditionnelle québécoise, mais de plus il amenait l’auditeur tout droit dans le salon d’un Québec (et d’une Acadie) rural mythique et ancien.
Son positionnement idéologique était clairement exprimé au dos la pochette dans un texte de Luc Lacoursière : il s’agissait d’un « retour aux sources vivantes et authentiques », chose qui avait été accomplie en sélectionnant, parmi des chanteurs, « ceux-là qui nous ont paru avoir le moins subi les influences uniformisantes du disque, de la radio, du cinéma et de toute la fausse musique folklorique qu’on y propage trop souvent » (Lacoursière 1958).
Le désiré de pureté était clairement exprimé, ainsi que le retour à cette source de pureté. Quoi qu’on puisse plus facilement apprécier la volonté de présenter une musique non influencée par la radio, le disque et le cinéma, c’est la mention d’une « fausse musique folklorique » qui attire particulièrement notre attention, puisqu’assez cryptique. On peut présumer que cette « fausse musique folklorique » faisait non seulement référence à La Famille Soucy, à Pierre Daignault et à Ti-Blanc Richard, etc., qui étaient alors des noms qu’on associait immédiatement à la musique traditionnelle commercialisée, mais aussi à Madame Bolduc, à Conrad Gauthier et à Oscar Thiffault et à leur descendance artistique, et à tous ceux qui avaient été responsables de loin ou de près de cette déformation graduelle.
Effectivement, on rapporte ailleurs que Lacoursière considérait que les Veillées du bon vieux temps organisées par Conrad Gauthier n’étaient rien de plus qu’un pastiche de la tradition, à cause de l’appellation qu’il considérait avoir été empruntée à Barbeau (De Surmont 2010:64). Il n’avait certainement pas entièrement tort, mais, comme je l’ai démontré dans la 1re partie de ce texte, les « veillées » de Barbeau étaient aussi un pastiche, ou encore plus précisément une appropriation, savante ou non, et « authentique » ou non, de la tradition.
Citons Lacoursière lui-même, puisque le texte est fort :
C’est à partir de 1920, en effet, que des amateurs chez qui on ne retrouvait rien du folklore ni de l’art, usurpant le titre même des soirées de Saint-Sulpice, entreprirent d’improviser des ‘veillées du bon vieux temps’. On s’y contentait de mimer notre paysannerie. Le genre La Débauche envahit les tréteaux ; il triomphe encore aujourd’hui dans certains programmes radiophoniques. Ces caricatures intempestives faussèrent la notion même d’une science qui venait de naître ; et, pour longtemps, détournèrent Massicotte et Barbeau de recommencer l’expérience pourtant si prometteuse des veillées de folklore. (Lacoursière 1948 : 11).
Une trentaine d’années s’étaient déjà écoulée depuis que Barbeau avait présenté ses « veillées de folklore » lorsque ce texte a été écrit. Un lecteur actuel non-averti serait surpris d’apprendre qu’il faisait référence à des gens qu’on considère aujourd’hui exemplaires, tel Conrad Gauthier, Isidore Soucy, etc., ainsi que Les Montagnards Laurentiens, qui étaient alors actifs à la radio et mélangeaient vaudeville et folklore.
« Le genre La Débauche », quant à lui, faisait référence à l’ancêtre des humoristes contemporains : des caricatures littéraires populistes publiées dans les journaux, avec un personnage principal, le Père Ladébauche, campagnard canadien-français insolent et frondeur, qu’on s’est mis à enregistrer sur disque commercial à partir de 1916. Ce qui donna naissance à un métier de monologuiste sur disque, le plus connu étant Elzéar Hamel. En fait, on peut donc voir ici un prédécesseur aux Veillées du bon vieux temps de Conrad Gauthier, puisque Hamel avait déjà enregistré, en solo ou avec d’autres comédiens incluant Conrad Gauthier lui-même, des sketches comiques qui ressemblent énormément à ce que fera Gauthier au Monument National, et plus tard sur ses propres disques. Or, Lacoursière n’a pas vraiment raison de se plaindre de cette usurpation, puisqu’une « tradition » existait déjà dans la culture populaire. Quelques titres notables enregistrés par Hamel sont : Ladébauche : Veillée de contes, Columbia E3087 (1917) ; Ladébauche chez le Père Titoine, Columbia E4051 (1918) ; La noce à Marie Louise, Col. E4583 (1920), etc. (Pour des discographies de monologuistes, voir Moogk 1975).
La publication d’Acadie et Québec démontrait toutefois que le goût du milieu intellectuel et académique de ce qui constituait de la « bonne » musique traditionnelle s’était manifestement transformée avec le temps, mais on y observait tout de même une continuité : au lieu de rechercher la pureté dans la distillation et le raffinement comme on l’avait vu avec les arrangements d’airs et de chansons traditionnelles par des compositeurs et musiciens de formation classique (tel que prôné par Barbeau auparavant), on proposait plutôt un retour aux sources, puisant directement à cette matière première fruste, pour apprécier sa beauté et ainsi retrouver cet élément de pureté.
Tout cela pour dire que, malgré le fait que l’album Acadie et Québec ne ressemblait pas du tout à ce qu’avaient fait auparavant le Quatuor Alouette et compagnie, il se situait toujours carrément en opposition à la façon plutôt commerciale et populiste de faire de la musique traditionnelle sur disque (ou à la radio) qui était devenue à la mode vers les années 1950-60. Il sera donc, d’une façon, le premier représentant d’un courant stylistique qu’on pourra qualifier de « folklore authentique », ou « puriste ».
La présentation populaire de la musique traditionnelle
Il faut quand même admettre ici que la présentation de la musique et de la chanson traditionnelles durant les années 1950, ’60 et ‘70 dans les médias s’est développée d’une façon souvent grossièrement caricaturale de ce qu’elle avait pu être dans son milieu d’origine familiale et rurale. L’émission télévisée de La Famille Soucy, Chez Isidore [3], par exemple, mélangeait musique traditionnelle, danses carrées et chanteurs pop ou western, dans une fausse cuisine de maison campagnarde stéréotypée, et où la ceinture fléchée faisait partie du costume. Sur disque, en plus, une coutume s’est graduellement développée de présenter la musique traditionnelle comme si elle était éternellement associée au temps des fêtes. Encore aujourd’hui, on associe cette musique avec le temps des fêtes, non pas parce qu’on va la faire en famille, mais parce qu’elle joue à la radio et dans les centres commerciaux pendant cette période.
La façon même de jouer cette musique, telle qu’on peut l’entendre sur les disques de cette époque, est aussi souvent devenue de moins en moins « authentique ». Les musiciens y incorporaient une instrumentation (instruments électriques, batterie, etc.) qui n’était pas tout à fait « authentique », mais plutôt une adaptation à la culture pop/rock/western. Certains se sont spécialisés dans un répertoire ou un style pas tout à fait orthodoxe : irlandais et/ou écossais, canadien-anglais, ou (pire !) américain (anglophone). En plus, ils pouvaient intégrer leurs propres compositions (chansons ou instrumentaux), faites selon le modèle trad., à leur répertoire plutôt traditionnel, ce que j’ai tendance à appeler néo-traditionnel.
Deux émissions de télévision hebdomadaires notables qu’on associe encore immédiatement à la musique traditionnelle, mais très populiste, ont connu une cote d’écoute particulièrement élevée pendant les années 1960-70 : À la Canadienne et Soirée Canadienne. Soirée Canadienne, en particulier, diffusée chaque samedi soir pendant plus de vingt ans, avait un projet louable d’aller chercher des chanteurs traditionnels d’une région différente pour chaque émission, mais elle était malheureusement présentée d’une façon assez « quétaine », chose qui ne contribuait sûrement pas à attirer l’attention de la jeunesse.
Comme témoignage de la façon dont ces émissions populistes ont imprégné le souvenir collectif des québécois, laissons parler le chanteur et conteur Michel Faubert lorsqu’il discutait de ce phénomène avec une certaine candeur (et un certain humour) lors d’une interview radiophonique :
Les façons de faire transmettre ces musiques-là puis ces chansons-là sont disparues, ou enfin c’est pu c’que c’était. Ça s’passe pu dans une veillée familiale, ça s’passe pu en écoutant la mère travailler dans les maisons et chanter des chansons. Ça s’passe par le disque, par— Bon, dans les années 40, 50, c’était la radio. Y’avait beaucoup d’émissions de musique folklorique. La télévision. Moi, quand j’étais p’tit y’avait encore Soirée Canadienne pis À La Canadienne. Pis c’est drôle parce que d’un coté moi j’venais d’une famille où est-ce que— Mon père c’t’un habitant, c’t’un cultivateur, et Soirée Canadienne c’était sacré, ça. Ça, la lutte et le hockey, et pis, bon, Soirée Canadienne, on écoutait ça. Mais en même temps que j’commençais à avoir un envie de faire cette musique-là [la chanson traditionnelle], j’écoutais du rock en même temps, et la Soirée Canadienne, moi c’était ma mort ! J’voulais aller m’cacher. J’haïssais ça pour mourir ! Et puis, bon, y’a une façon de faire ça dans les médias, dans la télévision, et sur les disques qui était quand-même assez différent de c’qui pouvait s’passer dans les maisons.… (Faubert 1996).
Pour le meilleur ou pour le pire, il faut voir ces diverses productions comme une descendance plus ou moins directe des Veillées du bon vieux temps de Conrad Gauthier produites au Monument National. L’association n’est pas si banale que ça : il s’agissait dans bien des cas des même musiciens, ou de leurs enfants, comme dans le cas de l’émission Chez Isidore, ou de Pierre Daignault, qui avait été animateur de À la Canadienne. Et les productions avaient le même but : divertir sans préoccupation d’authenticité.
On peut même s’imaginer ce que Barbeau en aurait pensé : que la vulgarité ruina ce qui devait être respecté ! Ou même Lacoursière : une fausse musique folklorique trop souvent propagée dans les médias. Le problème avec cette position de Barbeau et de Lacoursière est que si la musique traditionnelle est issue de la gent populaire, il est quand-même normal qu’elle soit présentée d’une façon moins raffinée, par ces même gens, comme il leur plait.
Mais en fait, loin d’être uniquement de la caricature, cette période, les années ‘50, ’60 et ’70 (et même après), ont connu la publication d’une quantité impressionnante d’enregistrements, qui, sans tous être des disques du temps des fêtes, font partie du courant de la soi-disant « fausse musique folklorique » populiste. Ils témoignent de l’effet boule-de-neige que les nombreux enregistrements faits durant les années 1920-30-40 par les musiciens associés aux Veillées au Monument National ont eu. Plusieurs des enfants des premières générations ont aussi continué à produire pendant les années 1960-70, ainsi que des anciens membres des Montagnards Laurentiens. Plusieurs, sinon la grande majorité, sont des musiciens de talent, et ils méritent d’être nommés, tout comme j’ai nommé les autres, car plusieurs d’entre eux sont passés complètement à l’oubli (tandis que certains font maintenant partie du canon folklorique).
Or, à partir des années 1950 et principalement pendant les années 1960, a été enregistré, sur long-jeu, du matériel traditionnel (ou néo-traditionnel), par les interprètes suivants, en commençant par ceux des années 1950 :
- La Famille Larin (chant)
- Oswald (chant)
- Gérard Lajoie (accordéon)
- Tommy Duchesne et ses Chevaliers du Folklore (accordéon & groupe)
- Fernand Thibault (violon)
- Marcel Charette et ses Montagnards (violon)
- Les Princes du Folklore et l’Oncle Adhémar (groupe incluant l’accordéoniste René Alain et l’harmoniciste Aldor Morin)
- Roger Lesourd (piano)
- Lise Lemieux (avec un premier hommage à Madame Bolduc
- chant)
- Oscar Thiffault (chant)
- Pierre Daignault (fils d’Eugène Daignault
- chant et câlleur)
- Ti-Blanc Richard (violon)
- Lévis Bouliane (violon)
- La Famille Soucy (chant et instrumentistes, dont encore René Alain, etc.)
- Fernando Soucy (fils d’Isidore Soucy
- violon)
- Ovila Légaré (chant et câlleur)
- Jean Carignan (violon)
- Gérard Laplante (accordéon)
- Jacqueline Mireau (chant)
- Philippe Martin (violon et guitare)
- Raymond Brunet (violon)
- Chabanel (chant et humoriste)
- La Famille Marineau (groupe de chant et instrumentistes)
- La Famille Légaré (aucun rapport avec Ovila Légaré, chant)
- La Famille Racine (chant)
- Jacques Auger et son Ensemble (violon)
- Paul Denis (harmonica)
- Les Étoiles Rouges (groupe)
- Gérard « Nono » Deslauriers (chant et humoriste)
- Tilou Bonhomme (violon)
- l’Orchestre Perron (groupe)
- Le Père Tom et ses Bûcherons (chant et violon)
- Les Tune-Up Boys (groupe)
- André Bertrand (chant)
- Lucien Stephano et la Famille Stephano (chant)
- Zoun Robidas (violon)
- La Famille Demers (chant)
- Edmond Labelle (violon)
- Médard Lacombe (chant)
- La Famille Laurendeau (groupe)
- Paul Ménard (violon)
- Armel Lecavalier (violon)
- Gérald Caron (violon)
- Florian Labelle (chant)
- Roland Croisetière (violon)
- Gaston Tessier (membre des Tune-Up Boys, harmonica)
- Jean-Marie Saint-Louis (violon)
- Gérard « Ti-Noir » Joyal (violon)
- Adelbert Young (violon)
- Gilbert Trudel et son Ensemble (groupe incluant l’accordéoniste Adélard Thomassin)
- Jean-Louis Allenberg et Ses Tire-Bouchons de Sorel (violon)
- Jos. Bouchard (violon)
- Yves Dinelle (accordéon)
- Gérard Miron (chant)
- Les Oiseaux Bleus (groupe de danse)
- Oscar Morin (dont les deux parents, et lui-même en tant qu’enfant, avaient fait partie de la troupe de Conrad Gauthier, chant, gigue et câlleur)
- Aldor & Oscar/La Famille Morin (duo d’harmonica et chant)
- Salomon Plourde (avec un hommage à Madame Bolduc, chant)
- Marthe Fleurant (un autre hommage à Madame Bolduc, chant)
- Paul-Marcel Gauthier (avec des hommages à son père Conrad Gauthier, chant)
- Jacques Le Maire (chant)
- Laurent Tremblay (violon)
- Aimé Mignault, (violon)
- L’Orchestre Provencher (groupe)
- Guy Renaud (accordéon)
- Lucien Boyer (chant et humoriste)
- Gilles Paré et ses Folkloristes de la Mauricie (accordéon)
- Hannah Trineer (violon)
- et Hilaire Guillemette (harmonica).
Au cours des années 1970, il y a eu, entre autres, d’une façon générale et sans aucun ordre :
- Aldor Morin (frère d’Oscar
- harmonica, guimbarde, chant et câlleur)
- Florence Prudhomme
- (encore un hommage à Madame Bolduc
- chant)
- Roger Collette (violon)
- Paul Coté (violon)
- Louis « Bison » Dupuis (violon)
- Édouard Boucher (violon)
- Thé-Ro et Leurs Copains (duo instrumental)
- Claude Lemarbre (violon)
- Charley Deroy (accordéon)
- Monsieur Pointu (Paul Cormier
- violon)
- Thérèse Rioux (violon)
- Simon Dubé (accordéon)
- Maurice Roussel et ses Vive La Joie (accordéon)
- Philippe Gagné (violon), Philippe Gagnon (violon et chant)
- M’am Berthiaume (chant)
- Clément Cyr (violon)
- Rosaire Laplante (violon)
- Roger Gendron (accordéon)
- Rosaire Asselin (harmonica)
- Roland Charette (violon)
- Lionel Vincent (violon)
- Roger Légaré (violon)
- Bruno Constantino (violon)
- J.-O. Albert LaMadeleine (fils de J.-O. LaMadeleine, violon)
- Moïse Filion (harmonica)
- André Lejeune (chant)
- Robin Barriault (accordéon)
- Denis Coté (accordéon et chant)
- Bob Vaillancourt (violon)
- André Proulx (violon)
- Gilles Gosselin (chant, harmonica et câlleur)
- Ovila Athot (violon)
- Richard Anglehart (violon)
- Les Voltigeurs (groupe de danse avec câlleur)
- Les Teen Agers (groupe de danse avec câlleur)
- Camil Rioux (chant)
- André Bernier (accordéon)
- Marcel Lachance (accordéon)
- Jean-Paul Harvey (accordéon)
- Gilbert Guérette (violon)
- Les Frères Grenier (chant et gigue)
- La Famille Gaudet (chant et instrumentistes)
- Carmen Gaudet (de la famille Gaudet, harmonica)
- Marc Vézina (accordéon)
- Roger Langlois (accordéon)
- Roger Robin (accordéon)
- Michel Lemelin (accordéon)
- Robert Boutet (accordéon)
- Les Frères Lizotte (groupe)
- Réal Naud (accordéon)
- Rose-Lyne Plante (protégée de Marcel Messervier, accordéon)
- Robert Pinard (violon)
- Wilson Poirier (harmonica)
- Daniel Ladouceur (violon)
- Wilbrod Boivin (harmonica)
- Lucien Bédard (violon et accordéon)
- Laurent Caron et l’orchestre des aulnaies (accordéon)
- Conrad Pelletier (violon)
- Blaise Gouin (chant)
- Gérard Turgeon (accordéon)
- Jean Landry (violon)
- Richard Lepage (accordéon)
- La Famille (ou Sœurs) Dessureault (chanson)
- Hugues Couture (accordéon)
- Yves Albert (chant avec arrangements rock/blues/jazz) et finalement Lougarou/Garolou (groupe trad./rock progressif).
C’est une tendance qui a continué avec les années 1980 :
- Antonine Paradis (accordéon)
- Charlie Landry (violon)
- Henri-Paul Paré (harmonica)
- Clément Grenier (anciennement des Frères Grenier
- chant et gigue)
- Raymond Poliquin (violon)
- etc.,
...ce qui donne l’impression d’une nette baisse d’activité pour cette période.
Mais elle reprendra avec les années 1990, cette fois principalement sur cassette, souvent auto-produites :
- Sébastien Ouellet (accordéon)
- Mario Veillette (accordéon)
- Les Nomades II (groupe)
- Le Cowboy Réjean Lapierre (accordéon)
- Raymond Saint-Laurent (violon)
- Guy Rousseau (accordéon)
- Jean-Yves Bélanger (accordéon)
- Léon Blackburn (harmonica)
- Jean-Paul Lavallée (accordéon)
- Carl Gauthier (chant, harmonica et trompette)
- Germain Nadeau (violon)
- Gilles Lafontaine (accordéon)
- Bruneau Tremblay (accordéon)
- Lisiane Deblois (chant)
- Laurencio Beaudin (accordéon)
- Félix Leblanc (futur membre de Suroît, violon)
- Pierre-Paul Perreault (harmonica)
- Suzie Gagnon (protégée de Michel Lemelin, accordéon)
- Norbert Henley (chant)
- Yves Ranger (chant)
- Émile Théberge (violon)
- Roland Basque (violon)
- Bernard Cyr (guitare douze cordes, etc.)
- Paul Lafrance (violon et synthétiseur)
- Réjean Elliot (harmonica)
- Herney et Helen (duo de violon)
- Jean-Claude Mirandette (futur membre des Charbonniers de l’enfer, chant et violon)
- Réal Dubois (violon)
- Jean-Luc Lampron (violon)
- Gaston Nolet (accordéon)
- Michel Mallette (violon)
- Les Maringouins (avec encore un autre hommage à Madame Bolduc, chant)
- Gilbert Ouellette (chant et accordéon)
- Gérard Ricard (chant)
- Le Grand Remous (groupe de chant néo-trad.)
- Edmond-Louis Fortin (accordéon)
- Adé Gagnon (harmonica)
- Gilles Lapierre (chant)
- Paul-Émile Loyer (Paulo
- violon et mandoline)
- Luc Laroche (chant)
- et Gilles Coutu (violon)
- etc.
et même sur disque compact pendant les années 2000 : Imprévu (duo d’accordéon & violon)
- Réjean Desjardins et Enweille ! (groupe)
- Claude Grenier (accordéon)
- Marcel Picotin (Mr. Pic, chant)
- et Damien Roy (chant, harmonica, accordéon, et bruiteur)
- etc.
...pour ne nommer que ceux qui ont enregistré des albums solo complets.
Par contre, à mesure que l’on avance vers les années 2000, on retrouve des artistes qui font partie d’une façon plus ou moins consciente du revival néo-trad des années 1990-2000, et souvent la distinction n’est pas évidente à faire. Or, j’ai évité de nommer plusieurs titres d’un courant plus puriste et/ou néo-trad.
En fait, c’est à partir du milieu des années 1970 qu’on commence à voir apparaître des disques ayant un souci d’authenticité beaucoup plus prononcé, dans leur instrumentation ainsi que dans leur présentation, en concordance avec le revival des années 1970, et qui prendront éventuellement la place publique. On regardera bientôt cela en plus grande profondeur.
Tous ces musiciens énumérés ont fait au moins un album à leur nom en tant que soliste, et dans la majorité des cas ils en ont fait deux et plus, donc on parle de plusieurs centaines d’albums de musique traditionnelle, sur des étiquettes plus ou moins connues. Aujourd’hui, la plupart de ces disques ou cassettes sont devenus très rares, tout comme les 78 tours avant eux, mais on aura pu voir que le territoire était vif en matière traditionnelle ou néo-traditionnelle (car certains de ces artistes, provenant de tous les coins de la province, interprètent principalement leurs compositions, telle M’am Berthiaume, etc.). Naturellement, les enregistrements commerciaux ne racontent pas toute l’histoire, mais c’est justement l’histoire de cette commercialisation qui nous intéresse. On peut se demander en fait quelle sorte de carrière artistique existait pour plusieurs de ces gens relativement inconnus. On peut trouver le début d’une réponse sur un disque de 1977 : « La Famille Dessureault est en vedette tous les vendredis, samedis et dimanches au Pepito Bar de Victoriaville. »
Sur tous ces disques, il n’y a pas de positionnement idéologique succulent à citer, car, d’une façon générale, ils ont tous été faits sans souci d’authenticité, qu’on les considère « bon » ou non. Plusieurs de ces musiciens seront associés au circuit de concours de violoneux plutôt anglophone, ou à la musique western. D’autres seront des artistes plutôt pop que trad. Et si l’utilisation de la batterie et de la basse électrique était devenue chose courante, on pouvait aussi occasionnellement entendre des instruments plus exotiques dans l’accompagnement, tel l’orgue électrique.
Et, à partir des années 1990, on pouvait entendre de plus en plus d’accompagnement électronique, en particulier des claviers qui faisaient la basse, le piano et/ou les percussions. D’ailleurs, sur son premier album Gaston Nolet, malgré sa virtuosité remarquable, est accompagné par une batterie électronique. D’autres seront associés à la danse en ligne.
Parmi tous ces disques, bien sûr, il y en avait aussi qui étaient plus « authentiques » que d’autres. Les disques produits par Jacques Labrecque sur l’étiquette London, vers 1958-61, par exemple, ont une instrumentation très traditionnelle, ce qui n’est pas surprenant lorsqu’on considère le cheminement de Jacques Labrecque (discuté dans Perron 2004). Jacques Labrecque lui-même m’a d’ailleurs dit que c’est lui qui était personnellement responsable du fait qu’on avait mis une emphase sur l’accompagnement podorythmique sur les premiers disques London de Jean Carignan, chose dont il était encore fier (Labrecque 1993). Et sur les disques d’Ovila Légaré sur London, l’accompagnement est fait uniquement au piano (acoustique).
Sur d’autres, on pouvait aussi retrouver un accompagnement « authentique » : par exemple sur son disque remarquable, paru sur l’étiquette Metro, Gaston Tessier est accompagné uniquement par une contrebasse acoustique et des cuillères (en métal). Mais ce sont des exceptions.
À partir du milieu des années 1970, par contre, sans doute influencés par le revival des années 1970, on verra plusieurs de ces artistes présenter leur musique d’une façon plus authentique, du moins temporairement, comme par exemple Denis Coté. Ces albums pouvaient alors porter des noms tels « Folklore authentique », ou « Folklore pur ».
Mais, d’une façon générale, pendant trop longtemps on a ignoré ou méprisé ces disques comme étant inférieurs (sauf exceptions). On pouvait les considérer trop western, trop pop, trop bâtardisés, trop quétaine, trop party du temps des fêtes, trop mal accompagné, trop joué tout croche, etc. C’est une affirmation difficile à prouver ou à illustrer, mais je vais essayer. Pendant 2001-2002 j’ai animé une émission de musique traditionnelle québécoise, à Montréal [4], où je faisais exprès pour mélanger de la musique traditionnelle de tous genres et de toutes époques, à partir de ma collection de disques. Plus tard, David Berthiaume, qui faisait déjà parti du group néo-trad Réveillons ! depuis quelques années, m’a avoué que j’avais eu une grosse influence sur son appréciation de la musique traditionnelle québécoise de cette époque. On m’avait toujours dit, m’avait-il raconté, qu’il n’y avait rien de bon dans les vieux vinyles québécois. C’est en écoutant ton émission que j’ai pris goût de les explorer. (Berthiaume 2002).
Par ailleurs, Robert Bouthillier, pourtant un spécialiste, voire une autorité en la matière, dans un historique de la chanson traditionnelle qu’il avait écrit pour un numéro spécial de Cap-aux-Diamants, ne fait que mentionner, en passant, deux de ces artistes, dans un petit bout de phrase caché à l’intérieur d’un long paragraphe qui parle, avec un certain détail, du courant « classique » que j’ai associé (et lui aussi, d’ailleurs) avec Barbeau : À coté d’un certain populisme incarné par des chanteurs comme Ovila Légaré ou plus tard Pierre Daignault, [...] (Bouthillier 2002 : 32) [5].
Du coté des instrumentistes, Gabriel Labbé, un autre spécialiste, sur le coffret 100 ans de musique traditionnelle québécoise qu’il a compilé sur huit disques compacts (publié en quatre volumes, de 1997 à 2000), n’a pas pensé pertinent d’inclure plus que six des artistes sur cette liste pour la période couvrant les années 1960 ; et cinq pour les années 1970 ; sur un total de vingt artistes, étendu sur quarante sélections. (La plupart des autres font plutôt partie du revival des années 1970).
C’est pour cela que j’ai tenu à tous les nommer, même si la liste est longue (et incomplète !). Car sinon on a l’impression qu’une petite poignée d’artistes seulement ont été actifs dans le domaine folklore/traditionnel pendant les années 1950-60-70-80.
L’aboutissement de la tendance populiste des années 1960-70, a eu lieu, si on veut, avec la production de deux albums vinyles doubles en 1975 et 1976 respectivement, intitulés Soirée Québécoise, Volume 1, et Volume 2, sur l’étiquette Promo-son [6]. Ces deux albums furent aussi populaires qu’Acadie et Québec, sinon plus [7], et sont aussi importants en tant que documents marquants, même si la qualité de la présentation laisse à désirer. Un des aspects le plus difficile à tolérer sur ces disques est la présence d’une foule qui crie tout le temps, le but étant de simuler une salle remplie de gens qui s’amusent, une sorte de refoulade de fin de danse carrée perpétuelle. Mais pour apprécier ces disques à leur juste valeur, il faut les placer dans leur contexte propre : l’aboutissement de la tendance qui avait commencé avec les Veillées de Conrad Gauthier. Par aboutissement, je veux dire un aboutissement symbolique, puisque la production de ce type de disque a continué par la suite, et toujours d’un goût plus ou moins douteux (mais qui ne connaîtront pas une visibilité ni un succès commercial comparable).
Mais ces deux albums sont aussi importants parce qu’ils ont réuni, pour une dernière fois, ce qui restait de l’ancienne garde qui avait eu ses débuts dans le vaudeville folklorique des années 1920-30-40, de Rose Ouellet (La Poune) à Ovila Légaré, en passant par la relève : Clément Grenier, Oscar Morin, Monsieur Pointu, Denis Coté, Pierre Daignault, Ti-Blanc Richard, etc. Même Jean Carignan y figurait.