On se rappellera l’article de Laura Risk paru dans le bulletin Mnémo d’hiver 2013 intitulé Douglastown : Les traditions musicales d’un village gaspésien. Mme Risk nous présentait alors son incursion au sein du village en 2010 et les premiers pas du projet Descendance irlandaise et musique traditionnelle qui devait conduire, entre autres choses, à la publication d’une compilation de documents sonores retracés au fil des ans et rendant témoignage d’une tradition musicale quasi révolue dans ce secteur de la Gaspésie.
Nous avons aujourd’hui la chance d’entendre une partie de ces enregistrements grâce au CD Musique et chanson de la Gaspésie - Douglastown. Laura Risk et Glenn Patterson, à qui l’on a confié la réalisation du projet, ont, dans un premier temps, numérisé et catalogué plus de 70 heures d’enregistrement et également fait la sélection des 46 pistes que l’on retrouve sur la compilation. Un travail remarquable fut réalisé pour mettre la main sur des enregistrements éparpillés autant au Québec, en Ontario, qu’au Nouveau-Brunswick. En effet, comme beaucoup de Gaspésiens, la plupart des musiciens de la compilation avaient déjà quitté le village de Douglastown vers des secteurs plus prospères, afin de trouver du travail et avoir de meilleures conditions de vie. Ernest Drody (pistes 30 et 46), né en 1930, est d’ailleurs le seul violoneux de sa génération vivant encore à Douglastown.
Le disque est accompagné d’un livret français/anglais de 52 pages dont 25 pages en français, comprenant des photos et une partition de la pièce instrumentale Joe Drody’s Jig. Les commentaires sont de Laura Risk, Glenn Patterson ainsi que de Luc Chaput. Ce dernier, en collaboration avec Linda Drody, a mené des entrevues auprès de nombreuses personnes afin d’y recueillir des témoignages sur plusieurs aspects de la communauté. Nous pourrions dire que la compilation représente une synthèse de tout ce travail accompli.
Le livret comporte aussi une présentation (4 pages) de la vie musicale à Douglastown, de la situation géographique du village, ainsi qu’une très courte présentation du style musical des violoneux de la région. Il aurait été très utile d’ajouter une carte géographique situant Douglastown dans l’ensemble du Québec. Le reste des informations contenues dans le livret constitue majoritairement des commentaires reliés à chacun des titres de l’album et à chacun de ses interprètes. Le volumineux livret est collé à l’intérieur du boitier et est légèrement désagréable à manipuler.
Si les commentaires sur les pièces instrumentales sont relativement peu bavards , l’information abonde en ce qui concerne le vécu de ses interprètes. En lisant ces textes, nous voyons l’importance de chacun au sein de sa communauté, les petits et les grands rôles qu’ils y ont joués. Les commentaires laissent transparaître ainsi la vie des interprètes en relation avec une activité musicale intégrée au mode de vie d’une communauté. Une des notes du livret témoigne de cette activité liée à la musique et à la danse du village : l’été, les villageois profitaient de la température clémente pour organiser des fêtes en plein air, appelées picnic dances. On y dansait The Hay, The Spandy, The Brandy, Four Corners, Forward Six and Back et Dip and Dive. Sur un terrain plat, les hommes construisaient une plate-forme de bois suffisamment grande pour accueillir quatre carrés formés de quatre couples et une petite scène pour la chaise du violoneux. Nous avons recensé près de 20 sites de picnic dances, chacun pouvant accueillir entre 20 et 50 danseurs réguliers. Cette tradition des picnic dances a disparu au milieu des années 1950. Il s’agit bien ici d’un cas typique de l’abandon d’une pratique reliée à la danse. Les formes de divertissements de plus en plus variées et l’exode des praticiens vers les grands centres urbains n’ont pas aidé à la continuité de l’activité. Par contre, et comme à beaucoup d’endroits, la pratique instrumentale a quant à elle perdurée.
La compilation comporte : trente-deux airs de violon, deux d’harmonica, un air d’accordéon, deux d’harmonium, un solo de guitare, un solo de piano et cinq chansons, incluant de la turlutte. La compilation nous fait entendre près de quarante musiciens / musiciennes différents.
Il n’est pas étonnant de constater que les airs de violon prédominent puisqu’il s’agissait traditionnellement de l’instrument le plus répandu en Gaspésie. Beaucoup de musiciens de cette compilation sont issus d’une lignée familiale de violoneux et sont porteurs du répertoire des générations précédentes. C’est ce qui fait dire à Glenn Patterson, dans son introduction, que la musique de cette compilation est le témoin de la vie culturelle du village entre la fin du 19e et le début du 21e siècle.
Aucune mention n’est faite en ce qui concerne l’orientation et la sélection du répertoire et les contraintes de sélection. On peut donc se questionner sur l’intérêt de mettre en place certaines pièces très connues du répertoire quand celles-ci n’ont pas nécessairement quelque chose de particulier. Bien sûr, nous pouvons imaginer que les producteurs ont voulu accorder une place à chaque musicien de la communauté en plus d’être parfois limités devant le matériel sonore disponible sur tel et tel musicien.
Les enregistrements que l’on peut entendre ont été faits entre les années 1960 et 2013. Ils proviennent en majorité d’enregistrements sur magnétophones à cassettes et à bobines. Il s’agit donc pour la plupart d’enregistrements maison. Beaucoup de ces documents sonores proviennent des musiciens que l’on retrouve sur la compilation. Il était courant, et cela l’est toujours, que des musiciens s’enregistrent l’un l’autre, ou s’enregistrent eux-mêmes, afin de laisser un souvenir aux membres de leur famille et amis. Nous pouvons donc remercier tous les fervents de cette pratique, nous permettant de bénéficier de cette musique aujourd’hui. La qualité des enregistrements n’est pas égale, mais relativement bonne pour la majorité des pièces.
Il aurait été intéressant de remettre certains enregistrements à la bonne vitesse pour avoir les bonnes tonalités à l’écoute, et les bons tempos. Ainsi, plusieurs enregistrements sont soit un quart de ton ou demi-ton plus haut ou plus bas, quand il ne s’agit pas carrément d’un ton de différence. Dans certains cas cette différence provient de l’accordage même du violon (généralement accordé un peu plus bas que le LA 440), mais dans beaucoup de cas il s’agit du support original qui ne tournait sans doute pas à la bonne vitesse. Il aurait été simple de remettre ces enregistrements dans la bonne tonalité quand cette différence de hauteur n’était pas occasionnée par un accordage du violon plus bas. Les réalisateurs de cette production, étant tous deux musiciens, auraient pu être plus sensibles à cet aspect, et du moins indiquer, dans les propos associés à chacune des pistes, les tonalités correspondantes au doigté employé pour chacune des pièces. Ceci permettrait aux auditeurs de comprendre, par exemple, que The Black Velvet Waltz interprétée par Willie Méthot (piste 38) jouée avec un doigté de Do majeur (qui est d’ailleurs la tonalité originale de cette pièce), est entendue en Si majeur.
Malgré cette petite lacune technique on y retrouve une variété de pièces instrumentales autant anciennes que modernes (style Down East). Le répertoire présenté est intéressant dans l’ensemble et nous fait découvrir de petites merveilles qui feront le bonheur de bien des musiciens actuels à la recherche de « vieilles nouveautés ». La piste 43, The Cockawee, présente des enregistrements de quatre violoneux de Douglastown qui interprètent à tour de rôle la même pièce. Ceci est un merveilleux exemple de multiples versions d’un même air qui pouvaient être véhiculées dans un espace géographique restreint, et contredit l’idée préconçue d’une version régionale unique partagée par un large groupe de musiciens. Reste à savoir laquelle de ces versions deviendra la plus populaire...
Beaucoup de ces mélodies comportent des phrases musicales courtes, dans le cas des reels particulièrement, qui s’apparentent au Reel gigué ou au Rant écossais. Ces airs ont généralement une structure mélodique simple au départ, mais qui peut devenir complexe selon l’interprétation du musicien. De plus, plusieurs de ces mélodies sont interprétées avec un accordage du violon différent soit : la-mi-la-mi (appelé En vielle, Accordage double, Discord selon les endroits au Québec) ou bien la-ré-la-mi (appelé parfois Grondeuse).
Il est intéressant aussi de retrouver deux mélodies interprétées à l’harmonium. Nous savons que cet instrument pouvait être répandu dans les foyers, mais très peu de documents sonores attestent de son utilisation en lien avec la musique traditionnelle au Québec. Les quatre chansons, non traditionnelles (essentiellement des ballades populaires du 19e et 20e siècle), sont en anglais et sont interprétées de façon tout à fait touchante. Dommage qu’on ne leur ait pas accordé une place plus importante.
Les enregistrements présentés dans cette compilation proviennent du milieu du 20e siècle. Qu’en est-il aujourd’hui de cette tradition qui nous est présentée dans cet album puisque la majorité des musiciens de la compilation sont décédés ? Existe-t-il encore des musiciens actifs ? Le document reste muet à ce sujet.
Tous les collaborateurs de ce projet ont fait un travail remarquable avec beaucoup de passion. Ajoutons à cela que Glenn Patterson entretient depuis plusieurs années un site/blog consacré aux violoneux gaspésiens, dans lequel on trouve abondamment d’informations et des documents audios, particulièrement sur le violoneux Erskine Morris qui mériterait à lui seul une publication audio. Ce blog est donc un complément incontournable pour tous ceux et celles qui désirent en savoir plus sur la musique traditionnelle de la Gaspésie. (http://gaspefiddle.blogspot.ca )
Cette compilation permet donc de prendre connaissance d’une activité et d’une diversité musicales dans un secteur précis de la Gaspésie, à une certaine époque. Elle permet également de remettre en circulation un répertoire quasi oublié et dispersé. Plusieurs pièces instrumentales de Douglastown commencent d’ailleurs à circuler dans les jams, sont enseignées dans des camps de violon, etc. Cette production permettra finalement de revaloriser une communauté qui peut être fière de son passé musical et, espérons-le, aidera à régénérer l’intérêt et la continuité du genre dans la région.