Les violoneux français d’Amérique et le grand concours international de 1926 à Lewiston, Maine.

Vo l . 1 7, N° 1, Hiver 2016

par DUVAL Jean

Une célèbre photo publiée dans le journal La Presse en 1926 montre cinq violoneux québécois sur le point de partir en train à un grand concours international à Lewiston dans le Maine (Fig. 1). La tenue de ce concours n’était pas un événement ordinaire ; elle constituait même une première nord-américaine. En opposition au jazz qui connaissait une popularité croissante, l’Amérique des années 1920 a en effet vu naître un regain d’intérêt pour la musique traditionnelle, celle des violoneux. Une personne influente comme l’industriel Henry Ford aux États-Unis a par exemple encouragé avec sa fortune ce regain dès le début des années 1920. On a vu ainsi des activités comme le square dancing et les concours de violoneux prendre un nouvel envol, essaimer et s’organiser à maints endroits sur le continent, souvent à une échelle plus que locale, soit régionale, nationale ou même, dans le cas qui nous intéresse, internationale. L’intérêt pour la musique traditionnelle n’était par ailleurs pas un phénomène uniquement nord-américain. En Europe, l’urbanisation rapide et la fin de la Grande guerre a entraîné un vaste mouvement de sauvegarde des musiques traditionnelles impliquant des gens de plusieurs horizons sociaux, dont aussi des promoteurs fortunés.

Suite au succès d’un premier concours qu’il avait organisé à l’automne 1925, le promoteur John J. Sullivan de Lewiston dans l’état du Maine avait décidé de mettre sur pied un grand concours international de violoneux de différents pays, le but étant de couronner un champion « du monde » des violoneux. Le monde se restreignait alors pour lui, semble-t-il, au Canada, aux États-Unis, à l’Irlande, à l’Écosse et… à la Pologne ! [1] Selon le plan original, chaque « pays » participant devait en premier lieu choisir ses meilleurs représentants, puis envoyer ceux sélectionnés aux grandes finales prévues à Lewiston du 5 au 10 avril 1926. Le gagnant du premier prix allait recevoir 1000 dollars en or et une coupe de champion mondial. Les gagnants des second, troisième et quatrième prix recevaient un violon et tous les participants, près d’une centaine, recevaient un certificat de participation.

La présence d’un grand nombre de violoneux canadiens-français ou franco-américains à ce concours est un fait remarquable qu’il apparaît important de souligner. Le but de cet article est d’abord de décrire les acteurs et les circonstances de ce concours en mettant l’accent sur la participation de ces violoneux français d’Amérique. Il est aussi de démontrer comment, aux yeux des américains, le style de ces violoneux méritait une considération particulière. Les renseignements sur le concours et son déroulement proviennent des articles de journaux parus à l’époque dans le Lewiston Evening Journal (LEJ) et le quotidien La Presse (LP) de Montréal. Ceux qui concernent la vie des violoneux québécois viennent aussi de diverses autres sources : annuaires, registres paroissiaux, recensements, etc.

Le choix des concurrents canadiens

Dans le plan original de Sullivan, le Canada avait le droit d’envoyer six concurrents au concours. Ceux-ci devaient s’affronter entre eux dans une première ronde à Lewiston même afin de déterminer un champion canadien, qui allait ensuite affronter les champions violoneux de chacun des autres pays ou régions. Il semble que parmi les six concurrents canadiens, deux devaient venir de la région de la ville de Québec, deux de Montréal ou du reste de la province, et deux du Nouveau-Brunswick. Il n’était nullement question du reste du Canada ! En fait, un autre concours « international », tenu à Boston celui-là et beaucoup moins important, a eu lieu en même temps que celui de Lewiston [2]. Dès le 5 mars, le LEJ annonçait la liste des six concurrents canadiens choisis, dont un seul canadien-anglais, avec leur provenance et leur âge :
 E. Desgagnés, de Québec, 65 ans ;
 P. Ulric Pageot, de l’AncienneLorette, 66 ans ;
 Médard Bougie, 2423 NotreDame Ouest, Montréal, 64 ans ;
 Fred Lavallée, 604 Laval, Montréal, 75 ans ;
 Jim Beaulieu, Edmunston, Nouveau-Brunswick, 78 ans ;
 James Ellis, Milltown, NouveauBrunswick, 70 ans.

Ce n’est toutefois pas six concurrents canadiens qui se sont retrouvés à Lewiston, mais bien dix (et même plus comme nous le verrons !). Voyons comment tous ces violoneux ont été sélectionnés.

Selon un article du LEJ, les trois concurrents de la région de Québec avaient été choisis lors d’un concours tenu plus tôt à Québec organisé par le journal Le Soleil [3]. Nous ne savons pas la date du concours qui a permis de sélectionner les deux concurrents du Nouveau-Brunswick. Le plus surprenant, en se basant sur la liste précédente, est que deux concurrents provenant de Montréal aient été choisis avant même la tenue d’un concours à Montréal, ce qui est en contradiction avec un article de LP du 11 mars qui dit que les deux concurrents de Montréal étaient encore à choisir. On peut supposer qu’une collaboration entre La Presse et le promoteur Sullivan a mené à l’accroissement du nombre officiel de concurrents par pays de six à dix, et à la tenue d’une (nouvelle ?) sélection montréalaise par concours à la fin mars 1926. Une autre incongruité est que seulement deux candidats ont été choisis à Montréal alors qu’il en manquait quatre pour arriver au nombre de dix ! Quand et comment ont été choisis les autres ? Cela reste un mystère. Il semble qu’il était possible de s’inscrire directement au concours pour tous les américains de la Nouvelle-Angleterre. Peut-être certains canadiens ont-ils aussi pu le faire.

Quoi qu’il en soit, une éliminatoire montréalaise et provinciale, organisée par le journal La Presse et bien médiatisée celle-là, s’est tenue les 25, 26 et 27 mars 1926 au théâtre St-Denis. Les juges étaient le folkloriste Charles Marchand, le caricaturiste de La Presse Aldéric Bourgeois et Eugène Bellay, chef du bureau des sociétés commerciales au palais de justice de Montréal. En principe, les règles du concours étaient les mêmes qu’à Lewiston (voir encadré plus loin). Un article de LP du 11 mars précise aussi que le répertoire qui pouvait être joué devait être constitué de « vieux airs : gigues, cotillons, quadrilles et la danse des matelots. »

Nous ne savons pas qui étaient tous les concurrents du concours tenu à Montréal. LP note l’inscription de Joseph Allard avant la tenue du concours montréalais, ce qui indique qu’il était déjà connu du public, sans doute de réputation car il n’avait pas commencé à enregistrer des 78 tours, ne jouait pas à la radio et ne participait pas aux veillées du bon vieux temps organisées par Conrad Gauthier. Cependant, Allard n’était en principe pas éligible avec ses 53 ans. Il a tout de même été choisi second parmi les deux finalistes de Montréal au côté de Johnny Boivin.

Le LEJ du 1er avril dresse la liste des non pas dix, mais onze concurrents canadiens retenus pour aller à Lewiston : Médard Bougie et A.S. Lavallée de Montréal ; Johnny Boivin et Joseph Allard qui ont gagné le concours de La Presse de la fin mars ; P. Ulric Pageot et Ferdinand Boivin qui ont gagné le concours du Soleil ; Jim Beaulieu et James Ellis du Nouveau-Brunswick ; Absolon Grenier de St-Prosper de Beauce, Eugène Grandmaison de St-Hubert de Témiscouata et Joseph Boivin de Ste-Marie-de-Beauce. Le journaliste remarque le fait étrange que trois des violoneux portent le nom de famille Boivin. Un douzième, Thadée Pelletier, aussi de St-Hubert, s’est ajouté lors de la tenue du concours [4].

Les règles du concours

 Les participants doivent avoir 60 ans et plus
 10 violoneux s’affrontent à chaque programme
 Ils jouent dans l’ordre selon un numéro pigé au sort
 Ils ont une minute pour se préparer à jouer, huit minutes pour jouer le nombre de pièces qu’ils veulent, et une minute pour se retirer
 Ils doivent jouer des pièces anciennes, reels et jigs [5]
 Ils sont accompagnés au piano sauf s’ils ne le veulent pas

Juges et règlements du grand concours

Les juges du grand concours de Lewiston pour toutes les épreuves étaient :

 Henri Beauchamp de La Presse (édition américaine), promoteur du concours de Montréal ;
 John-A. Gould, luthier de Boston, résident de Rome, Maine pendant l’été, aussi violoneux ;
 Frank A. Drew, professeur de violon, de Waterville, Maine ;
 Maître M. Joseph Gillis, de la société écossaise de Lewiston, choisi par le clan Campbell ;
 William-A. Parlin, luthier de Lewiston, aussi violoneux.

La présence d’un juge québécois n’a certainement pas nui à la juste appréciation du jeu et du style des violoneux francophones. Collectivement, ces juges avaient une tâche importante devant eux avec une centaine de concurrents à départager en six jours. Le fait que les concurrents étaient identifiés par un numéro (tiré au sort) plutôt que par leur nom et le fait que les juges étaient placés derrière un écran pour entendre les concurrents faisaient en sorte qu’ils ne pouvaient avoir de parti pris pour un concurrent plus qu’un autre, ou d’influence venant du nom du violoneux, de son apparence, de sa posture ou de sa tenue. Le LEJ fait remarquer au courant de la semaine que le public ne réagissait pas toujours comme les juges, et que ce public, réagissant parfois aux prouesses techniques, « hasn’t quite grasped that it is not a good violinist playing old time airs that are being judged but an oldtime fiddler playing oldtime airs in the oldtime way [6] ».

Le pré-programme publié le 2 avril dans le LEJ prévoyait 100 concurrents, à raison de 10 concurrents par programme, soit en aprèsmidi ou en soirée. Des ajustements ont dû être faits en cours de route comme nous le verrons.

L’éliminatoire canadienne tenue à Lewiston

À leur arrivée par le train du Grand Tronc le samedi 3 avril à 18h20, les concurrents canadiens ont été accueillis par un grand groupe de franco-américains de Lewiston et d’Auburn, puis amenés à l’hôtel de ville pour un mot de bienvenue. À 21h30, un grand banquet de 125 personnes a été organisé en leur honneur. George Filteau était le maître de cérémonie et des discours par F.X. Belleau et George Filteau furent donnés. Les violoneux canadiens, comme tous les autres concurrents venant de loin, étaient logés au Mansion House, un grand hôtel existant depuis la fin du 18e siècle situé à Poland Spring, sur la route menant de Lewiston à Portland. Comme le concours se tenait à la salle du manège militaire de Lewiston, ils furent transportés le lundi après-midi par tramway jusqu’à Lewiston, puis par taxi vers le manège militaire.

Ont-ils été surpris de voir en abondance des banderoles bleu, blanc et rouge représentant le drapeau de la France [7] ornées les murs de la salle au côté des drapeaux des États-Unis, de l’Irlande et de l’Union Jack du Royaume-Uni et du Canada ? Sans doute, mais c’était la façon visuelle qu’avait trouvé l’organisateur de reconnaître la présence « française » au concours.

À leur arrivée à la salle du manège, chaque concurrent a pigé un numéro de participant. Puis, ils sont repartis en ville pour une parade avec fanfare avant leur retour au manège dans la soirée du 5 avril, entièrement consacrée aux violoneux canadiens. La soirée s’est ouverte avec une prestation de 30 minutes de l’orchestre St-Dominique, constitué de 15 franco-américains. Entre les performances des violoneux il y avait différentes prestations dont certaines par des franco-américains. Par exemple, le jeune George Lebourdais de Lewiston a chanté plusieurs chansons tandis que Joseph Michaud, virtuose du banjo, a joué quelques airs de jazz. Il y avait aussi du Vaudeville, des démonstrations de Charleston, de la gigue, etc. Le LEJ rapportait que, tristement, il y eut beaucoup moins de public qu’espéré à cause de la pluie et la neige qui tomba ce soir-là. À l’inverse, La Presse parlait d’une grande foule venue acclamer les violoneux canadiens, enjolivant peut-être les faits à distance.

Le journaliste du LEJ décrit ainsi l’ambiance de la soirée : (traduction libre) « [Ces violoneux du Canada, vieux vétérans aux cheveux gris du pays de la neige, redevinrent jeunes à nouveau sous la magie de leur violon ; leur yeux étincelaient, leurs solides corps rythmant le temps des reels et des gigues. La plupart ne pouvaient pas parler anglais, mais ils n’avaient pas besoin de mots pour se faire comprendre. En direct de leur cœur, du cœur de leur maison, du foyer des cuisines de la Province de Québec, leur musique a amené les applaudissements enthousiastes et la compréhension chaleureuse du public.] »

L’ordre de jeu des canadiens fut :
 Médard Bougie, Montréal
 M.J. Ellis, Milltown, Nouveau-Brunswick
 Joseph Allard, Montréal
 Nazaire Cantin, comté Arthabaska
 Eugène Grandmaison, St-Hubert (Témiscouata)
 Ferdinand ou A.S. Lavallée, Montréal
 Ferdinand Boivin, Ancienne-Lorette
 P. Ulric Pageot, Ancienne-Lorette
 Johnny Boivin, St-Georges (Champlain)
 Jim Beaulieu, Edmunston, NouveauBrunswick

Joseph Allard ne s’est pas rendu à la grande finale. L’éliminatoire canadienne s’est en effet terminée avec un score ex æquo pour Johnny Boivin et Ulric Pageot. Comme le règlement du concours obligeait à déterminer un seul champion par pays, les deux violoneux ont dû s’affronter de nouveau, ayant chacun deux minutes pour faire valoir leur talent. Selon ses mots, le journaliste du LEJ trouvait étrange que les deux finalistes soient l’un de Montréal et l’autre de Québec. Était-il au fait de la vieille rivalité entre les deux villes ? Il était dans l’erreur de toute façon car Boivin venait plutôt de la région de Trois-Rivières et Pageot de l’Ancienne-Lorette, commune distincte de Québec. Finalement, les juges ont tranché et c’est ainsi que Johnny Boivin a gagné le titre de champion violoneux du Canada. Les frais d’hôtel étant à la charge de l’organisateur, les violoneux canadiens sont tous partis par train une fois la finale canadienne terminée, à l’exception de Johnny Boivin évidemment.

Un aperçu des concurrents québécois

Voyons plus en détails qui étaient les violoneux québécois participants. Ils sont présentés dans l’ordre de leur apparition au concours.

Médard Bougie (1860-1928)

Médard Bougie est né à St-Louis-de Gonzague près de Valleyfield dans le Sudouest du Québec. À l’âge de 30 ans en 1891, on le trouve vivant encore chez ses parents, Louis Bougie et Hélène Léger, qui sont cultivateurs. Lui et son jeune frère Odilon sont décrits comme des apprentis mécaniciens. En 1911, on le retrouve dans le quartier Hochelaga à Montréal avec sa femme Rosana Brunet et six enfants. Il est mécanicien dans une scierie, travaillant 60 heures par semaine. Quelques années avant le concours, il travaille comme machiniste et habite différents logements sur la rue Notre-Dame Ouest dans le vieux Montréal.

C’est Médard Bougie qui aurait montré les premières pièces de folklore à Omer Dumas, le violoniste né à St-Antoine-Abbé la même année que lui et qui a fait carrière à Montréal avec son orchestre « Omer Dumas et ses ménestrels ». Médard Bougie a participé à quelques veillées du bon vieux temps organisées par Conrad Gauthier. Selon le site web [8] consacré à Omer Dumas, Médard Bougie possédait un répertoire d’environ 200 pièces. Suite à une paralysie du côté droit, il jouait de la main gauche sur un violon monté pour un droitier, comme l’illustre l’image ci-dessus. Le journaliste du LEJ le décrit comme un gros homme d’apparence jeune malgré ses 65 ans. Il a joué trois pièces lors du concours.

Joseph Allard (1873-1946)

Ce violoneux est sans doute familier à plusieurs lecteurs de par ses nombreux disques 78 tours et par le fait qu’il fut le premier maître de Jean Carignan. Celui qui a été surnommé le prince des violoneux, probablement par la compagnie de disque pour laquelle il enregistrait, est né à Châteauguay, avait émigré aux États-Unis à l’âge de 16 ans pour y travailler dans l’industrie textile à différents endroits (Dayville, Connecticut ; Fitchburg et North Bridge, Massachusetts ; Providence, Rhode Island) et y fonder une famille. Il est revenu définitivement au Québec en 1917 et a tenté tant bien que mal de gagner sa vie comme musicien. En 1926, au moment du concours, il n’avait pas commencé à enregistrer pour RCA Victor mais avait déjà bonne réputation.

Le journaliste du LEJ mentionne qu’Allard avait 60 ans mais qu’il ne les paraissait pas, ce qui n’est pas surprenant considérant qu’il n’en avait que 53 en 1926 ! Il avait des cheveux gris en broussaille et paraissait bien. Il a joué plusieurs courtes pièces, tenant son violon par-devant lui plutôt que sur l’épaule. Le journaliste remarque sa grande aisance à jouer et les applaudissements nourris du public pour sa performance.

Nazaire Cantin (1855-1928)

Né à St-Jean-Chrysostome près de Québec, Pierre Nazaire Cantin a migré à Tingwick dans le comté d’Arthabaska (région des Bois-Francs) quand il était jeune adulte. Il s’y est installé comme cultivateur et y a résidé la plus grande partie de sa vie. Il s’est marié en 1883 à Vitaline Larochelle, également de St-Jean-Chrysostome. Devenu veuf, il s’est marié à Emma Tousignant. Son fils avait une ferme à la Pointe-du-Lac près de Trois-Rivières et c’est là qu’il a fini ses jours. Nous n’avons aucun renseignement sur sa vie musicale. Le journaliste du LEJ note ses cheveux encore foncés pour son âge, son énorme moustache recouvrant toute la bouche. Il tenait son violon sous le nœud de cravate et marquait le rythme avec le talon. Il ponctuait la fin des pièces d’un coup de talon plus fort.

Eugène Grandmaison (1859 ?- )

Ayant habité toute sa vie dans l’arrière-pays de Rivière-du-Loup, Eugène Grandmaison vivait à St-Hubert (Témiscouata) au moment du concours. En 1879, on le trouve se mariant à Joséphine Caron et décrit comme cultivateur dans la paroisse de St-Épiphane. De tous les violoneux canadiens-français participants, il était le seul à taper des pieds de la façon qu’on connaît maintenant. Le journaliste du LEJ décrit ainsi le mouvement : « He tapped both feet while playing, heel and toe of one foot and toes of the other. The tapping is pleasing heard thru the fiddling. » Peut-être que la podorythmie n’était pas encore si répandue à l’époque ? Eugène Grandmaison a aussi participé à la compétition de gigue qui a eu lieu le mercredi 7 avril en début de soirée.

Ferdinand ou A.-S. Lavallée (1850 ? - )

La confusion règne sur l’identité de ce Monsieur Lavallée à cause de l’imprécision de son prénom. Il apparaît une fois comme Fred, 75 ans, (LEJ 5 mars 1926), une autre fois comme Ferdinand, 77 ans, (LEJ 7 avril 1926) et deux fois comme A.-S. (LEJ 1er avril et LP 5 avril 1926).

Un seul Ferdinand Lavallée apparaît dans les annuaires Lovell de Montréal à partir de 1902 et ce jusqu’en 1923. Il est plâtrier de 1902 à 1909 au 718 de la rue Berri, puis ouvrier et charpentier au 405 Rivard de 1912 à 1922. Enfin, en 1923, aucun métier n’est inscrit à côté de son nom ; il avait probablement pris sa retraite. À l’époque du concours, il vivait à Montréal selon le LEJ mais peut-être logeait-il chez un parent ou un ami car son nom n’apparaît pas dans l’annuaire Lovell. [9] Il venait soit de Deux-Montagnes ou de St-Michel-de-Napierville, puisque deux hommes nés au Québec vers 1850 portait le nom de Ferdinand Lavallée, tous deux issus de familles agricoles. S’il s’agit au contraire d’Adrien-Stanislas Lavallée, il n’avait certes pas 77 ans en 1926, mais plutôt 62 ans. Ce dernier Lavallée était marchand de chaussures et de bottes sur la rue St-Laurent, assez fortuné pour vivre dans une grande maison à Westmount une bonne partie de sa vie. Il avait cependant grandi dans la région de Sorel.

On ne sait rien sur la vie musicale de ce Monsieur Lavallée avant le concours. Le journaliste du LEJ le décrit comme un homme bien mis, « gentlemanly », mais très maigre et frêle. Il jouait assis très droit sur sa chaise en tapant doucement du talon d’un seul pied et en tenant le violon devant lui. Son menton ne touchait pas au violon et il dodelinait de la tête en jouant tout en promenant son regard sur le public et au plafond. Sur la photo du journal LP, il est le seul à porter un chapeau haut de forme, ce qui lui donne définitivement un certain panache. À cause de ce fait, il est tentant de dire qu’il s’agissait bien d’Adrien-Stanislas le marchand plutôt que de Ferdinand l’ouvrier.

Ferdinand Boivin (1850- ?)

Fils de François Boivin, maçon de l’Ancienne-Lorette près de Québec, Ferdinand Boivin a vécu dans ce village toute sa vie. Au recensement de 1891, il apparaît comme journalier au côté de sa femme Louise, et de huit enfants âgés de 1 à 20 ans. Dix ans plus tard, il est veuf et se marie à sa deuxième épouse, Adeline ; on compte encore 5 enfants à la maison. Ferdinand est alors blanchisseur avec un revenu de 500 $ annuellement.

Le journaliste du LEJ le décrit ainsi : cheveux blancs, un brin de moustache de chaque côté du nez, les épaules courbées, ce qui lui donne l’apparence d’un comptable à la retraite selon le journaliste ! De plus ses bottes étincelaient dans le noir. Il tapait du bout d’un seul pied et tenait son violon sur l’épaule. Comme Ulric Pageot aussi de l’Ancienne-Lorette, Ferdinand Boivin a joué debout lors du concours. Ils furent les seuls à le faire parmi les concurrents canadiens-français.

Ulric Pageot (1860-1929)

Fils d’un instituteur de l’Ancienne-Lorette, Patrick Ulric Pageot est le quatrième d’une famille de neuf enfants. À 19 ans, il entre dans la milice et y reste jusqu’à son mariage à Joséphine Gingras en 1885. Dès 1879, il s’établit comme marchand général, métier qu’il pratiquera jusqu’à sa retraite, et semble avoir été très actif dans la vie communautaire et religieuse de l’AncienneLorette tout au cours de sa vie. Devenu veuf, il se remarie en juillet 1926, peu après son retour du concours de Lewiston, à Marie Philomène Drolet, aussi veuve de l’Ancienne-Lorette. Il s’éteint en 1929, à l’âge de 69 ans.

Nous savons peu de choses de sa vie musicale dans la région de Québec. Au concours, le journaliste du LEJ le décrit comme un homme très grand de belle apparence, bien mis, aux cheveux blancs. Il le qualifie comme suit : « surely a gentleman used to the finer things of life », indiquant une certaine aisance matérielle. À la finale canadienne, il portait d’ailleurs un habit Prince Albert. Il tenait son violon de la façon habituelle sur l’épaule avec le menton s’appuyant sur le violon. Il marquait le temps en pliant le genou mais sans faire de bruit en soulevant le talon. Il a joué d’une traite, debout tout au long, et a tiré sa révérence au public à la fin.

Johnny Boivin (1862-1930)

Jean ou « Johnny » Boivin, le gagnant du titre de champion canadien, est né à Laterrière au Saguenay en 1862. Au recensement de 1871, il avait 8 ans, allait à l’école et habitait Laterrière avec son père Jean, cultivateur, et sa mère Marie, deux frères aînés et trois jeunes sœurs. Selon un article du LEJ, Johnny avait commencé à jouer du violon à l’âge de 10 ans. Dans le même article, il disait ne jamais avoir joué pour l’argent. Il était à la retraite depuis 1916 et vivait à Garneau Junction, un hameau situé près du village de St-Georges de Champlain, faisant maintenant partie de Shawinigan [10]. Le fait de vivre à Garneau Jonction indique peut-être qu’il avait travaillé pour une compagnie de chemin de fer, car les retraités du chemin de fer choisissent souvent de finir leurs jours dans ces lieux de passage. Johnny était marié et père de 15 enfants, dont seulement quatre filles et un fils étaient toujours en vie en 1926. Une correspondance venant de « Joseph d’Alma » parue dans La Presse du mardi 14 octobre 1930 nous apprend sa mort. Il semble donc que Johnny soit retourné vivre au Saguenay avant de mourir. Le journaliste du LEJ le décrit comme un homme trapu, énergique, d’un naturel simple. Le son de son violon évoquait « Canada’s earlier days ». Le feu et le charme du jeu de Boivin ont selon ses mots décidé les juges à le nommer champion canadien.

En février 1927, La Presse annonce que Johnny Boivin, « champion violoneux de tout le Canada... venant spécialement pour la circonstance », va participer à la veillée du bon vieux temps du 1er mars sous le thème du Mardi Gras au Monument national de Montréal. On apprend qu’il va jouer « non seulement des airs anciens, mais aussi des morceaux de sa propre composition, tels que Les échos des chutes de Shawinigan, Le Chant des oiseaux, etc. ». Un autre entrefilet nous dit qu’il a joué à CKAC, sans doute lors de la même occasion. Il a aussi participé au Festival de la chanson et des métiers du terroir à Québec organisé par Marius Barbeau en 1927. Nous n’avons pas les compositions de Johnny Boivin mais nous avons heureusement une vingtaine de pièces différentes grâce à Barbeau qui l’a enregistré en 1928.

Joseph Boivin (1865- ?)

Le nom de ce violoneux n’apparaît pas dans le LEJ sauf dans la liste du 1er avril, avant le début du grand concours. Il ne s’est donc sans doute jamais rendu à Lewiston et a peut-être été remplacé par Thaddée Pelletier (voir plus loin) qui a joué le mardi après-midi. Il existait bien un Joseph Boivin de Ste-Marie-de Beauce, fils de François et Délima Boivin, cultivateur. En 1911, il était sellier.

L’éliminatoire franco-américaine

L’organisateur du concours avait prévu originalement une éliminatoire pour les violoneux franco-américains. Cependant, la programmation a changé, peut-être parce qu’ils n’étaient pas dix ou pour d’autres motifs que nous ignorons. Cette manche du concours est devenue plutôt une compétition de violoneux du Maine et des états voisins, dont plusieurs étaient francophones, ainsi que pour deux québécois qui n’avaient pas concourus le lundi soir, le maximum par programme étant fixé à dix. Ainsi, deux listes différentes ont paru dans le LEJ (voir tableau). Celle de gauche avait six franco-américains et deux canadiens-français. La seconde, celle qui a effectivement prévalu, contenait cinq anglophones et cinq francophones (dont un québécois), pour un total de dix. Il n’est pas clair si Absolon Grenier a pu jouer ou non car il n’est mentionné ni parmi les compétiteurs du lundi soir, ni parmi ceux du mardi après-midi.

Jean-Charles Boucher, représentant de la fédération des sociétés franco-américaines a annoncé en français et en anglais l’ordre de jeu des concurrents qui se sont affrontés cet après-midi du mardi 6 avril. Le journaliste du LEJ précise que les violoneux franco-américains participants étaient tous du Canada à l’origine. L’article de LP du mercredi 7 avril rapporte que c’est Hilaire Therrien qui a remporté cette partie du concours et qu’il allait participer à la grande finale. La Presse lui donne le titre de champion américain mais doit-on comprendre champion franco-américain ? Voici ce que nous savons des violoneux francophones qui ont participé à l’éliminatoire du 6 avril.

Thadée (« Teddy ») Pelletier (1864- ?)

Comme Eugène Grandmaison, Thadée Pelletier a vécu dans le Témiscouata toute sa vie. Il était cultivateur à St-Hubert, fils du cultivateur Louis Pelletier et de sa femme Olivette Bélanger, petit fils du forgeron Thomas Pelletier. Au recensement de 1921, on le trouve avec sa femme Lydia et sept enfants toujours à la maison, âgés de 13 à 29 ans. Nous ne savons rien de sa vie musicale.

Perreault 1864 (1939-Gédéon)

Ce violoneux est originaire de Compton (St-Edwige) dans les Cantons de l’Est. En 1901, on le retrouve célibataire vivant avec sa mère sur une ferme. En 1921, à 57 ans, il vit toujours au Québec, travaillant comme journalier sur la ferme d’Henry Bourgette à Coaticook. Puis, il émigre l’année suivante dans le Maine et marie la veuve Malvina Gallipeau. Au recensement américain de 1930, on les trouve vivant tous deux à Auburn, Maine. Gédéon Perreault est mort à Lewiston. On ne sait rien de sa vie musicale en dehors du concours.

Gédéon Audet (1864-1933)

Tout comme le précédent, ce violoneux est originaire des Cantons de l’Est. Fils d’un cultivateur de Stanstead, il vit avec sa femme Marie et ses deux filles sur une ferme à Coaticook au recensement de 1901. Ils émigrent en 1908 à Lewiston, Maine, où Gédéon exercera le métier de « boxmaker » (fabricant de boîtes). Après un bref séjour vers 1930 chez sa fille Rosanna immigrée en Californie, Gédéon revient vivre à Lewiston où il mourra en 1933. On ne sait rien de sa vie musicale en dehors du concours.

Philippe Bordeau (1861- ?)

Un homme de ce nom est devenu citoyen américain à Plattsburgh, New York, en 1884. Il est probablement le fils de Vital Bourdeau, de Laprairie sur la rive sud de Montréal. Nous ne savons rien d’autres sur ce violoneux. Le recensement américain de 1920 ne donne aucun Philippe Bordeau (ou Bourdeau) à Williamsburg au Massachusetts, le lieu de résidence indiqué lors du concours de 1926.

Hilaire Therrien (1850-1936)

Hilaire Therrien, le champion franco-américain, était le fils de François Therrien, un meunier de St-Vital-de-Beauce (Lambton) et d’Éléonore Lemieux. En 1874, il est à son tour meunier à St-Évariste-de-Forsyth lorsqu’il se marie à Elmire Fortier à St-Honoré-de-Shenley (Beauce). Au recensement de 1881, on le retrouve à Compton dans les Cantons de l’Est en tant que cultivateur avec sa femme et un seul enfant âgé de deux ans. En 1883, avec quatre enfants à charge, il émigre aux États-Unis et s’installe à Lewiston dans le Maine où il resta jusqu’à sa mort en 1936. Là, il travailla pour la compagnie de chemin de fer Maine Central Road pendant 21 ans, fut concierge dans les bâtiments de l’association St-Dominique par la suite, pour enfin travailler au moulin Bates pendant 5 ans avant de prendre sa retraite en 1922.

Le journaliste du LEJ rapporte que Therrien affirmait avoir commencé à jouer pour faire danser sa femme et par la suite avoir appris à jouer ici et là. Il disait que quand quelqu’un venait à la maison et jouait, il l’écoutait et essayait d’imiter son jeu sur son violon, qui avait plus de 150 ans d’âge. Il avait peu joué dans les derniers vingt années avant le concours mais entendait s’y remettre après le concours. C’était le premier concours auquel il participait.

Absolon Grenier (1862-1942)

Fils du cultivateur Godefroy Grenier et de Sophie Fortin, Absolon Grenier est né à St-Georges-de-Beauce. Il reprend la ferme paternelle à l’âge adulte et marie sa femme Angelina vers 1887 avec laquelle il aura 11 enfants. Aux recensements de 1901 et 1911, il a un revenu annuel de 250 $. À la mort de sa femme, il déménage à St-Prosper. Absolon se remarie en 1932 et meurt à St-Zacharie de Beauce à l’âge de 80 ans. Nous ne savons rien de sa vie musicale.

Les autres violoneux « français », le reste du concours et la finale

La participation des violoneux « français » ne s’est pas arrêtée à la soirée du 5 avril et à l’après-midi du 6 avril. La soirée du mardi 6 avril était consacrée aux violoneux « irlandais ». Un champion irlandais, John Wiseman de Bantry près de Cork, était le seul véritable irlandais présent mais éprouvait des graves problèmes de santé et n’a pas participé à la compétition ; il a tout de même joué brièvement en concert. C’est Édouard D. Minnon du New Hampshire qui a remporté l’épreuve en jouant des pièces très connues comme Devil’s Dream, Virginia Reel, Yankee Doodle et l’éternelle Irish Washerwoman. Il a toutefois joué de brillantes variations selon le journaliste, ce qui a convaincu les juges de le nommer finaliste.

Édouard Minnon (1861-1939)

Un article du LEJ mentionne qu’Edouard Minnon était francophone malgré son nom irlandais :

« And the odd thing about is that the « Irish night » winner wasn’t an Irishman at all. He is French ». Fils de Michael Minnon, un irlandais arrivé au Québec vers 1840, et de Marie Rhéaume, Edouard est arrivé au New Hampshire avec ses parents à l’âge de 5 ou 6 ans. Le milieu de vie dans lequel il grandit à Laconia, une petite ville industrielle, était surtout francophone. Il se marie en 1887 à Nellie Laroche avec qui il a eu trois filles. Édouard, rendu veuf, est « knitter » (tricoteur) chez H.H. Wood & co. dans le bottin de Laconia de 1905. Au recensement de 1920, il est charpentier et vit avec sa belle-sœur et ses deux enfants. Il se remarie en 1923 (à 61 ans) avec Rosalie Loranger et deviendra épicier à Lakeport, métier qu’il exerçait au moment du concours. Il s’éteint en 1939 à Concord, New Hampshire.

L’éliminatoire du mercredi 7 avril faisait s’affronter les violoneux des États-Unis, dont deux de l’Indiana qui avaient été sélectionnés à Chicago lors d’un concours organisé par le journal Chicago Herald. Un autre violoneux francophone, Elzéar Lepage [11], originaire de Rimouski mais habitant Lewiston, a participé à cette manche. C’est toutefois le violoneux du Maine « Uncle » John McKenney, 80 ans, qui l’a gagné. En début de soirée eut lieu un concours de gigue où sept danseurs se sont affrontés. Parmi eux, trois canadiens-français : Joseph Gamache, 61 ans, de St-Clément au NouveauBrunswick ; Lazare Leclerc, 68 ans, de Cabano au Témiscouata ; Eugène Grandmaison déjà mentionné puisqu’il a participé au concours de violon.

Le jeudi après-midi a vu la participation de trois autres franco-américains. Ephrem Tremblay de Haverhill, Massachusetts, a joué quelques reels « français » en plus d’autres pièces bien connues tout comme Arsène Lavallée qui a joué deux pièces acadiennes en plus d’autres pièces. Il y avait aussi le luthier Joseph Marquis, de Lynn au Massachusetts, originaire de Lewiston et franco-américain de seconde génération. L’épreuve a été remportée par Llewellyn Powers, un violoneux du New Hampshire.

La soirée du jeudi 8 avril était celle de la musique écossaise. Le grand James Scott Skinner, âgé de 82 ans, venu d’Écosse pour y participer n’a pas gagné l’épreuve. La raison probable de son élimination est qu’il a joué surtout ses propres compositions acrobatiques, préoccupé de briller par sa virtuosité. Le gagnant fut un irlando-américain, James Claffey, qui a réussi à jouer brillamment douze pièces différentes dans le temps qui lui était imparti.

Le vendredi après-midi 9 avril était consacré à l’éliminatoire de six autres violoneux, cinq du Maine et un du New Hampshire, mais aucun franco-américain n’était parmi eux. Le vendredi soir était l’éliminatoire de la catégorie « open ». Le journaliste du LEJ signale la participation de Peter Ogden, un violoneux amérindien de la nation Penobscot et d’une femme, Nancy Masterman. Cette dernière, la seule femme participant au concours, est arrivée ex æquo avec un dernier violoneux franco-américain, Joseph Ouellet, de Madison dans le Maine [12]. Le jeu de ce dernier était décrit comme excellent pour la danse. C’est Masterman, une violoneuse aussi très habituée de jouer pour la danse, qui a gagné le programme ouvert.

La grande finale a eu lieu le samedi 10 avril. Dans l’après-midi, il y eut auparavant un concours de jazz ! Le LEJ donnait la liste des onze finalistes : Johnny Boivin, Garneau, PQ ; Hilaire Therrien, Lewiston, ME ; Edward Minnon, Lakeport, NH ; S.D. Huriburt, Littleton, NH ; John McKenney, Farmington, ME ; Llewllyn Powers, Brooklyn, NH ; James Claffey, Boston, MA ; George McKenney, Gardiner, ME ; Mrs Nancy Masterman, Weld, ME ; Timothy Swett, Skoweghan, ME.

Johnny Boivin a été le premier à jouer mais a fini en quatrième place. Il a joué le Reel du pendu, la Chute à Charron, la Marche de la paix et un reel qu’il appelait le Reel à ma femme. Le journaliste du LEJ remarque comment tous les concurrents avaient des styles bien différents, ce qui ne rendait pas le travail des juges des plus aisés. James Claffey a été couronné le champion « mondial » à l’issu de cette semaine de compétition, une première dans les annales de la musique traditionnelle en Amérique du Nord. Tous les finalistes francophones, soit Boivin, Therrien et Minnon, reçurent un bouquet du club franco-américain des mains de la petite Carmelle Boucher.

Conclusion

Ils étaient cultivateurs, marchands, artisans, cheminots et ouvriers. Ils venaient du Québec, du Nouveau-Brunswick et des états de la Nouvelle-Angleterre. Ils étaient une vingtaine de violoneux francophones d’Amérique à participer au grand concours de Lewiston, soit environ le cinquième des concurrents, une présence remarquable. De plus, cinq d’entre eux se sont rendus en demi-finale et trois en finale. Enfin, on comptait un juge québécois dans le concours et quelques gigueurs « français » également.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette grande participation francophone : la relative proximité du Maine, du Québec et du Nouveau-Brunswick ; la forte tradition de violon et le calibre apparemment élevé chez les violoneux francophones du temps ; l’implication du journal La Presse ; la forte présence franco-américaine dans les états de la Nouvelle-Angleterre, particulièrement à Lewiston et dans le Maine. Cependant, il faut souligner la place spéciale faite à ces violoneux par l’organisateur et la reconnaissance implicite qu’ils étaient détenteurs d’un style et sans doute d’un répertoire assez différents de celui des violoneux anglo-américains présents.

John Sullivan voyait grand. Le titre de son concours était ronflant : « World Wide Fiddlers Contest ». Il aurait été plus juste de parler d’un concours visant à couronner un champion du Nord-Est de l’Amérique du Nord, soit les états de la Nouvelle-Angleterre, du Québec et du Nouveau-Brunswick, plutôt que d’un concours mondial. D’après les renseignements des journaux, il semble qu’il n’y ait eu au plus qu’une demi-douzaine de violoneux venant d’ailleurs que du Nord-Est de l’Amérique.

Un film (muet) destiné aux actualités a été tourné vers la fin du concours. Peut-être existe-t-il encore ? Il est cependant triste que nous n’ayons pas d’enregistrement qui nous donnerait une idée du répertoire joué par les violoneux francophones d’Amérique lors de cet événement. Cela nous aurait sans doute ouvert une porte vers un répertoire sur lequel nous savons bien peu de choses, celui de violoneux québécois ayant vécu dans la seconde moitié du 19e siècle et au début du 20e. Heureusement, il reste les mots des journalistes et notre imagination pour voyager dans cet univers d’un temps révolu.

Notes

[1Il ne semble pas y avoir eu des concurrents venant de la Pologne, pas d’éliminatoire polonaise assurément. C’est peut-être parce que ce pays était alors très instable, ce qui a mené à un coup d’état en mai 1926. Ce pourrait aussi être parce que Sullivan a réalisé qu’il n’y aurait pas assez d’intérêt pour les violoneux polonais. Notons toutefois qu’il y a eu au moins un violoneux d’un pays voisin, la Lithuanie, qui a participé au concours.

[2Ce concours était organisé par le Inter-colonial Club of Boston, une association de gens provenant des provinces maritimes du Canada vivant à Boston. Ainsi, une éliminatoire a eu lieu à l’Île-du-Prince-Édouard du 29 au 31 mars 1926, mais c’était pour sélectionner des violoneux pour le concours de Boston, pas pour celui de Lewiston. Pour plus de détails sur ce concours, voir : http:// web.295.ca/peifiddlers/1926.htm

[3E. Desgagnés ne s’est jamais rendu à Lewiston, car son nom n’apparait dans aucun autre article de journal. Il y avait en 1926 un seul dénommé « Desgagné » habitant la ville de Québec. Son initiale de prénom était O. (non pas E.) et il était arpenteur-géomètre.

[4Plusieurs Canadiens-Français ont immigré vers le Maine au 19e siècle et au début du 20e siècle, souvent en provenance de régions limitrophes : Beauce, Témiscouata, Madawaska (N.-B.), Cantons de l’Est. Il existait certes des liens familiaux de part et d’autres de la frontière qui pourraient expliquer que des violoneux de ces régions aient eu vent du concours dans le Maine, sans avoir lu les journaux de Québec et de Montréal.

[5On doit comprendre ici des pièces dans les formes anciennes, reels et jigs, en opposition à des pièces de style classique ou jazz. Certains concurrents ont joué leur propre composition, reels ou jigs.

[6Traduction libre : Le public n’a pas compris que ce qui est jugé dans ce concours ce n’est pas un bon violoniste qui peut jouer des airs traditionnels mais bien un bon violoneux qui joue des airs anciens à la façon ancienne.

[7« …and the Red, White and Blue of France, most dominant ». LEJ, 6 avril 1926.

[9L’adresse donnée pour lui dans le LEJ du 5 mars, soit le 604 Laval, semble erronée.

[10Maintenant oublié, Garneau Junction a été l’une importante intersection ferroviaire sur la rive nord du fleuve, joignant les lignes allant du nord au sud (Lac St-Jean-Trois-Rivières) et celles allant d’est en ouest (Québec-Montréal-Ottawa). Une station du CN porte encore le nom de Garneau. Elle est située sur la 99e avenue, un peu à l’est de la route 153 dans la partie est de Shawinigan. À l’époque de Boivin, Garneau Junction comptait une centaine d’âmes. Le vieil hôtel, maintenant appelé le resto-bar Le Central, existe toujours.

[11Pas de lien avec Elzéar Lepage, un violoneux de Victoriaville beaucoup plus jeune, que Mario Landry a collecté dans les années 1980.

[12Épelé Willett dans les recensements. Celui-ci était né au Nouveau-Brunswick mais a vécu presque toute sa vie dans le Maine, d’abord à Aroostook, puis à Madison, où il travaillait au moulin à papier en 1920 et au moulin à laine en 1930.



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