Les Veillées d’automne à Montréal (1975)

Vol. 10, no. 1, Printemps 2006

par BERTHIAUME David

NDLR : Nous vous présentons ici la presque totalité d’un texte rédigé par David Berthiaume, dans le cadre d’un cours universitaire intitulé Culture d’élite et culture de masse, au Québec et au Canada, donné à l’Université du Québec à Montréal.

Ce travail est intéressant sous plusieurs aspects, dont celui de présenter une vision propre à la nouvelle génération de personnes impliquées dans les arts traditionnels. David Berthiaume, qui fait partie du groupe Réveillons  !, est né en 1978. Ce travail fut remis en décembre 2005, trente ans après la tenue des Veillées d’automne dont il traite.

Affiche du film La veillée des veillées, de Bernard Gosselin

Ce travail concerne la troisième édition des Veillées d’automne, un festival de musique traditionnelle présenté à Montréal dans la salle le Plateau, du lundi 17 au vendredi 21 novembre 1975. L’événement connut un succès certain  : il incarne l’âge d’or d’un mouvement de réappropriation de la culture traditionnelle québécoise par la nouvelle génération qui redécouvre alors ses racines, constituant pour Gabriel Labbé «  l’événement le plus mémorable  » de la décennie [1].

L’organisateur principal de l’événement est André Gladu, jeune cinéaste attaché au thème de la culture francophone en Amérique, il se charge de la conception du festival, de sa mise en scène, de son animation et fait partie de l’équipe de production. Le deuxième pilier des Veillées d’automne est Jean-Luc Moisan. Il est chargé de la coordination générale de l’événement, de l’administration et de la production. L’organisme mandataire des Veillées d’automne est le Service d’animation socioculturelle de l’Université du Québec à Montréal dont le directeur est Gilles Gagnon. Ce dernier est aussi responsable de la publicité et des subventions. Étant donné l’implication de l’UQÀM dans l’organisation et la mise sur pied de l’événement, il n’est pas surprenant de constater que le public qui afflue est surtout constitué de jeunes universitaires, sans toutefois se limiter à ce groupe  : tous ceux qui s’intéressent au patrimoine sont ciblés. [2]

Les Veillées d’automne sont articulées autour du concept des minorités luttant pour la survie de leur identité culturelle. On y retrouve donc thématiquement à travers la semaine, le Québec accueillant une représentation de l’Acadie le lundi (les soeurs Myers, Johnny Comeau, Gilles Losier), de la Bretagne le mardi (les frères Conan et M. Perros, Mikael Moazan et Gweltaz Ar Fur), de la Louisiane le mercredi (Zachary Richard et le Bayou des mystères, le groupe de Marc Savoy), de l’Irlande le jeudi (John Wright et Catherine Perrier, Barde). [3] Le vendredi, tous se réunissent pour une célébration des ressemblances entre ces différentes cultures, formant une rétrospective de la semaine, une veillée des veillées. Tout au long de la semaine, les représentants du Québec sont Louis Boudreault, Jean Carignan, Yves Verret, le Groupe de Portneuf, les Ruine-babines, le Rêve du diable. [4] [5]
Sur les traces du Black Power qui, suite à un long combat pour dénoncer l’oppression de la majorité blanche sur la minorité noire, a mené à l’émancipation des communautés noires, les Américains de différentes origines entrent dans un processus d’identification à leur minorité d’appartenance  : les années 1970 sont le témoin de l’ethnic revival. Les îlots de présence canadienne-française en Amérique se ravivent  : Cajuns et Acadiens affirment leurs différences. [6] Montréal n’y fait pas exception, il s’y développe une production multiethnique qui s’insère progressivement dans sa vie culturelle. [7] D’ailleurs, en même temps que le processus identitaire qui amène un engouement pour l’histoire et le patrimoine [8] , s’opère au Québec une ouverture sur le monde  : la classe moyenne bénéficiant de meilleurs revenus se met à voyager à l’étranger, ce qui la met en rapport avec le monde en établissant les limites de la participation québécoise à la culture internationale. [9]

Cet ethnic revival s’accompagne dans les années 1960 et 1970 d’un Folk revival [10] lors duquel des ethnologues ratissent le territoire américain à la recherche des éléments propres à la tradition musicale dans toute sa diversité pour dresser un portrait vivant et authentique du folklore, on assiste à une valorisation de la folklife. [11] À ce titre, des institutions déjà en place, tel le Smithsonian Institute, sont revigorées par une nouvelle génération de chercheurs qui étendent leurs recherches au territoire québécois en s’intéressant entre autres au répertoire de Jacques Labrecque et de Jean Carignan. [12]

Jean Carignan et Yves Verret, à la Veillée des veillées (1975).
Photo Louise De Grosbois.

Socioculturellement, l’Amérique n’est pas seule à vivre cet «  engouement traditionnel  »  : l’Occident entier reprend contact avec son histoire, provoquant une recrudescence de l’intérêt envers le folklore. [13] Pourtant, au Québec, certaines émissions de télévision telles « Chez Isidore », « À la canadienne » ou « Soirée Canadienne » sont déjà consacrées au folklore à partir du début 1960  ; toutefois, ces diffusions ne rejoignent pas la jeunesse qui y dénonce la mise en scène artificielle de clichés du patrimoine. [14] Les Veillées d’automne s’inscrivent en réaction à ces représentations du folklore et proposent une vision axée sur la participation authentique à la tradition.

Si les années 1950 ont été le théâtre du début d’une certaine autonomie de la culture face aux valeurs conservatrices dominantes, c’est au cours des décennies suivantes que le Québec entre vraiment dans la modernité culturelle en emboîtant le pas de l’Occident. [15] La montée d’une nouvelle génération imposante en nombre amène des changements de valeurs dans la société. Plus scolarisée que ses aînés, elle critique les schèmes sociaux et revendique une libéralisation des structures. Cette effervescence idéologique est le moteur de la création culturelle  : jusqu’à la seconde moitié des années 1970, vie politique et vie culturelle sont indissociables [16] : «  la création culturelle est une facette révélatrice de la transformation des conditions de vie  » [17].

Parmi les formes de la vie culturelle, c’est la musique, particulièrement la musique rock britannique ou américaine, qui est le porte-étendard de cette jeunesse, elle participe à la formation de l’identité de toute la génération des baby-boomers. Cet engouement est si important qu’il suscite le développement d’un marché commercial qui s’inscrit avec une nouvelle ampleur dans la mouvance de la consommation de masse. [18] La culture devient un objet de consommation omniprésent qui s’industrialise et devient l’apanage des détenteurs de capitaux qui en font une production commerciale structurée et médiatisée  : la culture tend à s’uniformiser avec la montée de la concurrence. [19]

Les chansonniers populaires (Leclerc, Vigneault, Ferland), imprégnés de musique folklorique et de poésie, qui célèbrent le pays et mettent de l’avant des idées nationalistes, s’essoufflent dans la seconde moitié des années 1960. Pour survivre, certains n’auront d’autre choix que d’ajouter une saveur plus populaire, voire commerciale, à leurs œuvres. [20] Les produits américains occupent par ailleurs une place grandissante dans le marché  ; plus que cela, la culture québécoise s’américanise progressivement  : «  les productions authentiquement québécoises (…) ne jouissent plus de la même ferveur  ». [21] La jeunesse privilégie les œuvres caractérisées par leur aspect moderne.  Influencé par la vogue californienne, un mouvement de contre-culture s’implante au Québec, en particulier à Montréal, décloisonnant définitivement les barrières sociales traditionnelles à travers la langue, la mode vestimentaire, les relations interpersonnelles, les rapports entre les sexes. [22] Aussi, une nouvelle forme de spectacle fait son apparition  : le spectacle-événement, initié par Woodstock en 1969. [23]

À la lumière de ce contexte socioculturel, on peut interpréter les Veillées d’automne comme le contrepoids du désir d’accès rapide à la modernité en croissance constante depuis les années 1950 et qui tend à rejeter la culture à consonance traditionnelle au profit de la modernité. [24] Les Veillées d’automne sont un spectacle-événement qui apporte un nouvel éclairage de la culture traditionnelle, accolant à sa production les idées de son temps  : critique de l’exploitation capitaliste de masse, rejet de l’oppression, valorisation des spécificités des peuples minoritaires. En mettant en scène des authentiques porteurs de tradition, elles s’inscrivent dans le mouvement international du folk revival en réaction à la fois à la culture de masse américanisée et à la mise en spectacle exagérée de la tradition. [25] Dans le disque double, une mise en garde adressée à l’auditeur montre bien que les organisateurs des Veillées d’automne prennent parti dans le débat linguistique ayant cours au Québec en insistant sur le respect de la langue des minorités. [26]

La valeur dominante des Veillées d’automne est sans contredit la tradition. Omniprésente dans le discours des interprètes comme dans celui des organisateurs, la tradition est perçue comme une valeur permanente et constante dans toute communauté, une source permettant la prise de conscience profonde de l’identité collective du peuple afin de lui faire retrouver sa dignité. [27] La tradition est ainsi inscrite comme valeur clé de l’événement en cela qu’elle promeut la nécessité de conserver l’héritage culturel des ancêtres et d’en assurer la pérennité. [28] Il s’agit en quelque sorte d’une lutte contre l’oubli qui menace un Québec de plus en plus imprégné de culture américaine. Le but de l’événement est de faire office de courroie de transmission de cette tradition, de donner une occasion de la propager en plein cœur de la métropole, dans un milieu où le processus de transmission de cette musique s’égare, afin que les citadins puissent se la réapproprier  : «  ce travail peut simplement nous aider à reconstituer certains chaînons de notre mémoire collective  ». [29] On cherche ainsi à répandre et à développer chez le public une sensibilité à cette culture patrimoniale victime de préjugés dans une urbanité qui perd contact avec la musique traditionnelle ; l’événement constitue «  un outil pour transmettre le génie populaire et lutter contre l’oubli !  ». [30]

Le fait que les Veillées d’automne se déroulent en novembre n’est pas le fruit du hasard. André Gladu affirme ainsi vouloir renouer avec la coutume populaire des fêtes suivant les récoltes dans la tradition québécoise. Il s’agit d’une réactualisation de mœurs disparues. [31] À ce titre, le terme «  veillée  » renvoie également à la valeur tradition, aux soirées de danse et de réjouissances réunissant la communauté autour de musiciens  ; plus qu’un simple spectacle, le public, comme dans ces veillées, est appelé à participer activement à l’événement. Cependant, cette valeur phare ne doit pas être perçue comme le calque du passé, la tradition devient actuelle, elle sort du carcan qui la confinait à une musique passéiste. Les organisateurs de l’événement cherchent à montrer toute la contemporanéité de cette musique dite du peuple, de la débarrasser de ses étiquettes  : «  Ce qu’on veut faire comprendre, c’est que c’est pas du folklore, c’est de la musique vécue  ». [32] Ce concept de musique vécue fait appel à celui qui accompagne son quotidien de la pratique de cette musique héritée du passé. [33] En rupture avec la façon d’interpréter la musique traditionnelle des années 1950 et 1960 comme l’illustre l’esthétique du Quatuor Alouette, de Hélène Baillargeon ou de Raoul Roy, la musique vécue s’inscrit dans une démarche de recherche d’authenticité montrant la richesse et la complexité de la tradition. Les Veillées d’automne sont sans nul doute portées par une idéologie réfléchie  : redorer le blason de la tradition musicale québécoise authentique afin qu’elle reprenne la place qui lui revient dans le paysage culturel.

Même si elle y est souvent associée, cette valeur de la tradition se distingue nettement des idées nationalistes en vogue dans la société québécoise de 1975. André Gladu affirme chercher explicitement à sortir cette tradition du nationalisme. [34] ; ne détenant aucune frontière, la musique traditionnelle devient un élément rassembleur qui dépasse le territoire québécois, «  un prétexte à retrouvailles au niveau du monde  » [35] , elle ne peut être l’apanage du fait français en Amérique. Une seconde valeur se dessine  : l’internationalisme. L’idée de l’événement est non seulement de faire redécouvrir la tradition québécoise, mais de dresser des parallèles avec d’autres minorités à l’échelle internationale afin de relever la fraternité entre différentes nations. [36] : «  On veut promouvoir un peuple et les liens qu’il a avec les peuples qui lui ressemblent  » [37] . Plusieurs peuples sont représentés dans les Veillées d’automne (Acadiens, Bretons, Cajuns, Irlandais, Québécois), ce choix n’est pas gratuit  : ces minorités doivent lutter pour le maintien de leur identité culturelle, pour la survivance de leurs traditions  : «  dans chaque cas, la nation est menacée dans son identité, sa culture, son âme  » [38] . Cet internationalisme est lié à une autre valeur connexe  : la solidarité.

Le but de l’événement n’est pas seulement de relever des liens culturels, sociaux et musicaux entre différentes nations, mais de joindre leurs musiques pour réagir à la pression que ces minorités subissent face à la culture de masse, ces éteignoirs internationaux qui cherchent à les marginaliser, réduisant la culture traditionnelle à des phénomènes locaux, voire négligeables. Bruno Dostie révèle les liens de solidarité que l’événement engendre, le désir de créer des ponts musicaux entre les musiciens, de «  transfigurer la tradition sans en altérer l’authenticité  » [39], façonnant un son commun pour mieux résister à l’homogénéisation culturelle.

Ainsi, l’acadien Gilles Losier, après avoir évoqué les liens qui l’unissent aux Savoy de la Louisiane, choisit de chanter une complainte qui lui rappelle la sonorité cajun, alors que Yves Verret et Jean Carignan, tous deux québécois, choisissent un répertoire de reels irlandais qu’accompagnent tour à tour John Wright, anglais, et Gilles Losier, acadien. Le public québécois se reconnaît à travers les différentes musiques et leurs présentations d’où ressort une caractéristique commune  : l’oppression que ces minorités culturelles subissent et la résistance qu’elles y opposent. [40]

Louis « Pitou » Boudreault de Chicoutimi, et la jeune Isabelle Leduc, à la Veillée des veillées (1975).
Photo Louise De Grosbois.

Dès lors, l’événement est porteur d’une autre valeur  : la résistance contre l’oppression. Politique, cette valeur est visible dans le choix du répertoire des interprètes  : tandis qu’Acadiens et Cajuns chantent la déportation subie il y a longtemps, les Bretons chantent la résistance à l’envahissement culturel français. Pour Gweltaz Ar Fur, tradition et résistance sont indissociables  : «  [la tradition] correspond à une lutte, une lutte pour l’affirmation de notre différence, l’affirmation de notre résistance à l’oppression et ça doit se transcrire pas seulement dans les paroles, mais se transcrire dans la musique  ». [41] Il explique le folk revival visible à l’échelle internationale par le désir de survivance des cultures menacées à travers une lutte populaire contre les oppresseurs. [42] Gilles Garand et Nancy Neamtam portent cette valeur lorsqu’ils présentent leur démarche au début de la prestation de leur groupe Ruine Babines  :

«  C’est la musique des travailleurs du Québec qui ont été trop longtemps exploités et que leur énergie de travail n’a servi qu’à enrichir les capitalistes. […] Ce qui est fondamental dans cette musique-là et dans notre démarche, c’est que ça sert aux gens qui l’ont créée, les travailleurs et les travailleuses, dans leur lutte pour prendre le contrôle de leur force de travail et de leurs conditions de vie. [43] »

Bruno Dostie évoque d’ailleurs la voix des nègres blancs d’Amérique pour qualifier la prestation de Zachary Richard [44] ; plus optimiste, Maryse Pellerin affirme que «  l’exploitation, les répressions, les déportations, les interdictions de toute sorte n’ont pu tuer l’immense goût de vivre des peuples. Ce que nous appelons dérisoirement folklore, ce n’est avant tout que la manifestation de cet appétit  » [45]. Elle souligne bien l’aspect politique de l’événement qu’elle relie à une activité subversive pour la réintégration de la tradition et sa transmission dans le paysage culturel québécois.

Cette résistance est aussi culturelle, elle s’exerce contre les médias de masse qui, détournant la minorité de son héritage culturel, constituent une véritable menace pour la survivance de la tradition. Cette valeur est mise de l’avant explicitement par les organisateurs dans le livret accompagnant le disque double issu de la Veillée des veillées, ils y font mention que la tradition se perpétue malgré le désir de l’élite, du commerce et des chroniqueurs culturels de l’enfermer, de la restreindre à un objet publicitaire ou à une mode passagère  ; à la musique traditionnelle ils opposent la musique commerciale à laquelle ils sont assujettis et «  qui pollue [leur] esprit plus qu’autre chose !  » [46]. Maryse Pellerin résume l’objectif qui sous-tend l’événement  : «  Dans notre société industrielle avancée […] où on endort le peuple par tous les moyens dont le plus efficace est celui des mass media, on peut se demander si un festival de musique traditionnelle ne sert pas à honorer ce qui est en passe de disparaître  » [47].

Alors qu’un mois avant les Veillées d’automne s’organisait un autre festival de musique traditionnel à l’Outremont, La grande virée, qui connut un échec retentissant malgré la brochette d’invités dont plusieurs se sont retrouvés sur la scène des Veillées d’automne. [48], ces dernières ont connu un franc succès. Ce succès s’illustre à travers la couverture médiatique de l’événement par la presse de l’époque, alors que tant La Presse que Montréal-Matin ou Le Jour évoquent la réussite indéniable des Veillées d’automne  : «  plus qu’une réussite commerciale, […] ce troisième festival s’imposera comme une étape réussie dans la réactivation de l’intérêt des jeunes Québécois pour une tradition qui était en voie d’extinction  » [49]. La semaine s’est d’ailleurs clôturée vers trois heures du matin avec un spectacle auquel les organisateurs ont du refuser l’entrée à mille personnes [50], autres signes de l’engouement de l’assistance.

Comment expliquer cette différence de réaction du public face à deux événements mettant en scène le même genre musical  ? Sans doute par la portée plus politique des Veillées d’automne, intégrant la notion de combat culturel et de lutte populaire pour la réappropriation du patrimoine collectif. La signification que les organisateurs ont voulu donner à l’événement fait déjà partie intégrante des mouvements contestataires de la génération montante. Également, le fait que l’événement soit organisé par l’UQÀM, seule véritable université populaire, concourt au succès de l’événement  : le recrutement est facile grâce au bassin de jeunes qui fréquentent l’établissement ; aussi, les organisateurs sont des étudiants auxquels le public est en mesure de s’identifier. La générosité des musiciens, l’exotisme suscité par la participation d’artistes venus de Bretagne, d’Irlande, d’Acadie et de Louisiane a sans contredit participé à attirer une foule de 4 500 à 6 000 personnes durant la semaine. [51] En outre, les organisateurs ont pris soin de choisir des invités de renom, recrutant entre autres «  le meilleur joueur de violon au monde  » [52] en la personne de Jean Carignan, un des virtuoses de l’accordéon au Québec  : Yves Verret, le plus authentique des violoneux  : Louis Boudreault, le plus grand joueur de guimbarde  : John Wright ; cette sélection fait en sorte que toute personne manifestant un tant soit peu d’intérêt pour la musique traditionnelle, en pleine effervescence à cette époque, désire assister aux spectacles. La portée de l’événement est indéniable  : «  pour toute une génération de jeunes urbains plus ou moins coupés de leurs racines, c’est la découverte  » [53].

En plus d’initier plusieurs personnes dans le public à leurs propres traditions musicales, l’événement s’insère dans la lutte politique de la libération des minorités culturelles par le biais des liens qu’elle tisse entre représentants de différentes nations menacées  : «  sa portée dépasse de loin celle d’un simple spectacle. Cinq peuples rassemblés sur la scène du Plateau ont pendant cinq jours fait la preuve de la vitalité d’une musique que pourtant on a essayé de faire taire.  ». [54]. Les Veillées d’automne sont le témoignage vivant de la réappropriation authentique du son vécu par la jeunesse, preuve qu’elle n’est pas toute embrigadée dans le carcan imposé par une culture de masse en rupture avec le passé.

Arthur Tremblay, qui jouait avec André Alain et Jean-Claude Petit, de Portneuf, exé-cutant une gigue à la Veillée des veillées (1975). On aperçoit Jean-Pierre Lachance, du Rêve du diable, à l’arrière.
Photo Louise De Grosbois.

En somme, l’existence des Veillées d’automne dans la vie culturelle du Québec des années 1970 montre la complexité du paysage culturel en pleine évolution. Si l’histoire culturelle du Québec a surtout retenu l’identification de la jeunesse (la génération des baby-boomers) à la musique pop-rock en tant que trame de fond de la recrudescence des nouvelles idéologies qui marquent la décennie 1970, il apparaît que d’autres courants parallèles moins populaires, dont celui de la musique traditionnelle, sont tout de même importants, ils se développent en réaction à la culture de masse, s’y opposent tout en portant eux aussi les idéaux libertaires en vogue. Les Veillées d’automne fournissent une preuve de l’hétérogénéité de l’évolution culturelle du Québec des années 1970  : si un courant imposant une rupture fait table rase du passé pour s’inscrire dans la modernité, un autre courant plus marginal, celui de la musique traditionnelle ravivée, entre en continuité avec le passé dont il se sert en y puisant le fondement des valeurs modernes de la liberté, de la résistance, de la solidarité pour en faire ressortir l’actualité et l’enrichir.

Suite à cette étude, il nous apparaît que la recrudescence de la musique traditionnelle au Québec dans les années 1970 peut être comprise comme le relais des chansonniers et des boîtes à chansons en perte de popularité depuis la seconde moitié des années 1960. La célébration de la province, la valorisation de la patrie et du retour à la terre se fait maintenant également au son du violon et des représentations authentiques de la musique du peuple québécois dans toute sa spécificité à travers les liens qu’il tisse avec d’autres minorités de la scène internationale. Les Veillées d’automne ont initié des veillées de danse traditionnelle dans la salle du Pavillon Latourelle. [55] qui ont elles-mêmes menées à la création de la Société pour la promotion de la danse traditionnelle québécoise (SPDTQ) en 1981, un organisme toujours présent dans le paysage culturel montréalais. En outre, la création de l’École des arts de la veillée, une école populaire axée sur l’apprentissage de la tradition québécoise, se veut ouvertement inspirée de l’événement des Veillées d’automne. [56]

Encore aujourd’hui, à l’ère où la musique traditionnelle bénéficie d’un regain d’intérêt sur la scène culturelle québécoise, grâce au film et au disque qui ont prolongé la vie de la Veillée des veillées, l’événement des Veillées d’automne fait figure de mythe au sein du milieu traditionnel pour la génération des 20-30 ans. Elle est une icône, au même titre qu’un Woodstock pour les adeptes du rock, marquant, par les valeurs qu’elle transmet, l’époque dans laquelle elle s’insère. Ce second renouveau de la tradition qui prévaut actuellement se distingue du précédent en cela qu’il semble chercher davantage à se métisser à d’autres traditions qu’à produire un son vécu authentique. [57] En outre, peut-être en raison de la grande diminution d’intérêt qu’elle subit dans la décennie 1980, la musique traditionnelle d’aujourd’hui s’est détachée des valeurs qu’elle mettait de l’avant dans les années 1970, laissant sa pratique dans un vide idéologique ; apolitique, son moteur est centré sur la création.

PHOTOGRAPHIES : REMERCIEMENTS À LOUISE DE GROSBOIS.
Louise de Grosbois nous a gracieusement fournit l’ensemble des photographies liées à cet article (sauf celle de l’affiche). Louise de Grosbois fut fort impliquée dans la Veillée des veillées, et en était la photographe attitrée. Elle fut par ailleurs la maître d’oeuvre des publications Lâchez lousses et Les Patenteux du Québec, portant respecti- vement sur les fêtes populaires et sur l’art populaires au Québec. Elle est actuelle- ment la coordonnatrice de la Société pour la promotion de la danse traditionnelle québécoise (SPDTQ).

Notes

[1Gabriel Labbé, op. cit., p. 19.

[2Pour l’ensemble du paragraphe  : La veillée des veillées, festival, présenté par Université du Québec à Montréal, service d’animation socio-culturelle [disques vinyles son], Montréal, Kébec-disc, s. d.

[3Entrevue avec Gilles Garand, Montréal, 28 novembre 2005 (123 min.).

[4Georges-Hébert Germain, « Quoi de neuf ?, Maneige  : un disque médiocre fait d’excellente musique  », La Presse, jeudi 20 novembre 1975, section C, Arts et spectacles.

[5Dans un souci d’alléger le texte et considérant ces informations secondaires dans la compréhension globale de l’événement, nous avons décidé de ne pas s’attarder aux personnages les plus importants ayant participé aux Veillées d’automne.

[6Ces données sont tirées d’un Séminaire de Bruno Raminez, historien américaniste spécialiste de l’immigration, portant sur l’immigration franco-américaine, dispensé le jeudi 10 novembre 2005.

[7Paul-André Linteau, Histoire de Montréal depuis la Confédération, 2e éd. augmentée, Montréal, Boréal, 2000, p. 529.

[8Pierre Chartrand, «  Le mouvement revivaliste depuis le début du siècle  », Bulletin Mnémo, 1999. <www.mnemo.qc.ca> ; (tel que visité le 14 novembre 2005).

[9Craig Brown, sous dir. « ?Histoire générale du Canada ? », Montréal, Boréal (1990), p. 619, 631.

[10Sylvain Deschênes, « ?Renouveau traditionnel ? : les enjeux politiques.? », Action nationale, vol. 94, no. 2, février 2004, p. 90.

[11Conseil québécois du patrimoine vivant, ST-LAURENT, Marie-France, collab. de Jean DU BERGER, Le patrimoine vivant au cœur de son temps : un outil de développement collectif, social, économique, patrimonial et culturel. Mémoire déposé au Groupe-conseil sur la politique du patrimoine culturel du Québec, février 2000. <http://www.politique-patrimoine.org...> (tel que visité le 14 novembre 2005).

[12Ces recherches sont parues chez Folkways Records and Services corp. no. FG-3531, FG-3532.

[13Valérie Rouvière, Le mouvement folk en France (1964-1981), Mémoire de M. A.(histoire socio-culturelle contemporaine), Fédération des Associations de Musiques et Danses Traditionnelles (FAMDT), MODAL, s.l., 2002, p. 6-11 <http://intownlinux01.cc-parthenay.f...> (tel que visité le 20 novembre 2005).

[14Gabriel Labbé, op. cit., p. 17-18. Aussi : Pierre Chartrand, op. cit.

[15Paul-André Linteau, René Durocher, et al., op. cit., p. 407.

[16Ibid., p. 791. 

[17Paul-André Linteau, op. cit., p. 530.

[18Paul-André Linteau, René Durocher, et al., op. cit., p. 762.

[19Ibid., p. 751. Aussi ? : Paul-André Linteau, op. cit., p. 523.

[20Paul-André Linteau, René Durocher, et al., op. cit., p. 767.

[21Ibid., p. 770.

[22Craig Brown, op. cit., p. 623.

[23Paul-André Linteau, René Durocher, et al., op. cit., p. 766.

[24Ibid., p. 406.

[25Jean Trudel, « ?La musique traditionnelle au Québec ? », Possibles, vol. 1, no. 3-4, printemps-été, 1977, Montréal, p. 195.

[26« La langue des Acadiens et des Québécois est le français ! Les luttes que nous avons menées en Amérique au cours de notre histoire pour conserver cette langue malgré le mépris et le racisme des autres, font que nous n’avons pas envie d’accepter la même attitude vis-à-vis des peuples qui nous ressemblent ! » La veillée des veillées, festival, présenté par Université du Québec à Montréal, service d’animation socio-culturelle [disques vinyles son], op. cit.

[27Ibid.

[28Gilbert Moore, « ?Le folklore devient populaire ? », Montréal-Matin, vendredi 21 novembre 1975, p.21.

[29La veillée des veillées, festival, présenté par Université du Québec à Montréal, service d’animation socio-culturelle [disques vinyles son], op. cit.

[30Ibid.

[31Bruno Dostie, « ?La musique vécue, de la grande virée aux veillées d’automne ? », Le Jour, vendredi 31 octobre 1975, p. 25.

[32Gilles Garand cité dans « La musique vécue, de la grande virée aux veillées d’automne ? » de Bruno Dostie, op. cit.

[33Entrevue avec Gilles Garand, op. cit.

[34Malgré son désir de se dissocier des idées nationalistes, l’événement des Veillées d’automne, en participant à la création identitaire québécoise, à la reconnaissance de ses sources, s’inscrit tout de même dans la vague nationaliste, malgré lui.

[35André Gladu cité dans « La musique vécue, de la grande virée aux veillées d’automne ? » de Bruno Dostie, op. cit.

[36Marie Chicoine, Louise de Grosbois, et al., Lâchés lousses, les fêtes populaires au Québec, en Acadie et en Louisiane, Montréal, VLB éditeurs, pp. 230-233. 

[37Jean-Luc Moisan cité dans « La musique vécue, de la grande virée aux veillées d’automne ? » de Bruno Dostie, op. cit.

[38Jean-Luc Moisan cité dans « ?Le folklore devient populaire ? » de Gilbert Moore, op. cit.

[39Bruno Dostie, « ?De complaintes de nègres d’Amérique en chanson paillardes… Les Veillées d’automne ou une partie liée entre l’art populaire et la libération ? », Le Jour, lundi 24 novembre 1975, p. 18.

[40Gilbert Moore, op. cit.

[41Gweltaz Ar Fur dans La Veillée des veillées de Bernard Gosselin, op. cit.

[42Gweltaz Ar Fur dans La Veillée des veillées présenté par Université du Québec à Montréal, service d’animation socio-culturelle, op. cit.

[43Gilles Garand et Nancy Neamtam dans La Veillée des veillées de Bernard Gosselin, op. cit. 

[44Bruno Dostie, op. cit., p. 19.

[45Maryse Pellerin, « Quand l’authentique musique des minorités en lutte redonne le goût de vivre ? », Le Jour, mardi 25 novembre 1975, p. 19.

[46La Veillée des veillées, festival, présentée par Université du Québec à Montréal, service d’animation socio-culturelle, op. cit.

[47Maryse Pellerin, op. cit.

[48Entrevue avec Gilles Garand, op. cit.

[49Bruno Dostie, op. cit.

[50Jean-Luc Moisan dans Lâchés lousses de Marie Chicoine, Louise de Grosbois, et al., op. cit., p. 232.

[51Ibid., p. 231. Aussi : Bruno Dostie, op. cit., p.?18. Georges-Hébert Germain, op. cit.

[52André Gladu dans La Veillée des veillées de Bernard Gosselin, op. cit

[53Lisa Orstein, « ?La musique traditionnelle au Québec, 20 ans de vagues et de ressacs ? » dans Guide de la danse et de la musique traditionnelle du Québec, sous dir. Pierre Chartrand, Montréal, Mnémo, 1994, p. 21.

[54Maryse Pellerin, op. cit

[55Marie Chicoine, Louise de Grobois, et al., op. cit., p. 232.

[56Entrevue avec Gilles Garand, op. cit.

[57Cela pourrait s’expliquer par la popularité du genre musical world beat que la mondialisation des marchés et de la culture tend à accentuer.



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