Danser au rythme des fêtes chrétiennes, 1870-1940 : une tradition en mouvement

Vol.15, no.2, Hiver 2015

par Roquigny, Peggy

Jour de l’An canadien
« À la campagne, scène du Jour de l’An canadien ». (Tirée de BAnQ, Le Monde illustré, 04-01-1896, p. 545.)

Au Québec, le Carnaval est traditionnellement la période privilégiée pour s’adonner aux veillées et soirées dansantes. Lancée par les Rois, cette tranche de réjouissances s’achève avec le Mardi Gras, veille du Mercredi des Cendres qui, lui, scelle le début du Carême. En fait, le calendrier de la danse du Québec traditionnel rural est étroitement lié au calendrier catholique (même s’il ne s’y limite pas pour autant [1]. D’ailleurs, le Carnaval n’est pas le seul élément du calendrier chrétien qui soit traditionnellement occasion de danse. Peuvent s’y ajouter la veille de la Toussaint, Noël, le Jour de l’An, la Mi-Carême et même Pâques, qui fête la fin du Carême. En se concentrant sur ces journées, cette contribution cherche à voir comment ce rapport au calendrier chrétien se traduit dans la pratique dansante des Montréalais entre 1870 et 1940. Durant cette période où une société encore très liée à ses traditions rurales est peu à peu gagnée par la vie commerciale, comment se dessinent et se redessinent les relations à ces occasions traditionnelles de danser ? Ce texte est organisé autour de deux périodes. D’une part, les années 1870 à 1900 permettent de cerner dans une certaine mesure si les Montréalais voient les fêtes chrétiennes traditionnellement comme des occasions de danser et s’il y a des variations, selon que l’on s’intéresse aux anglo-protestants ou aux franco-catholiques notamment. Durant cette période où l’univers rural constitue encore une référence familière pour un grand nombre de Montréalais, francophones en particulier [2], les gravures de L’Opinion publique / Monde illustré (1870-1906) et du Canadian Illustrated News (1869-1883), sont particulièrement éloquentes pour étudier les activités dansantes pratiquées traditionnellement selon le calendrier chrétien car, malgré leur caractère parfois nostalgique, elles reflètent manifestement ce à quoi leur lectorat, respectivement francophone et anglophone, est attaché et s’identifie, ce qui inclut l’univers rural. Représentant des scènes de vie caractérisées socialement et pourtant universelles par les valeurs familiales qu’elles véhiculent, elles permettent à tout un chacun de reconnaitre sa propre perception des fêtes, et nous montrent comment la Toussaint, Noël et le Jour de l’An pouvaient être fêtés en dansant par les Québécois.

Dans un deuxième temps, le texte se projette après la Première guerre mondiale, alors que la vie commerciale a pris sa place et offre la danse à l’année longue. On se demande alors comment la commercialisation de la danse influence ce rapport au calendrier festif, si cela signifie une remise en question de l’importance accordée aux fêtes chrétiennes comme moments d’activités dansantes. Pour cette seconde période, l’étude se base essentiellement sur le dépouillement de journaux à grand tirage, La Presse et le Montreal Daily Star (Star) et sur des programmes qui fournissent des annonces et publicités de commerces et d’évènements dansants [3].

1. 1870-1900

Entre 1870 et 1900, la presse couvre de façon inégale les activités dansantes des Montréalais à l’occasion des fêtes chrétiennes. Il faut dire que la place accordée à l’activité dansante lors de ces fêtes peut varier de façon remarquable, non seulement selon l’obédience religieuse, mais également selon les cultures familiales. Ainsi, la veille de la Toussaint (All Hallows’ Eve) semble d’abord être une occasion de s’amuser et de danser pour les anglo-protestants. Une gravure de 1880 (Fig.1) met à l’honneur une série de divertissements tenus en cette occasion. La danse en fait partie comme l’illustre la dernière scénette de la colonne de gauche où des hommes démontrent devant des femmes leur savoir-faire dans des danses individuelles. Quant à la jeune femme avec une pomme et un miroir, au centre de l’illustration, elle rappelle le genre de jeux que l’on associe aux figures de cotillon (comme le jeu du miroir) qui donnent aux femmes l’occasion de signifier leur préférence pour un partenaire de danse… ou de vie. Si L’Opinion publique et le Canadian Illustrated News présentent tous les deux cette représentation, le premier précise qu’« On verra par cette gravure que les protestants et les catholiques ne célèbrent pas la veille de la Toussaint de la même manière » [4], tandis que le second l’associe aux pratiques écossaises. En tout cas, le fait de profiter de la veille de la Toussaint pour s’amuser et danser semble d’abord lié à la tradition anglo-protestante. Par ailleurs, les évènements dansants organisés à cette occasion par des associations en 1870 et en 1889 n’ont été repérés que dans la presse anglophone. En 1889, La Presse et le Star écrivent tous les deux sur la Toussaint et les célébrations religieuses qui y sont liées mais seul le Star annonce des festivités musicales et dansantes pour le 31 octobre : un concert de la Caledonian Society ; un Grand Social and Hop au Weber Hall [5].

Halloween-Veille de la Toussaint ». (BAnQ, Collection numérique, L’Opinion publique, 11-11-1880,
p.547 ; Canadian Illustrated News, 06-11-1880, p. 1)

La danse a également sa place à Noël et au Jour de l’An. Mais elle est difficile à cerner dans la presse, d’abord parce que ces fêtes ont un caractère particulièrement privé, familial, mais aussi parce que les franco-catholiques sont, dans ces dernières décennies du XIXe siècle, particulièrement discrets quant à leurs activités dansantes. Chez les canadiens français, Noël fait traditionnellement une place notable au recueillement car il couronne la période d’austérité de l’Avent, tandis que le Jour de l’An donne lieu à de plus grandes festivités. Mais la danse n’en est pas exclue pour autant. Puisant ses exemples dans les XVIIIe et XIXe siècles Robert-Lionel Séguin note que la danse, le chant et le jeu pouvaient être pratiqués la veille de Noël « à l’occasion », mais c’est « surtout » le 25 au soir qui donnait lieu aux grandes réjouissances, jusqu’à tard dans la nuit. Les trois mêmes activités occupaient une place plus notable encore la veille du Jour de l’An, tandis qu’elles aident à tenir jusqu’à la naissance du nouveau jour, le premier de la nouvelle année. Si la place faite aux festivités avec danse et musique semble varier selon que l’on fête Noël ou le Jour de l’An, opter pour le recueillement ou la fête semble aussi une question de choix personnel ou de culture familiale. Ainsi, tandis que Henriette Dessaulles décide de se recueillir pour la Noël de 1877, d’autres vont fêter :

« Et ce soir, j’ai refusé une petite réunion intime organisée pour attendre la messe de minuit. Je communie rarement, je veux au moins m’y préparer sérieusement, et le sérieux était expressément banni de ladite réunion. Maurice m’en voudra peut-être de cette occasion perdue ! Tant pis ! » [6]

Par ailleurs, Noël est plus fêté chez les anglophones. La seule gravure représentant des danseurs pour Noël est publiée dans le Canadian Illustrated News [7] et non dans L’Opinion publique (Fig. 2, vignette en bas à gauche). Par contre, pour le Jour de l’An, L’Opinion publique publie des gravures comme celle d’Edmond-Joseph Massicotte (Fig.3, page 1) représentant des visites dans lesquelles la musique et la danse sont bel et bien suggérées par un violon savamment mis en évidence sur un mur. Bien qu’empreinte de nostalgie et de ruralité, cette scène, qualifiée comme « l’une des scènes les plus vivantes des fêtes du Nouvel An dans nos campagnes canadiennes » [8], reste contemporaine et parlante aux citadins de la fin du XIXe siècle.

Si l’on reste discret en ce qui concerne les danses des adultes, la musique et la danse font définitivement partie des joies enfantines, notamment autour de l’arbre de Noël [9]. Or, là encore, on observe des différences entre les références proposées au lectorat anglo-montréalais et celles proposées au lectorat franco-montréalais. Alors que les danses, la musique, les cadeaux et le sapin animent Noël dans le Canadian Illustrated News, c’est pour souligner le Jour de l’An qu’ils sont mis de l’avant dans L’Opinion publique [10]. Cela au point qu’une même gravure, « A family party », dans laquelle des enfants jouent et dansent en couple au son du piano sur lequel se pratique une fillette (Fig. 4), second plan et arrière-plan droits), est présentée dans le Canadian Illustrated News pour Noël et dans L’Opinion publique pour le Jour de l’An. On aura présenté la gravure pour l’occasion la plus opportune, selon le lectorat concerné ; ce qui conforte l’idée que les réjouissances chez les Canadiens français sont plus l’affaire du Jour de l’An plus que de Noël. Somme toute, dans le contexte montréalais de la fin du XIXe siècle, il est difficile de considérer Noël et le Jour de l’An séparément, tant ces deux fêtes s’entremêlent, se chevauchent. En fait, elles semblent interchangeables en matière de festivités et d’activités dansantes ou musicales, selon les origines familiales, mais aussi religieuses et culturelles. Ceci est accentué par la commercialisation de Noël qui amène des changements, mettant cette fête particulièrement en valeur. Mais comme l’explique Jean-Philippe Warren, si les canadiens-français sont prêts à faire de Noël un moment plus festif, ils ne sont pas encore décidés à abandonner leur façon de fêter le jour de l’An, notamment en ce qui concerne l’offre de cadeaux [11].

Si les soirées dansantes font manifestement partie des activités tenues à l’occasion de ces fêtes traditionnelles, elles sont beaucoup plus évidentes durant tout le Carnaval. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, en ville comme en campagne, le ralentissement des activités économiques encore imposé par les conditions hivernales semble de connivence avec le calendrier chrétien pour favoriser le respect d’un Carnaval plein d’entrain. Du coup, les soirées dansantes se succèdent tant chez les anglophones que chez les francophones. Dès le début de janvier, elles nourrissent amplement les chroniques mondaines du Star de 1870, lesquelles fondent comme une peau de chagrin à partir du Carême. Côté francophone, La Presse n’existe pas encore en 1870 et La Patrie ne s’intéresse guère à ces activités. Cela dit, les propos de certains chroniqueurs, le Carême venu, ne laissent aucun doute sur l’appétit dansant des franco-catholiques. Ainsi, en 1870, J.O. Turgeon écrit dans une épître cinglante :

« Ce dernier carnaval a été suffisamment gai chez nos compatriotes [les Canadiens-français] ; entraînés par l’exemple du West-End, ils se sont mis en frais. Il en a beaucoup coûté à certains, mais l’amour-propre l’a emporté. Je ne vous parlerai pas, cher ami, des danses qui s’y sont dansées [durant le carnaval]. Non, ne publions pas de scandale, c’est mauvais genre. Au reste, nos plus aimables danseuses, les reines des danses vives, viennent de substituer sur leurs fronts, à la poudre de vie, à la fleur étoilée, la cendre des tombeaux, et pourquoi sans but, irions-nous raviver dans ces cœurs les remords cuisants du passé ? Nos gracieuses repenties ont donc reçu leur pardon : passons. » [12]

Mis à part ou peut-être étant donné ce genre de sortie, les franco-catholiques qui s’adonnent aux soirées dansantes souhaitent manifestement rester discrets. Ainsi, les pages mondaines de La Presse de 1889 rapportent des soirées pleines d’entrain, sans que le mot danse n’apparaisse alors qu’il jalonne les chroniques mondaines du Star.

Déjà au début du XXe siècle cependant, cette retenue semble remise en question. Par exemple, on peut lire dans La Presse de 1906 :

« Le Mardi Gras a été joyeusement fêté chez Melle Elza Gascon de la Ville St-Louis. Un groupe de parents et d’amis s’étaient rendus là et se sont amusés tout comme dans le bon vieux temps. Vers le milieu de la veillée, de « jolis Mardis Gras » sont arrivés et ont très bien diverti l’assemblée ; chants, musique, danses et déclamations, rien ne manquait pour rendre la soirée agréable. Étaient présents… On se sépara avec regret, trouvant que le coup de minuit avait sonné trop tôt. » [13]

Il faut dire qu’à ce moment, la vie commerciale vient progressivement changer le rapport à l’activité dansante. La danse peut de plus en plus être pratiquée dans des espaces dédiés et payants. Elle devient une chose publique, une réalité affichée, qui rend de moins en moins pertinente la retenue que l’on pouvait avoir quant à la tenue d’activités dansantes. Mais, justement, quel est l’impact de la commercialisation de la danse sur le calendrier traditionnel d’activités dansantes lié au calendrier chrétien ? La disponibilité perpétuelle de l’activité en signifie-t-elle la remise en question ?

2. 1918-1940

Lorsqu’on se projette quelques décennies plus tard, après la Première Guerre mondiale, les revues utilisées pour approcher la dimension dansante des fêtes liées à la tradition chrétienne durant les années 1870-1900 n’existent plus et cette iconographie, qui interpelle directement le lectorat en le renvoyant à des évènements ou à des traits de la société québécoise, n’a pas vraiment son équivalent dans les revues du XXe siècle qui ont été consultées. Par ailleurs, il n’est manifestement pas approprié pour les journaux à grand tirage que sont La Presse et le Star de faire une chronique des soirées données à Noël, au Jour de l’An et à la Toussaint. Ces fêtes apparaissent clairement comme des fêtes privées, familiales et non mondaines, contrairement à certaines des activités dansantes du Carnaval qui, elles, sont rapportées par la presse parce qu’elles constituent également le reflet de la saison mondaine à laquelle la dimension publique est essentielle.

Si la presse ne nous permet guère d’accéder aux pratiques privées, tout du moins dans les maisons, les annonces et publicités rendent, en revanche, compte du fait qu’une partie de ces festivités peuvent se vivre dans le cadre associatif et désormais dans des établissements commerciaux qui prolongent, hors des maisons, et même accentuent, cette pratique traditionnelle de danser à l’Halloween, à Noël et au jour de l’An.

2.1. Les associations

Dans le milieu associatif, les habitudes des associations des dernières décennies se perpétuent. Les sociétés de tout genre organisent un calendrier de divertissements et notamment des soirées dansantes pour différents motifs. Selon le rôle qui lui est conféré, une association peut être le cadre d’un nombre de danses courantes plus ou moins élevé. On peut également organiser des danses annuelles pour des occasions spécifiques : un anniversaire ; une levée de fonds ; un évènement national. Enfin, on peut profiter des fêtes traditionnelles. Effectivement, les fêtes du calendrier chrétien traditionnel sont intégrées au calendrier d’activités dansantes de plusieurs associations montréalaises. En ce qui concerne la Toussaint, nous avons noté que l’Halloween était déjà fêté sous forme de soirées dansantes initiées par des associations anglo-montréalaises en 1870 et en 1889. En 1906, il apparait que des franco-montréalais profitent de la veille de la Toussaint pour organiser des soirées dansantes spéciales Halloween. Ainsi, l’association athlétique d’amateurs Le Montagnard organise une grande soirée de Gala pour l’« Hollowe’en Night », le 31 octobre, au Stadium, avec patinage de 20h à 22h, puis danse, de 22h à minuit pour la modique somme de 25 cents par personne. Non content d’être organisée par une association francophone, cette soirée est annoncée aussi bien dans La Presse que dans le Star. Soulignons que le fait de référer à ces festivités sous un vocable anglais suppose qu’il s’agit d’une intégration des traditions anglophones évoquées en première partie. Plus tard, le Kiwanis profite d’Halloween pour organiser un bal-mascarade à la fin des années 1920, ce que prévoit également Le Cercle du Passe-temps en 1927 [14].

« Christmas Eve ». (BAnQ, Collection numérique, Canadian Illustrated News, 24-09-1869, p.120.

Noël, le Jour de l’An et les moments entourant le Carême (le Mardi gras, la Mi-Carême, Pâques), font également partie des fêtes du calendrier chrétien dont profitent les sociétés pour organiser des activités dansantes. Profiter de la Mi-Carême pour organiser une activité dansante n’est pas une nouveauté, puisque déjà dans les dernières décennies du XIXe siècle, certaines sociétés mettaient à profit cette journée pour fêter, à quelques jours près, la Saint-Patrick qui se situe en plein Carême, le 17 mars. Par contre, pour cette même période, nous n’avons pas repéré d’activités dansantes organisées par des associations à l’occasion de Noël et du Jour de l’An, alors que dans les années 1920 et 1930, ces fêtes sont également devenues l’occasion d’activités dansantes associatives. Il y a là, manifestement, une récupération par la vie associative de deux fêtes auparavant réservées à la sphère privée.

Ainsi, parmi toutes les danses organisées par le Montreal Hunt Club entre 1918 et 1940, certaines soulignent Halloween mais aussi Noël et la Mi-Carême [15]. D’une année à l’autre, on retrouve des activités dansantes à n’importe quel mois, sauf durant le Carême, en juillet et août. De même, Bayley note, entre 1935 et 1937, à propos de la saison dansante des organisations ukrainiennes montréalaises, qu’elle profite de Noël et des moments qui entourent le Carême :

« Every Ukrainian organization sponsors banquets as well as concerts and plays, which are staged in the halls on at least three important occasions, Christmas, before Lent, and after Easter.

The pattern of behaviour is invariable and consists of toast-making, eating, drinking, speechmaking and dancing, in just this order. (...)With the last speech, dishes and tables are cleared away, the orchestra establishes itself on the stage, and dancing begins. The old and young people separate out, the former to talk, the latter to dance ». [16]

Quant à l’Universal Negro Improvement Association, elle propose à ses membres en 1928 (alors environ deux cents membres, hommes, femmes et jeunes confondus), un programme de quatorze activités qui inclut une mascarade pour l’Halloween, le 31 octobre, et sept danses, dont une pour Noël le 24 décembre et une pour la nouvelle année [17].

2.2. Les commerces

Le rapport des établissements commerciaux au calendrier chrétien est encore plus net et plus paradoxal aussi, ces derniers n’incorporant que ce qui leur convient. Les commerces de danse sont dans une situation tout à fait particulière en ce qui concerne le Carême puisqu’ils visent l’offre permanente d’activité dansante. Et, en fait, dès le tout début du siècle, le ton est donné par des professeurs de danse qui prennent le risque de spécifier dans leurs publicités que leurs écoles restent ouvertes même pendant le Carême que ce soit pour des leçons, la location de salle (y compris pour la tenue de bals), ou pour les activités dansantes nocturnes ouvertes au public. On n’hésite pas non plus à proposer des prix réduits dès janvier/février pour retenir les clients jusqu’au mois de juin, l’école fermant en revanche durant l’été. Ce faisant, les écoles ont définitivement contribué à remettre en cause ouvertement et publiquement le respect du Carême pour les espaces commerciaux. Dans leur lignée, tous les commerces de danse qui s’ouvrent à Montréal sont bien entendu ouverts à l’année longue et la question de l’accessibilité à l’activité dansante pendant le Carême n’est jamais évoquée tant elle est évidente.

Cependant, les commerçants sont conscients de l’attachement de leurs clients aux fêtes traditionnelles chrétiennes et saisissent l’intérêt, pour ragaillardir leurs clientèles, de mettre en valeur des moments festifs traditionnels que des associations utilisaient déjà avant la guerre. Ainsi récupère-t-on l’Halloween. Citons à titre d’exemple le « Special Halloween Dinner and Supper dance » organisé à l’hôtel Mont-Royal en 1928, ou encore, en 1937, une « Grand Halloween Celebration ! / Grand Floor Show / Incomparable Dance Music / Perfect Cuisine / Minimum for Dinner $2.00 / Minimum for Supper $3.00 » [18].

On n’hésite pas non plus à commercialiser Noël et le Jour de l’An que les associations ont également contribué à sortir de la sphère privée. Ce faisant, on perpétue certes cette tradition selon laquelle Noël et le Jour de l’An sont, avec des variations nous l’avons vu, des occasions de danse dans la société québécoise. Cependant, cette tradition est poussée plus loin, traditionnalisée [19] pour ainsi dire, car la commercialisation de Noël et du Jour de l’An établit avec force et prédominance le caractère festif de ces moments du calendrier traditionnel. Noël et le Jour de l’An sont remodelés pour être avant tout l’occasion de soirées particulièrement mémorables par différents commerces de danse (hôtels, cabarets, restaurants dansants). En 1926, le Windsor annonce pour le soir même du 25 décembre, un « Special Christmas Dinner » pour deux dollars cinquante par personne, sur réservation, avec orchestre, solistes soprano et ténor, et danse [20]. Surtout, Noël et Jour de l’An apparaissent indissociables dans les publicités qui mettent particulièrement l’accent sur le côté joyeux et ludique en offrant toutes sortes d’accessoires et souvenirs. Ainsi, Kerhulu et Odiau adoptent une stratégie comparable pour Noël et le Jour de l’An avec « menu choisi », danse et orchestre, amusements et souvenirs pour deux dollars cinquante par personne et sur réservation [21]. Le Amherst Garden fête aussi en grand le Jour de l’An, avec tous les accessoires nécessaires pour une bonne soirée :

« A Family Party ». (Tirée de : BAnQ, Canadian Illustrated News, 25-12-1875, p. 405.)

« Amherst Garden convie sa nombreuse clientèle à venir assister au Réveillon du Jour de l’An. Le meilleur menu en ville. Attractions, Souvenirs, Serpentins, Ballons, Danse avec le fameux orchestre R.E. Demers. Prix : $ 2.00, pas de frais de couvert. Commandez vos liqueurs avant 10 hrs P.M. 530 Ste-Catherine est. » [22]

Et en 1938, une annonce de Chez Maurice indique :

« Diner de 6 à 10, $1.25, [Spectacle ] tous les soirs à 8.30 et 12.00, Melle Rachel Carley, Nouveau Spectacle inspiré des fêtes ! La veille du Jour de l’An, Mlle Carley chantera à 8.30 et au spectacle de minuit. Réservez vos tables maintenant ! Dîner : $1.50 de 6 à 10. Réveillon : $4.50, taxe en plus. Souvenirs, serpentins, beaucoup de plaisir. Pas de frais de couvert ou addition minimum. »

Quant au Embassy, il propose une « Célébration de Gala de la Veille du Jour de l’An, $3.00 par personne comprenant dîner complet à la dinde, magnifiques cadeaux, souvenirs, chapeaux, trompettes, serpentins, etc. Trois revues de cabaret de New York. Réservations » [23].

La formule proposée par le Savoy est particulièrement intéressante, car elle valorise à la fois Noël et le Jour de l’An comme des moments de joyeux divertissement, mais aussi parce qu’elle prend soin de respecter la tradition de recueillement liée à la veille de Noël, en tenant compte de la messe. Le 25 décembre est l’occasion d’un dîner spécial jusqu’à 21h mais c’est manifestement le souper spécial offert pour célébrer la nouvelle année qui doit être particulièrement exceptionnel, vu le prix de cinq dollars par personne :

« Come and celebrate “Christmas Eve” at The Savoy, 14 Osborne Street on Dominion Square. Italian Restaurant and garden. Dancing : 7 p.m. till closing (No cover charge) Reveillon Special Après la Messe. Frank Bellew and his Savoy Adelphi Entertainers in attendance. Souvenirs and Novelties for everybody. Make your reservation early. Order Wine In Advance.

Special Christmas Dinner will be served from 12 noon till 9 p.m., $1.25 per person. Reservations can now be made for the New Year’s Eve Celebration. Special Supper $5.00 per person, no cover charge. » [24]

L’intérêt pour ces fêtes traditionnelles relève du paradoxe, lorsque le Carnaval et la Mi-Carême deviennent des occasions de sortie dansante à ne pas manquer, alors que les commerces sont ouverts durant le Carême. En 1920, le Venetian Garden souligne la Mi-Carême et la semaine de Pâques. En 1930, le Paramount Dancing organise un « Grand Mid-Lenten Prize Dance » au coût de trente-cinq cents pour les femmes et cinquante pour les hommes. Le restaurant de l’hôtel Place propose le mardi 13 février 1934 un dîner pour la Saint-Valentin et Mardi Gras. À l’occasion du Mardi Gras de 1936, la salle de danse Le Palais d’Or organise une soirée costumée : « Mardi Gras Masquerade Carnival- Dance Tonight Palais D’Or- Beautiful prizes for everyone in fancy costume- Prizes-Music-Hats-Souvenir- All for 43 c. tax : 7c. » Quant au cabaret Embassy, il présente « The Gala Mardi Gras Revue » avec « Al. Plunkett Star of Radio and Stage » [25].

Conclusion

Ce court article espère avoir montré le caractère mouvant de la tradition dansante festive liée au calendrier chrétien, particulièrement dans le contexte montréalais des années 1870 à 1940. Cette tradition est mouvante d’abord parce que, même si les fêtes du calendrier chrétien jouent un rôle considérable dans l’organisation d’activités dansantes des années 1870 à 1900, il apparait que les pratiques varient selon au moins quatre facteurs (dont le troisième est lié aux deux premiers) : la culture familiale ou individuelle ; l’appartenance à une culture ou à une religion ; la fonction et l’importance que l’on accorde aux fêtes relativement les unes aux autres ; l’influence que peut exercer une culture sur une autre de telle sorte qu’une pratique d’un groupe peut être récupérée et réappropriée par un autre. Ceci est évident dans les croisements et le chevauchement qui existent entre Noël et le Jour de l’An. Cette tradition est mouvante, ensuite, parce qu’elle est adaptée, remodelée, amputée (avec la disparition du Carême dans les commerces) mais également affirmée dans l’attachement qui est montré et perpétué envers des moments clefs du calendrier chrétien : Noël et le Jour de l’An qui sortent des maisons et dont la dimension festive est affirmée à coup de serpentins ; la Toussaint qui se fond avec l’Halloween ; le Mardi-Gras, la Mi-Carême et même Pâques qui renvoient ironiquement à l’abandon du Carême.

Notes

Notes

[1Simonne Voyer et Gynette Tremblay, La danse traditionnelle québécoise et sa musique d’accompagnement, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, IQRC, 2001, p. 30-48 ; Robert-Lionel Séguin, La danse traditionnelle au Québec, Sillery, Presses de l’Université du Québec, 1986, p. 107-116.

[2Sherry Olson, cherchant à saisir l’étroitesse des liens entre les milieux rural et urbain, a démontré qu’en 1860, environ 50 % des catholiques vivant à Montréal étaient nés « dans la contrée environnante », 20 % étaient les enfants nés à Montréal des précédents, et environ 30 % étaient « des Montréalais de troisième génération ». En 1901, les résultats obéissent au même schéma, le flot d’immigrants ruraux se renouvelant. Voir Sherry Olson, « “Pour se créer un avenir”. Stratégies de couples montréalais au XIXe siècle », RHAF, vol. 51, n° 3, hiver 1998, p. 365.

[3Pour plus de détails, voir Roquigny, Peggy, Les plaisirs de la danse à Montréal. Transformation d’un divertissement et de ses pratiques, 1870-1940, thèse de doctorat (histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, 2012, 2 vol., 540 p ; disponible en ligne : http://www.archipel.uqam.ca/5500/

[4L’Opinion publique, 11-11-1880, p. 548.

[5Star, 07, 27, 28-10-1870 : « The Second Annual Quadrille Party » organisé par l’Empire Quadrille Association au Saint Patrick’s Grand Hall le 31 octobre ; Star, 31-10-1870 : « A grand Quadrille Party » donné par le Clipper Lacrosse Club au Saint-Jean-Baptiste Hall ; « Amusements », Star, 26-10-1889 (annonce « Hallowe’en ») ; 30-10-1889 ; « Special Notices, The Caledonian Societies Concert », Star, 2-11-1889 ; pour le Social and Hop au Weber Hall : voir Star, 29-10-1889.

[6Fadette [Henriette Dessaulles], Journal, Montréal, Presses Université de Montréal, 1989, p. 379.

[7Canadian Illustrated News, 25-12-1869, p. 118 (texte) et 120 (gravure).

[8L’Opinion publique, 04-01-1896, p. 545 (gravure) et 546 (texte). Voir aussi « Le réveillon de Noël : un retardataire », gravure, Le Monde illustré, 22-12-1900, p. 533.

[9La tradition du sapin est alors en pleine construction au Québec, et n’en est certainement une que pour les anglophones les plus nantis. Cf. Jean-Philippe Warren, Hourra pour Santa Claus ! La commercialisation de la saison des fêtes au Québec. 1815-1915, Montréal, Boréal, 2006, p. 161-162. Ainsi, le texte accompagnant en 1873 la représentation d’enfants dansant autour d’un sapin de Noël dans une maison très bourgeoise indique : « as many episodes with which most of our readers are familiar, either from personal experience or from literary reminiscence » Cf. Canadian Illustrated News, 27-12-1873, p. 408.

[10« The Christmas Tree », Canadian Illustrated News, 27-12-1873, p. 408 et 410 ; « A family Party », Canadian Illustrated News, 25-12-1875, p. 405 ; « A family Party » [même titre, même gravure] L’Opinion publique, 30-12-1875, p. 616 et 620 ; « Le jour de l’an au matin », Le Monde illustré, 31-12-1887, p. 276 ; « Le jour de l’an au matin » [même titre, gravure différente], Le Monde illustré, 01-01-1898, p. 566. Voir aussi Louis-Olivier David, « Les fêtes », Le Nouvel An, Numéro unique, janvier 1887, BAnQ, mic. A671. Louis-Olivier David, qui rédacteur en chef de L’Opinion publique en 1873, rappelle alors aux enfants leur devoir : « Chantez, sautez, dansez, comme dit la chanson, fendez l’air de vos cris de joie, et ne devenez pas vieux avant le temps […] ».

[11Warren, op. cit., p. 46-47.

[12L’Opinion publique, 05-03-1870, p. 66.

[13La Presse, 01-03-1906, p. 11.

[14La Presse, 29-10-1906, p. 5 et 31-10-1906, p. 5 ; Star, 29-10-1906, p. 4 et 30-10-1906, p. 2 ; Pour le Kiwanis : voir Concordia, P019, Fonds Myron Sutton, Spicilège 1, item 40b ; Pour le Cercle du Passe-Temps, voir : AVM, BM1, Société Canadienne d’Opérette, 06-10-1927, p. 13.

[15Danse le soir d’Halloween en 1925 ; voir McCord, C258A/11.1, Montreal Hunt Club, Scrapbook, 31-10-1925. Danse de Noël le 23-12-1925 et danse de Mi-Carême en 1926 ; voir McCord, P161, Montreal Hunt Club, Minutes, 1912-1930, 02-12-1925, p. 284 et 12-02-1926, p. 293. Danse de Mi-Carême en 1936, voir McCord, P161, Montreal Hunt Club, Minutes, 1930-1948, 20-02-1936, p. 142.

[16Charles M. Bayley, The Social Structure of the Italian and Ukrainian Immigrant Communities, Montreal, 1935-1937, Mémoire de maîtrise (sociologie), Montréal, McGill University, 1939, p. 231-232.

[17Wilfred Emmerson Israel, The Montreal Negro Community, Mémoire de maîtrise (sociologie), Montréal, McGill University, 1928, p. 204-206.

[18Current Events, 26-10-1928, p. 21 ; Star, 30-10-1937, p. 24.

[19Terme notamment utilisé par Jean-Philippe Warren, op. cit., p. 13-14.

[20Current Events, 19-12-1926, p. 31.

[21AVM, BM1, Théâtre Canadien Français, 26-10-1926.

[22AVM, BM1, Théâtre Canadien Français, 26-12-1926.

[23Pour Chez Maurice et Embassy, voir : La Presse, 29-12-1938, p. 10.

[24Current Events, 19-12-1926, p. 8.

[25Venetian Village : Star, 06-03, 03-04 et 07-04-1920 ; Paramount dancing : Star, 27-03-1930, p. 14 ; Hôtel Place : La Presse, 10-02-1934, p. 45 ; Palais d’Or : Star, 25-02-1936, p. 8 ; Cabaret Embassy : Star, 25-02-1936, p. 8.



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