Réflexions sur la Biennale de la gigue contemporaine (BIGICO)

Vol. 12, no. 2, Automne 2009

par CHARTRAND Pierre

Au printemps dernier (2009) se tenait à Montréal (à Tangente) la 3e édition de la Biennale de la gigue contemporaine (BIGICO). Une table ronde fut organisée au dernier jour de la Biennale afin de discuter des différents aspects de ce mouvement de création en gigue. J’avais été invité à y intervenir, mais n’ai malheureusement pu m’y présenter. J’ai donc couché sur papier mes réflexions sur le sujet et l’offrit à discussion sur un blogue (que je vous invite à consulter pour voir les réactions : bigico.blogspot.com). Voilà donc le texte en question.

Le nom de la Biennale et l’engouement pour la danse percussive

Le nom même de la Biennale me fait grand plaisir, pas tant pour son adjectif que pour son substantif (la Gigue). Le fait d’avoir accolé à cette Biennale le mot Gigue est pour moi très significatif et prometteur. Car cela doit bien faire une cinquantaine d’années que le québécois moyen (et le canadien-français de l’époque) nomme cette danse de la « claquette », et cela continue bien sûr.

Mais voilà qu’au lieu de nommer cet événement « Biennale de la danse percussive » par exemple (ce à quoi on aurait pu être en mesure de s’attendre vu la distance qu’on voulait prendre par rapport à sa forme traditionnelle) on utilise clairement le mot Gigue. Ce qui va partiellement à l’encontre du mouvement mondial d’intérêt pour les danses percussives qu’on observe depuis au moins 15 ans (pensons à Stomp, Footworks, Riverdance, etc...).

À cet engouement pour ces danses on accole généralement le mot percussif pour signifier son côté moderne, urbain, contemporain. D’où le plaisir de voir le mot Gigue dans cette Biennale ! Et cela sans égard au contenu lui-même.

Car qu’on nous présente une pièce fusionnant danse contemporaine et claquette, ou du body clapping... il n’en demeure pas moins que toutes ces danses percussives (ou non percussives) sont regroupées sous l’appellation Gigue, ce qui, pour moi du moins, est une petite révolution dans l’histoire québécoise ! Imaginez, cela fait presque que 40 ans qu’on me dit que je fais de la claquette, et voilà que ceux qui en font (de la claquette) sont maintenant identifiés comme gigueurs ! C’est un peu une revanche contre le show business hollywoodien qui nous avait colonisé et imposé sa norme à notre danse traditionnelle.

J’ajouterais que le fait que la majorité des danseurs et créateurs de la Biennale, ainsi que son instigateur, soient issus du mouvement des troupes folkloriques ne peut être étranger à cette utilisation du mot Gigue. Il dénote sans doute un désir d’enracinement, plus ou moins conscient, dans une tradition nationale, puisqu’on se réclame d’elle, même si on désire la renouveler, et, je le répète, quelque soit la part réelle que tient la gigue dans les créations présentées.

Le renouveau récent des arts populaires

Cela dit, il est clair que ce mouvement montréalais (disons métropolitain pour élargir la zone...) est dans la mouvance générale du développement des arts populaires des 20 dernières années. Pensons au renouveau du conte, aux fameuses discussions qui ont cours sur la pertinence et la valeur du « nouveau conte » ou du « conte urbain » etc... de même pour la musique traditionnelle, passée de « folklorique » à « traditionnelle » puis à « trad », à ses connotations World Beat, puis Fusion... La danse, et plus spécifiquement la gigue, en est maintenant rendu aussi à ce tournant.

En un demi-siècle, nous sommes passé de « la pratique traditionnelle de la gigue » à « la pratique de la gigue traditionnelle », puis à ce que j’appellerai la « pratique artistique-professionnelle » de la gigue.

La pratique traditionnelle de la gigue

La « pratique traditionnelle » de la gigue supposait son insertion dans une société de tradition orale. On l’apprenait comme on apprenait sa langue maternelle : par imprégnation, sans prescriptions précises, comme un fait de nature et non pas par choix (esthétique, idéologique ou autre).

La pratique de la gigue traditionnelle

La pratique de la gigue traditionnelle en milieu revivaliste s’appuie sur un choix conscient (je fais de la gigue au lieu de faire...) pour des raisons d’affinités musicales ou rythmiques, d’identité culturelle, etc...

Ce type de pratique s’est grandement développé dans les années 60-70 via le mouvement dit folklorique, principalement incarné dans les troupes de folklore qui transposaient les danses traditionnelles, dont la gigue, sur scène. On était à l’époque du « musée vivant » dans le sens que ce type de spectacle se voulait une représentation fidèle de la tradition populaire.

La fin des années 70 mit de l’avant les veillées de danses traditionnelles (les Veillées du Plateau commencèrent vers 1984...) où tous étaient acteurs et non plus spectateurs. On redonnait ainsi à la danse de figures (set carré, quadrille, contredanse...) sa vocation première, soit une fonction ludique et communautaire.

Les gigueurs revivalistes issus des années 70 apprirent de diverses sources, dont des danseurs traditionnels eux-mêmes. Nous eûmes ainsi le privilège de voir et de participer à des veillées de danses où une bonne part des gens étaient issus de la tradition orale, veillées dans lesquelles on chantait, dansait, giguait. Nous avons eu tendance à reproduire ce contexte qui nous avait marqué. Plusieurs d’entre eux sont d’ailleurs calleur, danseur et gigueur (pensons à Normand Legault, Benoît Bourque ou moi-même).

Puis les années 90 mirent la gigue de l’avant (au détriment de la danse de figures sur scène). On s’apercevait lentement que cette part de notre tradition populaire (la gigue) pouvait faire l’objet d’un développement technique, esthétique et théâtral considérable.

La pratique « artistique professionnelle » de la gigue

Ici encore le parallèle avec le développement de la musique traditionnelle est éclairant. Voilà 30 ans, nous avions de grands porteurs de tradition (Philippe Bruneau, Jean Carignan, Louis Boudreault, ...) et de jeunes musiciens qui se prenaient d’amour pour cette musique, mais généralement sans formation musicale précise, et fort mal outillés au point de vue des sources. Maintenant les groupes de musique « trad » sont souvent formés de musiciens ayant fait leur Cégep ou l’Université en musique, ils ont accès à quantité de partitions (quasi inexistantes avant les années 80) et à des sources sonores en quantité phénoménales tant sur enregistrements que sur Internet (comme le Gramophone virtuel par ex.).

Il se produit actuellement quelque chose de similaire avec la danse, et surtout la gigue. Le niveau technique s’est grandement amélioré, et plusieurs danseurs ont maintenant une formation autre (ou complémentaire) à celle des troupes folkloriques. Et on commence à donner de la formation professionnelle spécialement en danse traditionnelle (pensons à Danse traditionnelle Québec et ses stages du Conseil québécois en ressources humaines en culture). L’accès à des sources portant sur la gigue traditionnelle est encore difficile, mais se développe lentement.

L’artisan et l’artiste : la tradition et la création

Le danseur traditionnel ne se considérait pas comme un artiste, ni même comme un danseur. Il dansait, voilà tout ! Dans les années 60-80 plusieurs d’entre nous se considéraient pas tant comme des artistes que comme des artisans, comme des dépositaires d’un savoir que nous avions eu le privilège de voir et d’apprendre de ces danseurs traditionnels. Savoir que nous nous efforcions de perpétuer tout en le transformant plus ou moins au goût du jour, plus ou moins consciemment. Peut-être nous percevions-nous quelque peu comme ces constructeurs anonymes de cathédrales, se sentant partie prenante d’une longue chaîne de savoirs et de coutumes venus de loin, transitant par nous, pour se perpétuer dans le futur.

La création

Dans la création d’aujourd’hui le JE prend plus de place. Ce n’est plus tant un artisan qui développe son art tel un orfèvre, cherchant la perfection du geste, mais plutôt un artiste qui cherche à exprimer quelque chose (un état d’âme, une expérience personnelle...) par un vocabulaire issu plus ou moins de la tradition. Danse d’auteur et création chorégraphique sont d’un autre domaine que celui de la tradition ou même que la pratique revivaliste de la danse traditionnelle (gigue incluse), sans pour cela lui être antinomique. Les deux peuvent très bien coexister. L’une pouvant parfois stimuler l’autre.

De la même façon que le danseur et sa gigue se transforme, le spectateur également ne voit ou n’apprécie pas la même chose selon son origine et sa culture personnelle.

Je giguais récemment devant quelques vieilles personnes en Gaspésie. C’était à l’extérieur et tous jasaient sans trop porter attention au violoneux. On me demanda d’aller faire quelques pas de gigue. J’y allai, en choisissant des « vieux pas » que j’avais observés chez de « vieux danseurs ». Et tout à coup on ne jasait plus. On avait déposé son verre, quelques vieilles dames s’étaient levé pour mieux voir. On me regardait attentivement, ou plutôt on scrutait mes pas.

Après l’exécution, certaines me dirent, attendries, que j’avais fait le pas de leur père, de leur tante ou de leur défunt mari. J’aurais fait les mêmes pas sur une scène montréalaise que j’aurais dû adapter ces pas à plusieurs danseurs, avec un « band », mise en scène et éclairages, et peut-être un argument dramatique.

C’est que le public urbain (mais l’urbanité n’est-elle pas maintenant omniprésente...) n’a pas baigné dans une culture orale où la danse faisait partie d’un mode de vie, où tous « steppaient » plus ou moins, où l’« art du pas » était connu et apprécié en tant que tel, mais plutôt dans une autre société sensible aux arrangements musicaux élaborés, à une mise en scène professionnelle, et à l’expression des sentiments personnels à travers la danse. Deux publics et deux sensibilités fort différentes : l’un principalement formé par le spectacle et tourné vers celui-ci, l’autre constitué d’acteurs et non de spectateurs, qui ne conçoivent pas cette danse ou cette gigue comme une chose à représenter, mais plutôt comme un moment privilégié à vivre, un instant de liberté accordé parmi les travaux et les jours.

Reste à savoir si la gigue restera une forme d’art populaire, non pas traditionnel, mais bien populaire, dans le sens d’un art pratiqué par quantité de gens dans un contexte convivial (sessions musicales, veillées de danses traditionnelles, où on a la chance de giguer, non pas seulement en solo mais aussi dans les danses de figures), ou si elle ne persistera que comme forme d’expression vouée essentiellement à la scène.



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