Le renouveau du conte

Vol. 7, no. 1, Printemps 2002

par BÉRUBÉ Jocelyn

Comme la plupart des traditions orales nées de l’imaginaire et du savoir des peuples, le conte a connu à travers le temps ses grandes heures comme ses temps morts. Au Québec, il fut une époque où chaque village avait son ou ses diseurs de menteries ou de vérités « revues », comme également ses musiciens et chanteurs traditionnels, personnages essentiels à toute célébration ou à toute bonne veillée.

Bref historique

On a raison de dire que le conte est vieux comme le monde. Il accompagna dans leur voyage toutes les civilisations. Chez nous, il débarqua des bateaux avec les arrivants du vieux continent et s’ installa à demeure. La vie d’habitant dans la Vallée du Saint-Laurent était dure, et l’est restée longtemps. Les navires, figés dans la glace de l’hiver des quelques ports de mer, dormaient en attendant le dégel du printemps, coupé des communications avec les vieux pays pendant presque la moitié de l’année. Les bateaux dormaient, mais les gens veillaient et se visitaient. Pauvres de biens, mais riches d’imaginaire et de mémoire, on se chantait des chansons, se racontait des histoires, des contes, des légendes, on s’en inventait même sur place. La Conquête anglaise, refermant la nation sur elle-même, contribuera encore plus à augmenter le corpus de légendes dans les veillées.

Beaucoup de contes arrivés ici pouvaient venir de creusets aussi lointains que les contrées d’Orient, transportés à travers les pays d’Europe par les voyages, guerres, les invasions de toutes sortes, en un mot par l’histoire forgeant ces peuples, dont bien sûr ceux de France, mère-patrie des premiers habitants d’ici. Certains vieux contes, déjà transformés en Europe par la langue et les coutumes locales, continueront chez-nous leur adaptation : ils changeront souvent de titres, de noms de personnages ou de héros, pour devenir par exemple notre fameux Ti-Jean, personnage coloré et merveilleux de beaucoup de contes « québécois ».

Premier déclin

Au Québec, le conte oral a connu, si l’on peut dire, son « âge d’or » au XIXe et dans les débuts du XXe siècle. Puis son déclin comme tradition vivante s’est amorcé d’abord avec la migration des campagnes vers les grands centres. L’urbanisation lui porte un coup dur : les salles de spectacle, cabarets et autres lieux de divertissement des villes, feront place plutôt à ces nouvelles formes de « diseurs de paroles » qui porteront les noms de monologuistes, humoristes, etc. Contrairement à la musique et à la chanson traditionnelles qui, elles, survivront tant bien que mal dans certains cas, et dans d’autres avec succès à ces nouveaux lieux de spectacles (ex. : Veillées du Bon Vieux Temps au Monument National, à Montréal) et également avec l’arrivée de nouvelles inventions technologiques (radio, gramophones), le conte ne trouvera pas son compte dans ces changements et connaîtra un long et lent désintéressement du public. Il se repliera sur lui-même et s’enfermera dans les maisons où encore là, les oreilles pour l’écouter seront moins nombreuses et plus distraites.

Le conte littéraire

Vers la fin du XIXe siècle, des écrivains importants de l’époque comme Honoré Beaugrand, Louis Fréchette et aussi beaucoup d’autres auront pris conscience des richesses de la tradition orale du conte et mettront en littérature tout un pan de cette culture populaire. Ce qui nous vaudra des oeuvres littéraires importantes de notre histoire. Légende de chasse-galerie, du beau danseur, de feux-follets, de loup-garous, etc. reçoivent, grâce à l’édition, une diffusion élargie, mais montrant seulement un côté de la médaille puisqu’il y manque, bien sûr, la parole vivante et sonore d’un conteur à la veillée.

L’ethnologie

Cette période et les débuts du XXe siècles ont également vu en Occident une nouvelle science entrer à l’université : l’ethnologie. L’édition de contes et de légendes étant devenue abondante à travers le monde, il fallait commencer à démêler leurs sujets, leur genre, et à les classer. Ces nouveaux artisans du savoir populaire découvriront la valeur et l’importance des traditions orales comme miroir des civilisations. Chez nous, le premier ethnologue fut Marius Barbeau, qui ne se contentera pas d’étudier sa science derrière un bureau, mais partira sur le terrain. La campagne sera son laboratoire. Magnétophone à rouleau de cire dans le sac arrière de son vélo, il enregistrera dans Charlevoix, à L’Ancienne-Lorette - où les conteurs améridiens ont aussi une histoire à raconter - toute une somme de culture orale, qu’elle soit en chansons, contes, légendes, ou coutumes. Il sera suivi par une nouvelle lignée de chercheurs, qui intégreront dans leur vaste champ de recherche l’univers du conte et de la légende traditionnelle, comme Luc Lacoursière, les pères Germain Lemieux et Anselme Chiasson, Carmen Roy et, plus près de nous, Jean Duberger et Jean-Claude Dupont, pour ne nommer que ceux-là. Sur leur trace, et grâce à leurs enregistrements, de nouveaux ethnologues prendront la relève et partiront eux aussi comme leurs maîtres dans les campagnes et les villes pour graver la mémoire de ces porteurs de paroles contents de retrouver une oreille attentive pour les écouter. Leurs collectes aboutiront soit au Musée des civilisations de Hull (anciennement le Musée de l’Homme à Ottawa), soit dans les universités comme Sudbury, Moncton et Québec (Archives de folklore) dont les trésors de traditions sont fabuleux.

Les chantiers

Un lieu éloigné des campagnes et des villes échappera pendant longtemps aux transformations du monde moderne : les chantiers. Ces camps de bûcherons, souvent situés très loin en forêt et privés des moyens de communications des grands centres, perpétueront plus longtemps qu’ailleurs la tradition des conteurs populaires, l’étirant même dans certains cas jusqu’au tournant des années 1950. Dans l’Outaouais ou le nord de l’Ontario par exemple, certaines compagnies forestières engageaient des conteurs pour divertir leurs engagés le soir ou les fins de semaines : les « boss » s’étaient rendus compte que les hommes avaient plus d’entrain et de coeur à l’ouvrage s’ils avaient eu, la veille, une bonne veillée de contes.

Ces « jongleurs du billochet » [1] comme les appelait le père Germain Lemieux de l’université Laurentienne à Sudbury, apporteront du merveilleux et du bonheur à ces bûcherons besognant la plupart du temps dans des conditions de vie et de travail ressemblant souvent à de l’esclavage.

Le déclin

Déjà bien amorcé dans les décennies précédentes, le déclin du conte comme expression publique et vivante, continuera d’une façon encore plus prononcée sa courbe descendante dans les années 1950-60. Le cercle du conteur se limitera surtout à la famille immédiate, en particulier le monde des enfants qui lui conservera cette magie. Les adultes formeront plutôt leur cercle dans le salon, autour d’une télévision...

Premier réveil

La décennie 1970 verra apparaître un premier renouveau du conte, mais encore bien timide. Quelques conteurs reprendront la route, poussés par le réveil et la prise de conscience de l’identité québécoise, moteur social et culturel de ces années-là. Le Québec redécouvre ses traditions, de nouveaux groupes de musique traditionnelle apparaissent et trouvent leur public. Le conte profite de cette renaissance à sa manière et des nouveaux conteurs se produisent dans des festivals de tout acabit, souvent dans des conditions difficiles, et en parent pauvre des autres disciplines artistiques. L’essoufflement du « nationalisme » québécois de l’après-référendum de 1980 verra à nouveaux les arts traditionnels - dont le conte - retomber au Québec dans une sorte de « grande noirceur » proche de celles des années 1940-50.

Le renouveau

Il faudra attendre la décennie 1990 pour voir la flamme se remettre vraiment à crépiter, car la braise était encore chaude. Le patrimoine vivant dans ses champs d’expression s’organise en un Conseil québécois et ne baisse pas les bras. De nouveaux festivals voués aux arts traditionnels voient le jour, comme par exemple le FIAT (Festival international des arts traditionnels) à Québec, La Grande Rencontre à Montréal, le Carrefour mondial de l’accordéon à Montmagny, Mémoire et racines dans Lanaudière, pour en nommer quelques-uns. Ces festivals intégreront très souvent des conteurs dans leur programmation. Parallèlement à ces événements de musique et de chansons, des festivals axés essentiellement sur le conte, apparaissent pour la première fois dans diverses villes ou régions du Québec : Festival interculturel du conte à Montréal ; Haut-Parleur, au Musée de la civilisation, à Québec ; Les jours sont contés en Estrie ; Les Grands Gueules à Trois-Pistoles, et d’autres encore.

De jeunes conteurs prennent la relève, le conte s’ouvre sur le monde, des conteurs de tous les pays de la francophonie participent avec bonheur à nos festivals, des conteurs d’ici se retrouvent dans des festivals de conte à l’étranger. En trois Jeux de la Francophonie successifs, des conteurs québécois raflent à chaque fois des médailles dans la discipline Conte et conteurs. Ce qu’aucun pays de la francophonie, même par deux fois, n’a réussi. Des bars en ville organisent des veillées de contes toutes les semaines et attirent un public de plus en plus jeune : Le sergent recruteur à Montréal ; le Fou Bar à Québec. Par ailleurs, le conte s’installe avec plaisir dans les écoles et trouve sa place en ville et en région.

Ce qui semblait aller vers une mort annoncée se change en résurrection inespérée. Car le conte peut-être magique. Il semble maintenant là pour rester ; il a transcendé les courants, les modes plus ou moins éphémères, comme il l’avait toujours fait à travers l’histoire du monde. Ce renouveau chez nous est dû en grande partie à tous ces artisans de festivals et à toute cette nouvelle génération de jeunes conteurs et conteuses qui ont repris à leur compte le champ merveilleux de la parole. Le « vieil art » du monde retrouve au Québec une nouvelle jeunesse ; mais il ne faut pas s’arrêter là, beaucoup de travail reste à faire pour trouver de nouveaux publics, labourer et cultiver de nouveaux champs, encourager les plus jeunes à continuer la route.

Aujourd’hui le conte semble reprendre sa vraie fonction : celle de rassembleur, jouant d’émotions et de connivence avec un public souvent de tout âge et heureux de se libérer de ses écrans pour s’inventer ses propres images et son merveilleux, à l’écoute d’une liberté de paroles. De nos jours, dans notre monde éclaté, je pense que le conte a plus que jamais son mot à dire. Les vieux conteurs et conteuses du temps passé seraient heureux de constater combien la semence a pris racine, et fiers de voir combien « l’arbre à palabre » a poussé.

Bibliographie : contes et Légendes

Les contes

 Aucoin, Gérald E. L’oiseau de la vérité et autres contes des pêcheurs acadiens de l’Ile du Cap-Breton Montréal, Quinze, coll. mémoires d’homme, 1980.
 Bergeron, Bertrand, Au royaume de la légende, Les éditions JCL inc., Chicoutimi, 1988.
 Bergeron, Bertrand, Les Barbes-bleues ; contes et récits du Lac Saint-Jean, répertoire de M. Joseph Patry, Montréal, Quinze, coll. mémoires d’homme, 1980.
 Collectif, Contes et légendes, Nord, no 7, Éditions de l’Hôte, Sillery, Québec, aut. 1977
 de la Salle, Bruno, Le conteur amoureux, Les éditions Casterman, Tournai, Belgique,1995.
 Desjardins, Philémon et Gilles Lamontagne, Le corbeau du Mont-de-la-Jeunesse ; contes et légendes de Rimouski, Montréal, Quinze, coll. mémoires d’homme, 1984
 Dupont, Jean-Claude, Contes de bûcherons, Montréal, Quinze, et Musée national de l’Homme, coll. mémoires d’homme, 2e édition, revue et corrigée, 1980.
 Fréchette, Louis, Contes de Jos Violon, Montréal, Les Éditions de l’Aurore, 1974.
 Gagnon, Cécile, Contes traditionnels du Québec, Milan, St-Amand-Montrond, France, 1998.
 Gougaud, Henri, L’arbre à soleil, Paris, éditions du Seuil, Collection Points, 1979.
 Gougaud, Henri, L’arbre aux trésors, éditions du Seuil, Collection Points, 1987.
 Gougaud, Henri, L’arbre d’amour et de sagesse, éditions du Seuil, Collection Points, 1992.
 Laforte, Conrad, Menteries drôles et merveilleuses ; Contes traditionnels du Saguenay, Montréal, Quinze, coll. mémoires d’homme, 2e édition, 1980.
 Légaré, Clément, La bête à sept têtes et autres contes de la Mauricie, Montréal, Quinze, coll. mémoires d’homme, 1980.
 Légaré, Clément, Beau sauvage et autres contes de la Mauricie, Sillery, Presses de l’Université du Québec, 1990.
 Légaré, Clément, Contes populaires de la Mauricie, Montréal, Fides, collection Essais et recherches, 1978.
 Marie-Ursule, C.S.J., Soeur, Civilisation traditionnelle des Lavallois, préf. Luc Lacourcière, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1951 (les Archives de folklore, nos 5-6).
 Velay-Vallantin, Catherine, L’histoire des contes, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1992.

Les légendes

 Beaugrand, Honoré, La chasse-galerie, Montréal, Fides, 1973.
 Dupont, Jean-Claude, Légendes de l’Amérique française, Sainte-Foy,Sainte-Foy, Éditions Dupont, 1985
 Légendes des villages,
 Légendes du coeur du Québec
 Légendes du Saint-Laurent 1
 Légendes du Saint-Laurent 2
 Légendes du Saint-Laurent : Récits des voyageurs
 Légendes amérindiennes
 Jolicoeur, Catherine, Les plus belles légendes acadiennes, Montréal, Stanké, 1981.
 Roy, Carmen, Littérature orale en Gaspésie, Ottawa, Musée national du Canada, 1962.
 Campion-Vincent, Véronique et Jean-Bruno Renard, Légendes urbaines,
 Rumeurs d’aujourd’hui, Paris, Éd. Documents Payot, 1992.

Les collections :

 Mille ans de contes, éditions Milan, St-Amand-Montrond, France, 1990-1997
 Mille ans de contes : tome 1
 Mille ans de contes : tome 2
 Mille ans de contes : nature
 Mille ans de contes : animaux
 Mille ans de contes : mer
 Mille ans de contes : mythologie
 Mille ans de contes : Québec
 Mille ans de contes : indiens d’Amérique du Nord
 Mille ans de contes : théâtre
 Contes et légendes de tous les pays, Fernand Nathan, Éditeur, Paris. Plus d’une centaine de volumes édités depuis les années 40.
 Les vieux m’ont conté, par Germain Lemieux, Éditions Bellarmin, Montréal, 1973 et suiv.(trente-deux volumes publiés à ce jour).
 Légendes et contes de tous les pays, Librairie Grund, Paris. Plus d’une quarantaine de volumes dont Les légendes des arbres et des fleurs (1976), - - Trésor légendaire des indiens d’Amérique (1980) et Les contes d’Andersen (1994).
 L’âge d’or, Éditions Flammarion, Paris. Une dizaine de titres dont Les contes des frères Grimm, 1967.

Notes

[1Jongleur du billochet : jongler avec les mots. Le billochet était le nom donné à la bûche servant de siège aux conteurs dans les chantiers et sur laquelle il était le seul à avoir le droit de s"asseoir.



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