Deux violoneux aveugles se sont vus attribué le titre du plus fameux violoneux de la Place Jacques-Cartier du Vieux-Montréal dans le dernier quart du XIXe siècle, soit Charles Pagette (ou Paget) et Télesphore Forget. En fait, comme nous le verrons, leurs carrières de musiciens de rue se sont croisées dans le temps et ils en sont peut-être venus à n’être qu’un seul personnage dans la mémoire collective.
Plusieurs violoneux « faisaient la manche » dans le secteur de la place Jacques-Cartier pendant cette période. Le journal L’Étendard du 5 septembre 1885 rapportait la grande activité qui régnait, surtout les jours de marché, sur la place Jacques-Cartier, notamment près de la rue St-Paul :
La rue était littéralement encombrée ce matin ; les voitures étaient cordées les unes sur les autres, et au milieu de ce brouhaha indescriptible, l’on voyait des vendeurs de baume samaritain qui vous débitent leurs marchandises avec force calembours ; des « violoneux » à droite, à gauche, partout ; au milieu, des orgues de barbarie ; …
Il semble que de feindre la cécité ait été employé par certains violoneux, peut-être pour attirer la pitié et amasser ainsi plus d’argent. Par exemple, le Courrier de St-Hyacinthe du 13 mars 1897 rapportait qu’un certain Richer faisait du whisky illégalement l’hiver à Sorel et faisait le violoneux aveugle l’été à Montréal. Le cas de Richard Renaud rapporté dans le Montreal Herald du 19 juin 1884 est particulier. Cet homme, après avoir fait fortune dans le commerce, a perdu femme et enfants, puis a perdu sa fortune et la vue à un âge avancé, ce qui a affecté sa santé mentale. Pour survivre, rendu à l’âge de 80 ans, il se promenait sur la rue Notre-Dame (alors appelée St-Joseph) en jouant du violon.
Les deux violoneux qui nous concernent étaient, eux, aveugles tout au long de leur vie et ont fait toute leur carrière en tant que musiciens de rue.
Charles Pagette (ca. 1840-ca. 1910)
Le pied de la colonne Nelson, située au nord de la place Jacques-Cartier, était l’endroit privilégié par Charles Pagette, le plus ancien de nos deux violoneux. Un article paru dans Le Monde Illustré le 23 novembre 1889, qui faisait l’éloge de Pagette, commence ainsi :
Charles Pagette est le chef actuel de l’école de la colonne Nelson, et c’est au pied du monument du célèbre marin que vous le voyez chaque jour, entouré d’une école d’amateurs et d’admirateurs de son talent .
Le pied de la colonne était certes un endroit moins risqué que celui choisi par un autre violoneux aveugle des années 1860, Louis Honoré, qui jouait régulièrement dans une maison close [1]
Selon Édouard-Zotique Massicotte, Charles Pagette était originaire de St-Mathias-de-Rouville près de Chambly [2]. L’examen des recensements de 1851 et 1861 ne révèle cependant aucune famille Paget ou Pagette à St-Mathias. Il se pourrait qu’il ait été originaire d’un endroit proche de St-Mathias comme Chambly ou Longueuil, car il y avait des gens portant le patronyme Paget dans ces lieux.
Il n’a pas été possible de retracer Charles Pagette dans les recensements, registres paroissiaux et annuaires de ville. Un article de La Presse du 7 novembre 1906 révèle que notre homme avait alors dans la soixantaine, ce qui indique qu’il serait né dans la décennie 1840. Il y a bien quelques Charles Paget nés dans la décennie 1840 à Montréal ou sur la Rive Sud qui pourraient être notre homme :
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L’un a été baptisé à Laprairie en 1844 à l’âge de 17 mois, ce qui est plutôt inusité. Il était donc né en 1842. En fait, il avait déjà été baptisé par un ministre protestant à sa naissance à Montréal. Son père Robert Paget était caporal d’armée. À noter que Paget est un nom de famille anglophone plus que francophone ;
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Un autre, Charles Benjamin Paget, a été baptisé en janvier 1845 dans la paroisse Notre-Dame de Montréal. Son père était Charles Benjamin, menuisier, et sa mère, Sophie Tournel ;
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Un dernier Charles Pagette a été baptisé en mai 1851 dans la paroisse St-Antoine de Longueuil. L’acte de naissance est en grande partie illisible, ce qui fait que nous ne connaissons pas le nom de ses parents.
Le journaliste, dans le même article de La Presse de novembre 1906, indique la raison, à peine croyable, de sa cécité :
Ce n’est pas la nature qui l’a privé de la vue. Il est né comme le commun des mortels, avec deux yeux bien vivants, à tel point qu’ils ont fait son malheur. Des rivalités d’amour lui attirèrent des ennemis, alors qu’il était encore dans toute la force de la jeunesse. Un jour, il y a de cela près de quarante ans, il fut attaqué la nuit, alors qu’il retournait au foyer, venant de rendre visite à l’objet de son culte. Ses agresseurs lui enfoncèrent leurs doigts dans les orbites et lui arrachèrent les deux yeux. Ses deux lâches assaillants sont encore aujourd’hui au bagne… Tout cela ressemble certes à de la légende ; mais n’empêche que je reste longtemps à envisager ce prétendu apollon sans yeux, qui fait chanter maintenant par l’âme de son violon le bonheur et la joie que lui, il n’a pu un jour qu’entrevoir [3].
L’article du Monde Illustré de 1887 décrit ainsi la routine de Pagette au pied de la colonne Nelson :
Il arrive à cinq ou six heures du matin, en été, s’installe, attend quelques instants, puis quand l’aveugle « voit » qu’il y a du monde près de lui, il prend son instrument… il presse avec amour son violon sur sa poitrine, l’excite légèrement, en pinçant les cordes qui, phénomène étrange, sont toujours d’accord, à son dire, et commence cette fusillade de notes qui ne s’interrompra qu’à midi, pendant quelques minutes, pour ne finir qu’à la brunante.
Il peut jouer pendant des journées entières et quand parfois, éreinté, épuisé, il semble ne plus avoir la force de tenir son archet, il suffit qu’on lui dise : « Allons, M. Pagette, jouez nous donc Money Musk… ». Aussitôt sa figure s’illumine, son bras redevient plus vigoureux, l’artiste se redresse et son œil éteint se dirige vers le ciel.
Souvent, il faisait giguer qui le voulait sur les dalles au pied de la colonne Nelson, entre autres des jeunes habitants excités par la musique et le whisky qu’ils ingurgitaient une fois leurs ventes faites. Il y avait alors un véritable duel d’endurance entre le gigueur et le violoneux : « la lutte commence entre le musicien qui joue des bras et le danseur qui joue des jambes… mais Pagette n’a jamais été vaincu ». L’article mentionne aussi que Pagette jouissait d’une réputation provinciale. En fait, il était une attraction pour tous les visiteurs de passage tant il était connu même hors de Montréal. Par exemple, le Daily Witness du 29 août 1883 rapportait que deux jeunes gens aisés en provenance de Châteauguay n’ont pas manqué d’aller admirer la colonne Nelson et d’entendre Pagette jouer lors de leur passage à Montréal. Ils ont toutefois eu la mauvaise idée de donner beaucoup trop d’argent au violoneux, ce qui a attiré l’attention d’un filou se tenant dans les parages, qui en a profité pour les leurrer à boire un verre (ou plutôt quelques-uns !) et les dévaliser de 2 000 $, une somme colossale pour l’époque !
Le Canard du 12 juin 1886 rapportait que lors de l’arrivée du grand violoniste Prume à Montréal, ce dernier s’était empressé de rendre visite à ses confrères violonistes, mais aussi « au violoneux de la Place Jacques-Cartier et à celui qui joue en face de l’Université Laval ». Ces derniers lui auraient dit que les concerts organisés par Ernest Lavigne au jardin Viger nuisaient à leurs affaires.
Dans un article qu’il a rédigé à propos de la colonne Nelson, Édouard-Zotique Massicotte [4] précise que le violoneux aveugle se tenait du côté nord de la colonne, en bordure du trottoir de la rue Notre-Dame. Il mentionne aussi qu’il avait près de lui un chien docile que la musique de son maître n’empêchaît pas de sommeiller. Enfin, il ajoute que Henri Julien, le célèbre caricaturiste et dessinateur, a réalisé un tableau de cette scène de rue. Nous n’avons pas retrouvé cette œuvre de Julien. Par contre, la figure suivante présente une œuvre anonyme et non datée représentant un célèbre violoneux aveugle de Montréal.

Alamy ; libre de droits).
Il s’agit peut-être de Pagette, bien que les habits des protagonistes suggèrent une période antérieure à 1865, date probable à laquelle Pagette à commencé à jouer dans la rue. Nous avons toutefois une photo de Pagette publiée dans le Montreal Daily Herald en 1894.

Malheureusement, nous le voyons de côté et non pas de face. On peut tout de même voir la tenue de son violon et le fait qu’il fumait la pipe en jouant.
Nous savons peu de choses du répertoire de Charles Pagette. L’article du Monde Illustré mentionne, sans surprise, le Money Musk. Le livre des Veillées de Massicotte et Barbeau de 1920 présente la Gigue de l’aveugle que Mme Major, joueuse de trompe, avait appris de Pagette. Le violoneux Caïus Benoît avait appris plusieurs pièces de Pagette, dont une Gigue à Pagette et, peut-être, le célèbre Reel de Mlle Renaud.

Télesphore Forget (1859-1900)
François Télesphore Forget est né le 23 mai 1859 à Laval (paroisse St-François-de-Sales) du mariage de Joseph Forget, cultivateur, et de Victoire (ou Victorine) Gratton. Au recensement de 1871, la famille habitait toutefois le quartier St-Jacques à Montréal sur la rue Visitation et comptait huit enfants, Télesphore étant le troisième et son père exerçant alors le métier de charretier, comme plusieurs autres membres de la famille Forget vivant à Montréal. Au recensement de 1881, on trouvait la famille plus à l’est dans le quartier Ste-Marie : Joseph, 56 ans, est toujours charretier ; Victorine a 48 ans ; Télesphore, 22 ans, est alors identifié comme musicien [5]. L’annuaire Lovell de 1881 nous apprend que la famille logeait au 359 Panet. Ils y étaient à partir de 1876.
La ville de Montréal exigeait que les musiciens de rue possèdent un permis. Le journal Montreal Herald du 26 septembre 1889 rapportait que Forget avait été averti par la police de prendre (ou de renouveler ?) un permis avant de recommencer à jouer dans la rue.
Un article paru au moment de sa mort en mars 1900 dans La Patrie nous en dit davantage sur Télesphore Forget, « que tout le monde connaît ». Il aurait été frappé de cécité au cours de sa jeunesse et envoyé par ses parents à l’institut Nazareth pendant plusieurs années. Il y retrouva la vue partiellement, ce qui explique peut-être pourquoi il préférait déambuler dans le Vieux-Montréal plutôt que de toujours occuper le même endroit comme Charles Pagette.
L’article spécifie qu’il exerçait son métier de musicien de rue depuis 25 ans, donc depuis 1875, et qu’il occupait divers coins de rue en alternance, transportant avec lui un siège pliant et son violon. Sur son instrument, il jouait des airs à la mode, donc pas nécessairement des reels et des gigues. Mais ce qui lui valut le plus de popularité fut ses qualités de chanteur et d’auteur-compositeur :
… on se plaisait dans certains milieux à répéter les chants qu’il avait créés. C’est avec une voix sonore et bien timbrée qu’il entonnait ses chansons favorites telles que « M. de La Palisse est mort », « Rosa, je t’en supplie », etc.
Monsieur de la Palisse est une très vieille chanson française à propos d’un capitaine de l’armée de François Premier (XVIe siècle), transformée en chanson humoristique au XVIIIe siècle. La mélodie est entraînante et le long texte (il y a des dizaines de couplets !) rempli de… lapalissades, comme par exemple : « Monsieur de la Palisse est mort, est mort devant Pavie, un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie ».
Ne parle pas, Rose, je t’en supplie est une chanson extraite d’un opéra-comique français, Les Dragons de Villars, composé par Aimé Maillart en 1856. L’article de La Patrie est fort élogieux sur les qualités artistiques de Forget et sur ce qu’il aurait pu accomplir s’il avait eu une éducation :
Il avait une âme d’artiste. Sans culture aucune, sans éducation et sans direction, il jouait et chantait avec une précision et un talent qui ne manquaient jamais de produire un effet de compassion, de sympathie sincère sur les personnes qui s’attardaient à l’entendre. On ne pouvait s’empêcher alors de songer que l’aveugle, si misérable dans sa condition, aurait pu devenir un grand artiste s’il avait reçu l’instruction nécessaire. Cependant, Forget, a eu ses beaux jours, des succès qui lui ont rapporté de jolis bénéfices.
En juin 1883, Forget a épousé Aveline Mercier en la paroisse Ste-Brigide. Il est décrit dans l’acte de mariage comme un joueur de violon dans les rues. Ils ont eu une seule fille.
L’acte de décès de Télesphore Forget est enregistré dans la paroisse Notre-Dame de Montréal en date du 14 mars 1900. On y lit : « … Télesphore Forget, musicien ambulant, époux de Aveline Mercier, décédé le douze courant à l’âge de 41 ans, neuf mois et vingt jours, de la paroisse Ste-Brigide ». L’article de La Patrie de mars 1900 décrit avec détails ses derniers moments.
Le 11 mars à 13h, il se sentait très mal et trois jeunes hommes l’ont amené au poste de police où il put passer la nuit gratuitement. À 6h le matin du 12 mars, il sortit et alla à la maison de pension de M. Daigneault sur la Place Jacques-Cartier où on lui offrit un café, qu’il ne prit pas. Quand il se sentit un peu mieux, il se dirigea vers l’hôtel Bonsecours sur la rue Bonsecours, devant lequel il s’évanouit et s’écroula. Il mourut dans une salle de l’hôtel où on le transporta, avant même l’arrivée d’une ambulance.
Forget avait évité la mort quelques années auparavant. La Presse, 18 octobre 1897 rapportait en effet :
« Forget, l’aveugle violoneux, que tout Montréal connaît, a failli perdre la vie samedi soir, vers onze heures, sous les roues d’un tramway. Il a été projeté à plusieurs pieds de distance ».
Confusion possible entre Pagette et Forget
Dans le livre des Veillées du bon vieux temps de Barbeau et Massicotte (1920), on peut lire :
Mme Catherine Dagenais-Major va exécuter la « Gigue de l’aveugle »… Cette gigue, parmi nombre d’autres, était jouée par un mendiant aveugle, Forget, vers 1869, au pied de la colonne Nelson, sur le grand marché de Montréal. Forget, au moyen de ses danses, récoltait des sous.
Comme Télesphore Forget n’avait que 10 ans en 1869, il est plus probable qu’il s’agissait de Charles Pagette, de près de vingt ans son aîné. Ceci nous indique que rendu vers 1920, la mémoire collective mélangeait peut-être Pagette et Forget, les deux étant célèbres à la même période, soit la fin du XIXe siècle.
Après ce tour d’horizon de nos deux musiciens aveugles, il apparaît que Forget était un musicien et chanteur ambulant entre les années 1875 et 1900, tandis que Pagette était un musicien de rue stationnaire entre les années 1865 et 1910. Se connaissaient-ils ? Probablement. Étaient-ils en compétition ? Nous ne le saurons sans doute jamais.