Introduction
La relation entre tradition et modernité a toujours quelque chose de fascinant. Si l’une et l’autre peuvent facilement être opposées, sembler irréconciliables lorsqu’on se situe dans la longue durée comme le dirait Serge Courville, elles entretiennent une relation beaucoup plus complexe, floue, dans la courte durée. Selon Jean Pépin « la tradition ne se borne pas, en effet, à la conservation ni à la transmission des acquis antérieurs : elle intègre, au cours de l’histoire, des existants nouveaux en les adaptant à des existants anciens. Sa nature n’est pas seulement pédagogique ni purement idéologique : elle apparaît aussi comme dialectique et ontologique ». La tradition est donc synonyme de transmission mais aussi de transformation, d’une adaptation nécessaire par une intégration de la nouveauté, d’une dialectique entre l’ancien, transmis, et le nouveau, innovateur et pourtant déterminé par l’ancien au moins partiellement – ne serait-ce que par le rejet qu’il peut susciter. D’ailleurs, selon Georges Balandier, « la modernité est mouvement, transformation, (…) le moment de la séparation de ce qui n’est plus possible (formule de Roland Barthes) et d’ouverture, par un retrait de certaines frontières de l’impossible ». Cette citation semble tout à fait applicable à la tradition. De fait, bien que modernité et tradition soient antonymes, l’une et l’autre sont pourtant inextricablement liées, interdépendantes et constituent, somme toute, les deux faces d’un même état transitoire. Ainsi, Serge Courville affirme que « quelle que soit l’époque observée, il se trouvera toujours des éléments de tradition ou de modernité par rapport, soit au contexte ambiant, soit à celui qui précède, ou à celui qui le suit », particulièrement lorsqu’on se situe dans la courte durée [1].
Pour l’époque contemporaine, l’industrialisation, l’urbanisation et la commercialisation qui marquent le Québec de la fin du XIXe siècle et du début XXe siècle sont généralement considérées comme un tournant décisif dans les modes de conception, de fabrication et de consommation des produits culturels, dont le loisir fait partie. Ceci en amène plus d’un à associer l’industrialisation et ses conséquences à la modernité, la considérant tantôt comme ses prémisses, tantôt comme son expression. Mais qu’en est-il de l’autre face de cet état transitoire ? Comment se traduit le rapport à la tradition dans cette société en transition ? Attardons-nous sur le travail d’un homme, un professeur de danse montréalais qui, pendant plus de trente ans, entre 1897 et 1928, adapta son école de danse et jongla entre tradition et modernité pour mieux connaître le succès, pour mieux répondre aux attentes changeantes de clients potentiels. Après avoir présenté le contexte dans lequel il fonde son école, nous présenterons les stratégies tout à fait modernes qu’il développe pour se forger une clientèle à la fois large et exclusive. Nous verrons finalement comment il adapte son produit, tantôt en mettant à rude épreuve les pratiques traditionnelles pour rentabiliser son affaire au maximum, tantôt en récupérant les habitudes et pratiques culturelles plus traditionnelles.
Fonder une école et se forger une clientèle dans une société en pleine transformation
Traditionnellement, les professeurs de danse prodiguent leurs leçons à leur domicile ou à celui des élèves, éventuellement dans une académie [2]. C’est déjà le cas sous le régime de la Nouvelle France. Ce l’est encore dans le Montréal des années 1870 et 1880, avec Mrs Owler, Mrs Godwin ou A. Roy MacDonald Senior par exemple. Le Senior Hazazer fait donc encore figure d’exception lorsqu’en 1870, il installe son académie dans une salle louée de l’immeuble Saint-Joseph, sur Sainte-Catherine en face de la Christ Church Cathedral, coin Union (Star, 10-11-1870), pour donner ses cours de « Dancing, Deportment, Etiquette [3] ». En 1872, il déménage dans la belle salle du Cathedral Block sur SainteCatherine, où il enseignera aux jeunes gens jusqu’en 1878-79 [4].
Mais dans les années 1880 et 1890, dans cette société en pleine transformation, ouvrir une école de danse s’impose peu à peu comme la façon de faire. Ainsi, le fils MacDonald, A. Roy junior loue les salles d’assemblées du Queen’s Hall entre 1885-1886 et 1897-1898 selon l’annuaire Lovell, dans lequel il apparaît à la fois comme professeur de danse et marchand de minéraux. Entre 1898 et 1905, A. Roy MacDonald Junior n’a pas de lieu de travail assigné. Peut-être œuvre-t-il chez son père, qui reprend du service durant ces mêmes années. À partir de 1906-1907, on le retrouve enseignant et gérant du Karn Hall (rue Sainte-Catherine, entre Metcalfe et Peel) avant de décéder vers 1910 semble-t-il. À eux seuls, McDonald père et fils incarnent bien les transformations que connaissent les écoles de danse entre 1870 et 1914 : le père enseigne à son domicile et le fils, louant d’abord une salle, semble retourner exercer à domicile avant de devenir gérant du Karn Hall. C’est durant ces mêmes années, entre 1894 et 1908, que des écoles de danse se succèdent au 2269 Sainte-Catherine (entre les rues Victoria et McGill) : la Durkee’s Dancing Academy, la Geo. F. Beaman Academy et le Conservatory Hall de Frederic W. Norman. Après avoir servi d’école de danse pendant une vingtaine d’années, le local est transformé en restaurant : le Conservatory Dining Hall. De son côté, Frederic W. Norman, qui n’est autre que le frère de Frank H. Norman, déménage au Majestic Hall (rue Guy, entre Lincoln et Sherbrooke), où il restera établi jusqu’en 1936. Deux autres professeurs de danse ouvrent des écoles de danse marquantes à Montréal en cette fin de XIXe siècle. Il y a le professeur S. Laing. D’abord propriétaire du Empire Hall Dancing Academy à partir de 1902-1903, il fonde en 1909 l’Auditorium Hall (rue Berthelet). Si les réaménagements urbains transforment le 15-17 Berthelet en 375 Ontario Ouest, la salle de danse reste et sera reprise en 1933 par le professeur Vachon. Il y a aussi le professeur Adélard Lacasse qui, en 1895, ouvre une école de danse pour offrir une école canadienne française dans l’est de la ville. Ainsi, lorsque Frank H. Norman ouvre son école de danse en 1897, le Stanley Hall (1226 rue Stanley), cela s’inscrit dans une tendance encore restreinte, néanmoins décisive : l’enseignement de la danse participe au mouvement de commercialisation qui découle de l’industrialisation et de l’urbanisation de la ville en s’incarnant plus qu’auparavant dans des espaces commerciaux permanents. D’ailleurs, tout comme les grands magasins modernes qui doivent rivaliser d’ingéniosité pour être concurrentiels et s’imposer auprès de clients sollicités par une offre de plus en plus variée et massive de produits, les professeurs de danse développent diverses stratégies pour attirer les clients. Et en l’occurrence, Frank H. Norman a une vision tout à fait moderne de la façon dont il doit mener son école, de ce que son entreprise doit offrir pour réussir étant donné la réalité du marché.
Norman n’hésite pas à positionner son école en fonction de la réalité socioculturelle montréalaise. Il essaye d’attirer une clientèle de plus en plus large tout en tenant compte des différences sociales et culturelles qui caractérisent la ville. Il établit son école sur Stanley, au cœur du Golden Square Mile, juste derrière l’hôtel Windsor qui se situe de l’autre côté de la rue. Il est évident que la première clientèle qu’il vise est la bourgeoisie – et ceux qui souhaitent en atteindre les rangs. C’est logique, puisque ce groupe social est traditionnellement porté à offrir des cours de danse à sa jeunesse, non seulement parce qu’on en a le temps et les moyens, mais aussi parce que savoir danser et se comporter lors d’un bal est un élément essentiel dans une éducation qui, visant avant tout la réussite sociale ou son maintien, met la maitrise des relations sociales et des situations dans lesquelles elles se déroulent au cœur de l’enseignement. De plus, l’apparition de nouvelles danses obligent même les adultes à prendre des leçons pour maîtriser les danses modernes, en tout cas les danses sociales qui seront au programme des soirées mondaines. Par ailleurs et même si son école est située dans l’ouest du centre-ville, Norman n’entend pas se contenter de la clientèle anglophone et laisser à Adélard Lacasse le monopole de la clientèle francophone. Dans cet esprit, il annonce dans le Star et dans La Presse et présente son établissement comme bilingue en 1900 (La Presse, 08-011900, p. 5). Encore en 1903, il fait la preuve de l’intérêt qu’il porte à la clientèle francophone et semble toujours viser une clientèle bourgeoise, puisqu’il précise dans une publicité qu’il a « la clientèle canadienne-française la plus considérable et la plus exclusive de la ville » (La Presse, 03-01-1903, p. 8).
Au début du siècle, Norman continue à se forger une réputation. Dans son manuel (en 1905), il n’hésite pas à se présenter lui-même comme « Canada’s Authority on Dancing, Deportment, Etiquette and Dancing Gymnastics » et en 1906, il précise dans le journal qu’il a été instructeur à l’association des maîtres de danse des ÉtatsUnis et du Canada pendant 5 ans, qu’il était le seul professeur de Montréal présent à la Convention des maîtres de danse (Star, 02-02 et 08-09-1906). Quant à son école qu’il annonce comme « Montreal’s Leading Dancing School » dans les journaux, Norman fait valoir qu’elle est patronnée par le comte et la comtesse Grey (Star, 09-01-1906). Il met aussi en valeur les locaux : beaux, redécorés, spacieux et multiples. Ils sont aussi les plus frais de la ville et équipés des meilleurs planchers (Star, 03-09-1906 ; 08-091906 ; 12-09-1906).
Pourtant, il cherche à élargir sa clientèle, comme l’indique ses stratégies de vente : des facilités de paiement et un traitement courtois ; des manuels en cadeaux d’inscription, des tarifs « no higher than elsewhere » (Star, 02 et 16 -011906). Il souligne aussi le succès de son établissement, qui a accueilli plus de 400 élèves durant la saison (Star, 02-01-1906). En fait, l’exclusivité n’est plus tant une question de moyens financiers qu’une question d’attitude. Ainsi n’hésite-t-il pas à écrire : « Come where the best people go » (Star, 01-09-1906). Ce faisant, il démontre également un esprit d’ouverture qui est certes lié à la volonté de rentabiliser son affaire mais qui démontre aussi une capacité à briser les schémas d’exclusivisme bien établis. Comme les autres écoles de danse, Norman rentabilise ses locaux en organisant des soirées dansantes hebdomadaires. De leur côté, l’école Lacasse et le Karn Hall voient dans ces assemblées hebdomadaires un prolongement récréatif mais aussi pédagogique et protégé de leur enseignement. Seuls les étudiants de l’école et les habitués ont manifestement accès à ces soirées : on les connaît grâce à des capsules informatives destinées aux concernés mais elles ne sont ni publicisées ni tarifées dans les journaux que nous avons consultés. Manifestement, il s’agit d’abord de permettre aux élèves, anciens et actuels, de pratiquer leurs acquis dans un cadre familier, sérieux, plus libre que les classes, mais pas ouvert à n’importe qui. Le frère de F.H. Norman, pour sa part, établit un système bien particulier pour les assemblées hebdomadaires du Conservatory Hall. Sans être exclusif, il facilite néanmoins l’accès aux élèves de l’école et le complique aux autres en leur imposant une procédure de réservation : « Select Dancing Assemblies are held every Saturday at 8.15 p.m. at the Conservatory Hall. Admission 50c. a couple. Strangers must procure cards in advance » (Star, 12-011906). Dans les annonces suivantes, la mention concernant les « étrangers » est tombée [5] , et l’école, qui semble ne plus faire de distinctions, s’oriente vers un accès plus libre, aussi bien pour les élèves de l’école que pour d’autres danseurs amateurs désireux de pratiquer dans un cadre approprié.
Il faut dire que la stratégie de son frère semble plus lucrative. Effectivement, Frank H. Norman apparaît cette fois encore comme un fin commerçant. Il annonce régulièrement dans les journaux que les assemblées ont lieu tous les samedis soirs et le tarif est indiqué : 50 c. par couple, 25 c. par spectateur (Star, 24-02-1906). Le tout laisse présumer que ces soirées sont ouvertes à tous. Cependant, de façon très discrète, Norman en profite pour s’assurer deux choses. Premièrement, il réduit les risques de clientèles jugées inappropriées en refusant les danseurs ou danseuses seuls. Deuxièmement, en conviant aussi les spectateurs, il augmente ses revenus et ouvre la porte à tous ceux qui ne savent pas danser, donc à autant de clients potentiels...
Par ses stratégies commerciales, F.H. Norman inscrit donc profondément son entreprise dans la vie commerciale moderne qui incite notamment à revoir le rapport du professeur de danse aux clientèles traditionnellement associées à l’enseignement de la danse. Au delà d’une redéfinition de la clientèle de l’école de danse dans une grande ville au début du XXe siècle, le travail de Frank H. Norman permet également de voir comment un professeur de danse pouvait négocier avec la tradition, l’allier à la modernité, pour offrir un produit conforme aux attentes des clients et, donc, bénéfique à son entreprise.
Jouer sur la tradition et la modernité pour créer un produit intégré
Trois éléments permettent de saisir les formes de relations qui s’installent entre pratiques traditionnelles et modernes dans la gestion commerciale que fait Norman de son école de danse : le rapport au calendrier traditionnel, l’usage de la location, et la proposition dansante.
Le premier élément, le rapport au calendrier dansant traditionnellement associé à l’hiver, met en évidence une remise en question forte de la tradition. Les associations ont déjà étendu leurs activités dansantes à l’été et à l’automne, ce qui a déjà ouvert certains possibles. Mais comme d’autres professeurs, McDonald du Karn Hall, Norman du Conservatory Hall notamment, F.H. Norman va plus loin dans la modernisation du calendrier dansant traditionnel, en remettant en question le Carême et la fin de la saison dansante avec le mardi gras. De fait, le maintien du Carême n’est tout simplement pas envisageable dans le contexte d’un établissement permanent (ce qui ne les empêche pas de tirer profit d’autres fêtes comme l’Halloween ou Noël par exemple [6] ). Ainsi, le Stanley Hall reste ouvert pendant le Carême : les classes sont maintenues, les assemblées hebdomadaires également, et les salles restent disponibles à la location. De plus, Norman n’hésite pas à baisser les prix pour la location de la salle durant le Carême et durant le printemps (« New Stanley Hall to rent at low rates during Lent, for concerts, balls, Meetings, etc. » Star, 12,13-02-1906), pour l’enseignement pour le reste de la saison et précise que les assemblées dansantes sont maintenues jusqu’au premier juin. Manifestement, il s’agit de favoriser de nouvelles habitudes au sein d’une population qui n’a pas encore intégré une offre qui bouleverse l’ordre établi de longue date. Les écoles s’octroient une pause, l’été, ce qui convient mieux aux professeurs et au rythme de la société puisque cette pause se coordonne peu à peu au rythme scolaire.
Le deuxième élément concerne l’usage de la location de salle qui, pour sa part, rend plutôt compte d’une récupération des pratiques anciennes. Là aussi, Norman n’est pas le seul à procéder ainsi : le Karn Hall ou l’école Lacasse par exemple ouvrent également leurs salles à la location lorsqu’il n’y a pas classe, ce qui permet de rentabiliser les locaux. En 1906, le recours à la location de salle n’est pas encore systématique mais les écoles de danse la rendent plus accessible. Elle devient une option qui fait sortir des pratiques culturelles autrefois généralement vécues dans la sphère domestique et les intègrent aux pratiques commerciales. Ainsi, Mme Dawes donne une soirée dansante au Stanley
Hall à l’occasion des débuts de sa fille, période au cours de laquelle les jeunes filles de la bourgeoisie surtout sont présentées à la société indiquant ainsi leur passage dans le monde adulte et plus spécifiquement leur disposition au mariage (Star, 24-01-1906). L’école accueille aussi toutes sortes d’événements dansants organisés par des associations, dont certaines ramènent les fêtes traditionnelles chrétiennes dans le giron de l’espace commercial, comme le Euchre et Danse du Brownie Social Club pour la Saint-Patrick de 1906.
Cela nous amène au dernier élé ment où des pratiques culturelles plus traditionnelles se trouvent associées à des pratiques commerciales innovantes : la proposition dansante que fait Norman dans son manuel de danse en 1905 [7]. Cet ouvrage de plus de 130 pages est vendu 50 cents, frais postaux gratuits, soit le couple pour une soirée dansante.
On retrouve ici encore la volonté de Norman de rejoindre les moins nantis qui seraient intéressés par l’apprentissage de la danse. Comme les manuels traditionnels, celui-ci permet à tout un chacun d’apprendre à danser seul. Norman y présente en tout 29 danses, dont il dit qu’elles sont actuellement en vogue à travers tout le Canada. Son objectif est manifestement de couvrir les pratiques dansantes aussi bien traditionnelles que modernes et, ce, dans différents milieux [8]. Dans sa publicité (Star, 10-02-1906), Norman met de l’avant certaines danses, surement les plus susceptibles d’attirer l’attention du public. Mises à part les deux danses favorites de l’époque : la valse et le two-step, l’une ancienne l’autre toute récente, il mentionne plusieurs danses très appréciées au Canada au XIXe siècle, en particulier la schottische, la polka, le Sir Roger de Coverley et le cotillon (ici germanique). Le five-steps, les quadrilles (valse-quadrille, valse-lancier et polka-quadrille), également mentionnés, sont des variantes ou des mixtes de danses également prisées au XIXe siècle. Revisiter les quadrilles en les associant à des danses de couple permet de maintenir l’intérêt envers les danses collectives qui ont déjà tendance à être délaissées dans certains milieux. Quant au Sir Roger de Coverley, au Flowers of Edinburgh et au Portland Fancy, ce sont des danses collectives notamment appréciées des communautés issues des Îles britanniques. Le manuel propose également d’autres danses écossaises : le Scotch Reel et le Highland Fling. L’attachement de Norman à ces danses transparaît d’ailleurs à travers la photographie qui se trouve dans le manuel, où il porte le costume écossais. Bref, la majeure partie des danses présentées par Norman ne sont pas des nouveautés, même s’il présente également les danses les plus à la mode (la vieille valse et les danses appréciées depuis peu : le two-step, la gavotte et le bellefield). Il y a là un souci évident de satisfaire les attentes du public qu’elles soient tournées vers les danses plus traditionnelles ou plus modernes.
D’ailleurs, Norman accorde une importance particulière au Cotillon germanique, qui incarne très bien à lui seul l’arrimage du traditionnel et du moderne. Cette danse si appréciée au XIXe siècle est déjà délaissée dans certains contextes, comme les danses associatives bourgeoises du début du siècle, mais semble encore très en vogue dans les salons privés si l’on se fie au soin qu’apporte Norman à combler toutes les attentes potentielles des clients à cet égard. Il faut dire que cette danse-jeu a tout pour plaire. Parce qu’elle permet de faire participer tout le monde, de faire et défaire les couples et, pour une fois, de donner aux danseuses le privilège de l’initiative, le cotillon germanique est une danse particulièrement appréciée pour clore les soirées. D’origine incertaine [9], la description qu’en fournit Frank H. Norman est très éclairante sur le principe. Tout d’abord, il y a un meneur de jeu, engagé ou choisi parmi les invités, dont le rôle est d’orchestrer le cotillon et de guider les danseurs dans leurs actions. Deux tables, l’une à la disposition des hommes, l’autre pour les femmes, sont situées dans un coin de la salle, sous la surveillance des matrones ou chaperons. Ces tables offrent un assortiment de favors, ou gages ; de petits accessoires en fait qui permettent de témoigner sa préférence au danseur ou à la danseuse à qui on les offre, et qu’on l’a choisi(e) comme partenaire. Les danseurs sont assis tout autour de la salle, en couples que le meneur numérote. La danse commence lorsque le meneur demande à un certain nombre de couples de se lever pour danser. Ce nombre est fixé à huit dans l’explication de Norman, mais est variable selon la taille de l’assemblée. Norman propose une valse ou un two-step pour faire danser les participants, soit les danses à la mode au tournant du siècle. Néanmoins, le cotillon peut aussi se jouer sur un galop, une mazurka ou un quadrille [10], selon les modes et les préférences. Par un signal, le meneur invite ensuite chacun de ceux qui sont debout à choisir un partenaire parmi ceux restés assis, les danseuses invitant des messieurs, et les danseurs des dames. Le nombre de couples dansants passe ainsi du simple au double. Au prochain signal, l’opération est renouvelée, doublant encore le nombre de danseurs.
Par un nouveau signal, le meneur invite alors les danseuses à se diriger vers la table de favors pour les hommes, et vice versa. Chacun et chacune prend donc un petit accessoire qu’il ou elle offre à une personne encore assise. Le nombre de couples dansant est encore doublé. Le jeu se termine par une figure amusante ou fantaisie proposée par le meneur, et dansée avec le dernier partenaire choisi, jusqu’à la fin de la musique. Ensuite, chaque danseur raccompagne sa dernière partenaire à sa place [11].
Les principes de base du cotillon peuvent être modifiés selon l’imagination du meneur et les accessoires disponibles. En fait, chaque tour de danse, chaque choix de partenaire, peut se passer sous forme d’une figure, autrement dit d’un petit jeu, à l’aide d’un accessoire. Comme nous l’avons vu dans la description de Norman, les femmes, comme les hommes, disposent de gages à attribuer aux partenaires de leur choix. Si nous ne possédons pas les figures proposées par Norman, certaines nous sont connues grâce à la monographie de JoannisDeberne qui décrit le cotillon tel que dansé en France vers 1900, et grâce au manuel de danse de Betty Lee, publié aux États-Unis, dont la version la plus ancienne semble dater de 1934. Citons par exemple le jeu du Miroir, où chaque danseuse prend à son tour un miroir et regarde ainsi les cavaliers qui se présentent derrière elle. Elle fait mine d’effacer successivement l’image de chacun avec son mouchoir, jusqu’à ce que se présente le cavalier de son choix, avec qui elle se met à danser. Dans l’Ombrelle ou l’Éventail (seul l’accessoire change), un couple sélectionné danse dans la salle. La danseuse se voit ensuite offrir une ombrelle ou un éventail, avec lequel elle joue quelques instants, pendant que son partenaire lui amène deux danseurs. Si elle les refuse tous les deux, son partenaire lui en amène deux autres et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle en accepte un et entame une danse avec lui. Celui des deux qui reste doit tenir l’ombrelle ou l’éventail près du couple, durant toute la danse [12]. Mais là encore, si Norman met de l’avant toutes les qualités et tout l’intérêt d’une belle tradition encore en vigueur, il n’hésite pas à faire de son mieux pour satisfaire ses clients et, par le fait même, rentabiliser cette activité. Ainsi, toujours dans son manuel, il propose un « Complete book of Cotillon, giving sixty figures (new) for one dollar and fifty cents », des arrangements spéciaux de figures de cotillon au coût de 50 cents à 1 dollar pièce, le matériel pour les faveurs (5 cents à 1 dollar chacun). Il peut même prendre en charge l’organisation, la décoration et les arrangements concernant la musique, et prévoir tout le matériel pour l’amusement : serpentins, confettis (5 cents le paquet) et crécelles.
De fait, le répertoire ne peut être séparé de la soirée dansante. C’est pourquoi Norman offre des servicesconseils et tout le matériel nécessaire pour la tenue de soirées dansantes sous quelque forme que ce soit, et notamment à domicile. Il propose ses services pour prendre en charge toute l’organisation et la supervision d’un événement, garantissant la plus grande discrétion. Il offre aussi tout le nécessaire à l’organisation matérielle d’une telle soirée : outre les faveurs et confetti, il fournit les programmes de bal avec ou sans stylo, les numéros de vestiaires et sa propre préparation de cire à plancher de danse. Il peut fournir le descriptif complet de n’importe quelle « new or old dance » qui ne serait pas dans son manuel pour 1 dollar chacun, montrant là encore l’intérêt qu’il y a respecter les gouts anciens ou récents des clients. Il offre encore une série de guides écrits à un coût variant de 2 à 3 dollars, portant aussi bien sur la tenue de bal privé, public, de soirée dansante, de réception, de dîner ou de mariage. Dans ce même esprit, il fournit, comme les auteurs d’autres manuels de danse, quelques notions d’étiquette également. Son ouvrage se distingue cependant en ce qu’il explique l’étiquette à observer à Rideau Hall, en présence du Vice-Roi, et à la Cour d’Edouard VII.
Non content de faire de son manuel un outil de vente remarquable, Norman en fait aussi un outil de promotion de son école. D’abord, il en profite pour présenter l’offre de cours (ce qu’il fait aussi dans les journaux) de son école : des classes de danse pour les adultes, jeunes gens et jeunes filles, des leçons privées à l’école ou à domicile, et même des leçons privées pour les professionnels. Il rappelle aussi que commencer par suivre des cours avec un instructeur reste la meilleure option pour débuter. Stratégique, il souligne qu’on peut aller prendre des cours ailleurs que chez lui, tant qu’on s’est assuré de la compétence de l’instructeur. Si le lecteur n’est toujours pas persuadé de prendre des cours, Norman lui propose une autre alternative : il répondra à toute question envoyée par la poste concernant la danse, le maintien ou l’étiquette pour la somme de 25 cents pour une question ou de 1 dollar pour six.
Bref, l’école de danse, le manuel, la vente d’accessoire et l’offre de services-conseils constitue un ensemble commercial parfaitement intégré où chaque volet est à la fois un produit en soi mais également une porte d’entrée vers un autre produit, le tout dans le respect des attentes et des habitudes culturelles des clients. La stratégie commerciale de Frank H. Norman, moderne par bien des aspects, et notamment dans sa capacité à intégrer, revisiter des pratiques plus traditionnelles, semble un succès. En 1920, l’enseignant révèle fièrement avoir accompagné plus de 3900 élèves dans l’apprentissage de la danse (Star, 02-01-1920). Le professeur se présente désormais comme une institution auprès de sa clientèle : « Ye olde (sic) reliable Dancing Master PROF. FRANK H. NORMAN Sr., The Original, has had the Unique honor Dancing before His Majesty King George, H.R » Prince of Wales. His vast experience (32 years) is at your disposal day and evening at Stanley Hall only, 92 Stanley St. » Il conservera son école encore 8 ans. En 1928, le Stanley Hall cède la place au Palais d’Or, une autre salle de danse.