Le projet de loi 82, selon D. Martineau et A. Gauthier

Vol. 13, no. 1, Printemps 2011

par CHARTRAND Pierre

Danielle Martineau, artiste et médiatrice du patrimoine vivant a fondé les Danseries de Québec en 1981, devenues le Centre de valorisation du patrimoine vivant. Elle créa également le CRAPO de Lanaudière et participe au développement du nouveau Centre du Patrimoine Vivant de Lanaudière, à St-Côme.

Antoine Gauthier dirige le Conseil québécois du patrimoine vivant depuis 2009. Il a précédemment œuvré au sein de l’Organisation des villes du patrimoine mondial, de la Chaire UNESCO en patrimoine culturel de l’Université Laval, du Secrétariat d’organisation du 12e Sommet de la Francophonie et de la Fédération internationale des auberges de jeunesse.

NDLR : la révision de la loi sur les Biens culturels a donné lieu au projet de loi 82. Pierre Chartrand a interviewé Danielle Martineau et Antoine Gauthier sur le sujet.

P. Chartrand : Croyez-vous que la commission Campeau et le rapport Arpin ont bien orienté ce projet de loi ?

D. Martineau  : J’ai observé que dans ces deux rapports là on englobe le patrimoine vivant dans tout un ensemble de données patrimoniales, ce qui fait que pour nous, travailleurs dans le domaine du patrimoine vivant, on est comme noyé là-dedans. C’est une problématique qu’on ressent depuis longtemps... cela n’a pas aidé, à se faire entendre, malgré les représentations ou les mémoires déposés lors de ces enquêtes. Je crois que du côté du rapport Arpin, c’était un peu plus développé.

A. Gauthier  : Je crois que ce qui a le plus orienté le projet de loi, c’est la convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel de l’UNESCO (2003), et on ne s’en est pas caché dans les divers communiqués que le MCCCF a émis. Cela transparaît bien dans les lignes du projet de loi.

Danielle Martineau

P. Chartrand : Trouvez-vous que les mémoires déposés et les débats déjà réalisés ont permis d’éclaircir la notion de patrimoine vivant/immatériel ?

D. Martineau : D’après moi le patrimoine vivant n’est pas encore reflété dans les textes actuellement accessibles, dans le sens que la personne n’est pas au coeur de l’action. C’est plutôt la connaissance du patrimoine qui est mise en valeur. Je crois donc qu’il y a quelque chose qui a été un peu escamoté, c’est-à-dire le soutien à la transmission à travers des gens qui ont des connaissances. Si on ne considère que la connaissance et non pas la personne qui a ces connaissances et l’importance de la transmission, il y a quelque chose qui n’a pas été compris...

P. Chartrand : En fait tu veux dire que les porteurs de traditions sont peu reconnus dans ces textes ?

D. Martineau : En fait on ne voit pas ce terme dans la définition actuelle du patrimoine vivant. On parle plutôt des connaissances que ces gens ont, et de valoriser ces connaissances, sans mentionner que cette connaissance passe à travers des gens. Cela peut devenir rapidement problématique. Prenons un exemple : Louis « Pitou » Boudreault. Le ministère aurait tendance à valoriser le fait que Boudreault a composé des reels basés sur la tradition. De notre côté, ce que nous aimerions, c’est que ces reels soient joués, donc transmis. Bien qu’on parle de patrimoine immatériel, on veut que tout cela soit bien incarné dans une pratique vivante.

P. Chartrand : Tu penses donc que l’orientation actuelle favoriserait plutôt la constitution d’un corpus de faits et de connaissances plutôt que la pratique réelle...

D. Martineau : Exactement. C’est un peu normal puisque les institutions comme les universités ont déjà commencé la recherche, la collecte et le traitement de ces connaissances... mais les universités n’ont pas le mandat de soutenir la transmission. Il y a comme un aspect qui manque, c’est trop désincarné à mon avis.

A. Gauthier : Moi, je crois qu’il est trop tôt pour avoir une réponse satisfaisante à cette question puisque la commission parlementaire n’est pas terminée, de un, et de deux, le CQPV n’est pas encore passé à la commission, donc les gens concernés en première ligne par le patrimoine vivant ne se sont pas encore présentés devant la commission.

D. Martineau : Ce qu’on souhaite c’est que les porteurs de traditions soient nommés et pris en compte comme courroie de transmission importante de la tradition.

P. Chartrand : Tes propos touchent donc à la définition qui est donnée du patrimoine vivant dans le projet de loi : « patrimoine immatériel » : les savoir-faire, les connaissances, les expressions, les pratiques et les représentations fondés sur la tradition qu’une communauté ou un groupe reconnaît comme faisant partie de son patrimoine culturel et dont la connaissance, la sauvegarde, la transmission ou la mise en valeur présente un intérêt public ? Que pensez-vous de cette définition ? Que devrions-nous y ajouter, ou retrancher...?

A. Gauthier : C’est une définition qui reprend certains éléments de la définition de l’UNESCO tout en enlevant d’autres. Globalement je crois que c’est une définition intéressante. Le point très faible de cette définition est le passage -fondé sur la tradition- qui, à l’avis du CQPV, est beaucoup trop large. Autrement dit, avec un appareil argumentaire très simple on peut très bien en arriver à la conclusion que n’importe quoi est fondé sur la tradition. On a oublié des aspects très importants comme la transmission de générations en générations, qui devrait apparaître dans la définition. Mais outre cela, pour un texte législatif, cela cerne assez bien l’objectif recherché.

D. Martineau : En plus de tenir compte du fait de la transmission sur plusieurs générations, il faut aussi garder en mémoire que ces traditions ont été transmises dans des milieux non-institutionnels. Et quand on juxtapose cela avec la sauvegarde du patrimoine religieux il y a un problème. Ce milieu religieux représente une institution importante, bien organisée, qui sait quoi faire et comment faire pour protéger son patrimoine. Alors que le milieu traditionnel est quelque chose d’organique, moins organisé, plus -naturel- . Raison pour laquelle les médiateurs du patrimoine vivant ne doivent pas arriver avec leurs grosses bottines dans ce milieu, en imposant leur façon de fonctionner. Il y a donc une sensibilisation à faire à ce niveau, parce qu’on brasse tout cela de façon trop anonyme.

A. Gauthier : Le fait de mentionner - de génération en génération - ça pointe d’abord une façon de transmettre le plus souvent à l’extérieur d’une institution, et ça ne désigne pas tant l’idée que c’est quelque chose qui s’est passé depuis longtemps, mais ça pointe l’idée que, en droit, on désigne quelque chose qui appartient à tout le monde, qui n’a pas été créé par une seule personne, et qu’il n’y a pas de droit d’auteur ou de brevet là-dessus. Ce que le - génération en génération - permet de spécifier, comme le fait le texte de l’UNESCO et non pas le projet de loi 82.

P. Chartrand : Croyez-vous que la distinction entre les métiers traditionnels (dont ceux liés aux bâtiments anciens) et les « commémorations » (personnages, lieux, événements, traditions) est claire (chap III, section II, art 13 et chap IV, section II art 121 ) ?

D. Martineau : Je trouve que de juxtaposer cela (personnages, événements et lieux historiques) nous amène encore une fois plus du côté de l’institution, parce que les lieux et les personnages historiques sont des choses - continues- pour des fins sociales ou politiques, ou autres... mais qui ne sont pas de l’ordre de la transmission d’un savoir en tant que tel. Cela amène beaucoup de confusion... J’ai entendu Joël LeBigot, la semaine dernière, se demander si Richard Garneau était un personnage historique, en parlant avec quelqu’un au sujet de la refonte de la loi sur les biens culturels.

A. Gauthier : je ne suis pas sûr de comprendre le sens de ta question...

P. Chartrand : En fait ma question est de savoir ce que tu penses du fait que les pratiques telles celles du patrimoine d’expression (musique, danse, chanson, conte)- soient au même niveau que celles liés par exemple aux savoir-faire relatifs à la rénovation des bâtiments anciens. Y aurait-il une distinction à faire entre ces types de pratiques ?

A. Gauthier : Quant à moi, je ne crois pas que la loi soit le lieu pour ériger des critères en ce sens là... Ce sera plutôt aux politiques et aux programmes à clarifier tout cela. Je crois que c’est une bonne chose que ce soit assez ouvert et que ça touche possiblement divers types d’activités qui sont fondées sur la transmission de génération en génération.

P. Chartrand : Où situez-vous les pratiques telles la musique, la danse, la chanson, le conte, dans ces définitions ?

D. Martineau : Pour moi une pratique vivante est une pratique qui est appliquée en 2011. Si les gens qui ont des connaissances encore appliquées aux bâtiments anciens (par exemple quelqu’un qui travaille l’ardoise pour les toits), si c’est vivant, ils peuvent alors l’appliquer à autres choses que des édifices patrimoniaux, c’est alors une pratique vivante. C’est qu’ils ont trouvé des applications de ces savoir-faire en 2011. Le mot -vivant- encore un fois, implique qu’il y a un travail au niveau de la transmission et de l’application à notre monde d’aujourd’hui.

Si je prends l’exemple de la musique traditionnelle, il y a toujours eu des gens qui composaient des airs. C’est vivant à cause de cela, car c’est quelque chose qui est toujours en évolution. Quant ça s’applique à des bâtiments anciens ou du patrimoine religieux, je comprends que cela fait partie de notre mémoire, mais je me pose la question à savoir si cela fait partie du patrimoine vivant.

P. Chartrand : Quelles pratiques pourraient être « désignées » par la loi, de quel façon, dans quels buts ?

A. Gauthier : D’abord ce n’est pas la loi qui désigne les pratiques à sauvegarder, mais prépare plutôt un espace juridique qui permettra de désigner des pratiques en tant que tel. Il y a des processus démocratiques qui sont prévus dans le projet de loi qui sont intéressants à ce sujet, et qui suivent assez les orientations de l’UNESCO.
C’est sûr que s’il n’y a rien de prévu pour la promotion ou la mise en valeur de ce qui est désigné, ça devient un peu comme une carte postale qu’on met dans un tiroir... C’est une mesure intéressante, qui peut avoir une force morale, notamment pour intégrer certaines choses dans le cursus pédagogique, mais s’il n’y a que cela de prévu comme mise en valeur, on passe à côté de quelque chose.

D. Martineau : À cet effet, je crois qu’il faut que les gens actifs dans le domaine du patrimoine vivant soient vraiment consultés, car nous réclamons des moyens concrets pour soutenir la reconnaissance et le soutien à la transmission.

P. Chartrand : Antoine, tu parles de « processus démocratiques intéressants ». Peux-tu élaborer sur les processus prévus ?

A. Gauthier : Il y a aura le Conseil du patrimoine culturel du Québec qui sera mis en place, pour remplacer la Commission des Biens culturels, et ce conseil sera mandaté pour des auditions. Autrement dit, les associations et les organismes intéressés par le patrimoine immatériel pourront aller faire des représentations en ce sein-là et pourront proposer des désignations. Cela sera alors observé et analysé dans cette instance. Selon moi, la loi prévoit bien la représentativité des divers types de représentants du milieu du patrimoine vivant.

P. Chartrand : Quels sont, selon vous, les impacts prévisibles de la loi ?

A. Gauthier : Actuellement l’article 78.5 du projet de loi stipule que le ministre pourra donner des subventions uniquement pour la connaissance des éléments du patrimoine immatériel. Cela va à l’encontre du bon sens. La convention de l’UNESCO dit quant à elle vouloir supporter la transmission du patrimoine immatériel. Ainsi, il pourrait y avoir un recul avec ce projet de loi. Car le ministère encourage et supporte déjà des actions et des organismes en transmission du patrimoine immatériel, avec des moyens insuffisants il va sans dire, mais les supporte quand même. Tandis que ce projet de loi ne vise actuellement que le soutien à la connaissance, et non à la transmission. Il est certain que si cela ne change pas dans le projet de loi, il n’y aura guère de changements pour les médiateurs et le milieu du patrimoine vivant en général. Il pourrait même y avoir un recul, dans le sens que les gens ne voudront même plus dire qu’il s’occupent de patrimoine immatériel, sous peine de ne plus recevoir d’aide gouvernementale. Il y a donc quelque chose d’absurde dans cet article-là. Mais j’ai quand même bon espoir qu’il change... et s’il changeait cela pourrait avoir un impact fort intéressant, puisqu’on part d’une situation d’indigence assez chronique au Québec, de soutien public au patrimoine vivant. Il pourra y avoir alors une prise de conscience et un début d’aide soutenue et non aléatoire. Si cet article ne change pas, je ne suis pas convaincu que cela vaille la peine d’inclure le patrimoine immatériel dans le projet de loi.

D. Martineau  : Quant à moi, je ne sens pas que tout cela soit incarné, et pour moi c’est la clé. Il faut que les personnes soient au cœur de la connaissance. La connaissance désincarnée ça demeure des concepts, et il y a déjà un problème de langage d’initiés entre les gens qui traitent de ces connaissances et ceux avec qui je travaille. Raison pour laquelle il faudrait que les médiateurs du patrimoine vivant fassent le lien entre ces deux milieux.

Je pense qu’il faudrait concevoir le processus plus humainement et socialement, car tout cela passe à travers les citoyens qui ne sont pas seulement des consommateurs, et qu’ils sont au cœur de la connaissance. Il y a un travail très important à faire au niveau local. Il arrive par exemple qu’au sein d’un couple il y ait un porteur de tradition exceptionnel et que le partenaire ne soit pas à l’aise avec cela... parce que tout le reste de la société lui dit que ce n’est pas intéressant.

P. Chartrand : Ce qui nous amène à se poser la question « qu’est-ce que la connaissance du patrimoine vivant » : est-ce simplement de documenter la pratique en question (danse, musique, chanson, etc.) ou bien n’est-ce pas plutôt quand un individu donné décide de se l’approprier ?

A. Gauthier : Ce que moi je comprends dans le terme juridique de « connaissance » dans le cadre du projet de loi 82, c’est de documenter par des inventaires, de la collecte et de la recherche. La transmission est une autre chose...
Il est d’ailleurs suggéré dans le mémoire du CQPV que le terme « connaissance » soit plus explicite, et qu’il ne soit pas uniquement dirigé vers les inventaires.

P. Chartrand : Une bonne part des décisions de « classement » et de « désignations » pourraient revenir aux municipalités... croyez-vous que celles-ci ont les moyens et les connaissances nécessaires ?

A. Gauthier : Actuellement les municipalités n’ont peut-être pas les connaissances pour assurer un rôle de promotion ou de diffusion en patrimoine vivant, mais les mécanismes du projet de loi envers les municipalités sont assez intéressants. Ce ne pourra que stimuler les oreilles prédisposées au sujet... Ce ne sont pas toutes les municipalités qui voudront se prévaloir des mécaniques en questions, mais il y en aura certainement plusieurs à en user avec profit.

D. Martineau : C’est sûr que cela dépend souvent de l’échelle des municipalités. On travaille souvent avec de toutes petites municipalités de Lanaudière (Saint-Côme par exemple) qui sont très différentes des grosses municipalités comme Terrebonne ou Repentigny, qui ont des moyens fort différents. On travaille aussi beaucoup avec la CRÉÉ et les MRC de la région. On a un atelier de sensibilisation au patrimoine vivant qui fonctionne très bien, et quand les gens (les décideurs publics) comprennent bien, ils sont prêts à signer des lettres pour la cause du patrimoine vivant, et apprécient d’avoir des travailleurs compétents pour les aider dans le domaine.

P. Chartrand : Est-ce que le futur Conseil du patrimoine culturel du Québec aura comme mission de suggérer des actions à certaines municipalités qui auraient par exemples des porteurs de tradition exceptionnels sur leur territoire ?

A. Gauthier : Je ne crois pas qu’il y ait encore de mécanique précise de prévue dans ce sens-là... Ce qui est intéressant, c’est que ce Conseil, de concert peut-être avec le CQPV et d’autres organismes régionaux, pourront établir des outils pour aider les municipalités.

P. Chartrand  :En définitive, quels sont vos espoirs par rapport à cette loi à venir ?

D. Martineau : Cela fait 30 ans que je suis dans ce domaine-là. J’ai même dû composer il y a longtemps un mémoire sur la danse traditionnelle pour distinguer ce qui était du domaine de la culture et ce qui relevait du loisir... Il est sûr que cela a évolué depuis cette époque. Maintenant j’en suis à transférer mes connaissances à deux jeunes apprentis. Je souhaite donc qu’ils n’aient pas l’impression qu’il ne s’est rien passé depuis 30 ans, et qu’on n’en soit pas encore à essayer de préciser des choses ou des concepts...

Les gens que je côtoie (trappeurs, danseurs, chanteurs, etc.) sont prêts à transmettre leur savoir gratuitement, avec joie et fierté. Ils savent aussi que ce savoir qu’ils possèdent les distinguent. Et j’espère que cette nouvelle loi pourra faire en sorte de mieux transmettre ces savoirs. Pour le moment je ne vois pas cela dans la loi, mais nous n’en sommes qu’à la première étape.

A. Gauthier : C’est certain que si l’article 78.5 est modifié et si des crédits à hauteur suffisante sont alloués via des programmes précis, alors, avec tous ces « si », on pourrait avoir un impact positif de la loi sur le milieu de la pratique du patrimoine vivant.

Si des crédits suffisants sont alloués on pourra faire diverses choses. Les associations du milieu auront peut-être accès à de meilleures subventions pour leurs actions de mise en valeur, de promotion, de diffusion et de transmission.



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