Gigue irlandaise et légendes urbaines
Il est fréquent d’entendre que les bras fixes des gigueurs irlandais sont directement reliés à des interdits de l’Église, ou des conquérants anglais, ou à des vents violents qui font voler les jupes des danseuses, ou…
Ainsi les gigueurs irlandais auraient eu la formidable idée de coller les bras à leur tronc pour que le curé ne s’aperçoive de rien en passant devant la fenêtre de leur maison. À moins que le curé ne se dise “il a bien les bras collés au corps celui-là, il doit être en train de giguer !”
Le conquérant anglais aurait interdit la pratique de la danse. Quelqu’un a-t-il déjà trouvé un texte sur ces fameux interdits (avis légaux, articles de journal, etc.) ? Pourquoi interdire la danse chez les Irlandais ? et pourquoi la gigue et non pas aussi toutes les autres types de danses (sets, quadrilles, polkas…) dont la pratique est authentifiée au 19e s.? [1]
Quant aux filles qui dansent les bras collés au corps pour retenir leur jupes qui volent au vent, c’est peut-être charmant, mais les gars en pantalon qu’en fait-on ?
L’édition du 13 avril 2017 du journal La Presse de Montréal (section ARTS, écran 8) dans un article intitulé « L’Irlande danse au Québec » Si vous vous demandiez pourquoi les artistes du tap dance [sic] ont toujours les bras collés au corps, il faut remonter au XIIe siècle. À cette époque, l’occupant anglais ne tolérait pas de manifestation de la culture locale. Ainsi, les Irlandais qui voulaient danser se plaçaient derrière un bar ou à leur fenêtre, gardaient le buste raide et laissaient leurs jambes s’exprimer. — La Presse
La gigue et le bar au 12e siècle : l’imagination est féconde ! [2]
On voit bien que toutes ces hypothèses ne tiennent à rien, et ne sont basées sur aucune source. Comme me disait mon tuteur à la maîtrise (J-M Guilcher) « ça nous prend 5% ou 10% d’hypothèses, et 90% de faits » (cité de mémoire). Dans le cas présent on est dans les 100% d’hypothèses et 0% de sources.
De quoi parle-t-on ?
Quel est l’objet de ces multiples théories sur les bras fixes de la gigue irlandaise ? Parle-t-on de danse irlandaise ancienne ? de collectes de danses traditionnelles ? d’iconographie du 19e s.? On devine que ces amusantes élucubrations sont en fait issues de l’observation de la danse de compétition irlandaise, forme moderne s’il en est !
La Gaelic League (Conradh na Gaeilge) fondée en 1893 initiera le revival de plusieurs traditions irlandaises et sera à la base de la création de la An Coimisiún le Rincí Gaelacha (Commission de la danse irlandaise) dans les années 1930. C’est à cette époque que la Commission commencera à standardiser la gigue de compétition, prescrivant les bras collés au corps (et parfois les mains sur les hanches), des 5e positions avec ouverture, un grande amplitude des sauts, avec certains tempi qui ralentiront de décennies en décennies, etc.
Le livre d’Helen Brennan nous offre d’intéressants témoignages sur le sujet [3] :
Early accounts tell of the dancing masters attempts to deter "Paddy" from raising his arms and clicking his fingers, movements which were part of the earlier dance style and arose naturally in the course of an exuberant jig or reel. Indeed, accounts of "moneen" jigs in Kerry in the mid-nineteenth century confirm this use of arms movements. During the debates in the Gaelic league in the early 1900s on the authenticity of dance style, the question of arm movement was raised, so to speak. A "Special Correspondent" in the Mayo newspaper the Western People writes :
- « Personally I am not inclined to favour rigidity of the arms as I lean to the conviction that the arms played an important part in old Irish dancing . I saw an old man dancing at a country celebration. His style was traditional if anything was. He was certainly a splendid dancer. His arms swung, rose and fell in rhythmic motion, and the effect was admirable. »Joe O’Donovan, the dancing master of Cork, who is still teaching [4] says that the older dancing masters used to weigh down their male pupils’ hands with stones if they showed a tendency towards arms movements. As late as 1946, a woman from Limerick said that girls danced with the right hand on the hip in her young days and that she did the same until some adjudicator spoke against it [5]. It would seem that the tendency of some dancers in the Connemara sean-nós tradition to raise their arms to shoulder heigh or even higher is an indication of the lack of influence of the dancing masters in this region [6].
Ma traduction rapide :
D’anciens témoignages racontent que des maîtres à danser tentaient de dissuader "Paddy" de lever les bras et de claquer des doigts, mouvements qui faisaient partie de l’ancien style de danse, et qui se manifestaient naturellement au cours d’une Jig ou d’un Reel exubérant. En effet, des récits de « moneen » jigs dans le Kerry du milieu 19e siècle confirment cette utilisation des mouvements de bras. Au début des années 1900, la question du mouvement des bras a été soulevée dans des débats portant sur l’authenticité du style de danse au sein de la Ligue Gaélique. Un "Correspondant Spécial" du journal « Western People » du comté de Mayo écrit :
« Personnellement, je ne suis pas enclin à privilégier la rigidité des bras, car je suis convaincu que les bras ont joué un rôle important dans l’ancienne danse irlandaise. J’ai vu un vieil homme danser lors d’une fête à la campagne. Son style, s’il en est un, était fort traditionnel. Il était sans conteste un danseur magnifique. Ses bras se balançaient, se soulevaient et tombaient en mouvements rythmiques, et l’effet était admirable ».
Joe O’Donovan, le maître de danse de Cork, qui enseigne toujours, dit que les anciens maîtres à danser alourdissaient les mains de leurs élèves masculins avec des cailloux, s’ils manifestaient une tendance à bouger les bras. Pas plus tard qu’en 1946, une femme de Limerick disait que, dans sa jeunesse, les filles dansaient avec la main droite sur la hanche, et qu’elle le fit jusqu’à ce qu’un arbitre [lié aux compétitions de danse] se prononce contre cette pratique. Il semblerait que la tendance de certains danseurs de sean-nós du Connemara à lever les bras au-dessus des épaules, voire plus, témoigne du manque d’influence des maîtres à danser dans cette région.
Le témoignage de Joe O’Donovan nous indique que l’enseignement plus formel des maîtres à danser avait déjà tendance à prescrire, au début du siècle, des bras immobiles le long du corps. L’article du Western People et la citation de Margareth Murphy nous démontre l’utilisation des bras libres, particulièrement dans les comtés occidentaux de l’Irlande (Mayo et Connemara étant au nord-ouest de l’Irlande).
On voit donc qu’expliquer une position moderne de bras
(début-milieu 20e siècle) par des interdictions datant du 19e sinon du 12e siècle ne tient guère la route.
La forme plus traditionnelle (non compétitive) de la gigue irlandaise s’est poursuivie dans certaines régions d’Irlande sous le nom actuel de Sean-nós (signifiant à peu près vieux style). Il y a d’ailleurs un engouement depuis deux ou trois décennies pour le Sean-nós, en partie en réaction à l’omniprésence de la gigue de compétition. Cette dernière est souvent la seule médiatisée, celle qu’on voit sur les scènes internationales dans des spectacles comme Riverdance, et aussi enseignée dans quantité de pays selon les normes de la Commission of Irish Dancing, et qui fait l’objet des grandes compétitions internationales (World Irish Dancing Championships). [7]
Les bras fixes et rigides le long du corps sont donc un ajout récent dans la gigue irlandaise, essentiellement lié à la danse de compétition, et qui s’est imposé internationalement comme référence principale de la danse irlandaise par les grands spectacles et les compétitions qui regroupent souvent 5000 ou 6000 danseurs.
Mais comment plaçait-on les bras avant le milieu du siècle dernier ? et quelle image avait le commun des mortels de la danse irlandaise ? Une petite recherche iconographique pourra nous donner des pistes de réponses.
L’Iconographie de la gigue irlandaise fin 19e - début 20e siècles.
Comment représente-t-on la gigue irlandaise à la fin du 19e siècle et au début du 20e s., dans la peinture, la gravure, les cartes postales ?
- Voir Figures ci-dessous -
MacDonald, D. (c. 1848) : A Wedding Dance, oil on canvas, 75.5 cm x 90 cm, Crawford Art Gallery, Cork City. (n’est pas explicitement identifiée comme de la gigue)
Glenarm, Co. Antrim, 1904 (Bigger Collection, Ulster Museum), tiré du livre « The Story of Irish Dance » d’Helen Brennan, p. 48
1889, Irish Jig, from National Dances (N225, Type 1) issued by Kinney Bros.
Lithographie circa 1905 : Irish St. Patrick’s Day
The Old Irish Jig, non-daté
Chicago : The Regan Printing House, 1910
Gravure non-datée, sans doute l’inspiration de la figure précédente (1910)
Carte postale pour la Saint-Patrick (1913)
En faisant un rapide tour de l’iconographie de la gigue irlandaise de cette période on s’aperçoit qu’on représente presque toujours la gigue par un homme le bras levé, tenant un bâton dans sa main en l’air. Aucunes des illustrations trouvées montrent des danseurs ayant les bras collés au corps, et ce n’est pas faute d’en avoir cherchées (pour la période fin 19e - début 20e toujours). Les gigueuses ont le plus souvent les deux mains sur les hanches, ou seulement une. Une seule d’entre elles a le bras droit levé.
Cela semble donc confirmer l’hypothèse de l’imposition des bras collés au corps par la Commission de danse irlandaise dans l’entre-deux-guerres (ou plus tard, selon les pays et régions).
Les danses de pas en Europe de l’Ouest
- Voir Figures ci-dessous -
La présence du bâton dans le bras levé des illustrations précédentes ne peut que nous rappeler les divers types de danse de pas en Europe de l’Ouest, particulièrement dans la France au 19e siècle, mais aussi au pays basque par exemple, et qui ont survécus au 20e en gardant l’utilisation du bâton.
Ces danses de pas sont essentiellement constituées de pas, en nombre assez important, souvent exécutées en solo, à l’opposé des danses de figures (contredanses, quadrilles) et sont fréquemment liées de près ou de loin à l’école française fin 18e s., comme c’est le cas par exemple avec les danses Highland écossaises. L’influence française sur celles-ci est évidente, mais elle est aussi perceptible dans la danse irlandaise. La fameuse étude Danse irlandaise traditionnelle et danse française ancienne de Naïk Raviart [8] le montre bien. Ces danses de pas ont été diffusées principalement par les maîtres à danser, itinérants ou non, dont la présence est bien attestée dans les Îles britanniques, incluant l’Irlande.
Un apport qui s’apprécie différemment selon que l’on considère le nombre des éléments empruntés ou le rôle qu’ils jouent dans la danse. Du premier point de vue, la contribution française est somme toute modeste pour ce qui est des pas. Vient-on à considérer la fréquence de leur emploi et la fonction majeure qu’ils remplissent, tant dans les danses de solistes que dans la contredanse, il faut bien conclure qu’ils ont joué dans les renouvellements de la tradition irlandaise un rôle plus décisif que leur petit nombre ne permettrait d’abord de le penser.
Naïk Raviart, Danse irlandaise traditionnelle et danse française ancienne, p.70.
En ce qui concerne l’utilisation du bâton (canne, baguette, etc.), on le retrouve également dans les compétitions de danses de pas provençales, dont la la fameuse Gigue anglaise. Consultez la séquence vidéo suivante : Danse provençale : Gigue anglaise (2008)
Les maîtres à danser des assauts de danse en Sarthe nous montre la même utilisation du bâton.
Maîtres de danse sarthois, à la suite d’un Assaut de danse, en 1925, à Thoiré-sur-Dinan. De gauche à droite : Albert Simon, Marcel Simon, Louis Gauthier, Auguste Bône. Tiré de l’article de Yves Guillard « Un grand rêve : devenir maître de danse », paru dans le Cénomane en 1984
Cette petite canne du maître à danser se retrouve par ailleurs dans les brevets de danse délivrés au 19e s. aux militaires, la danse faisant partie de leur formation.
Brevet de danse délivré en août 1857
Détail du brevet de 1857
On pourrait aussi penser à la canne-pochette du maître à danser du 18e (voir page web à ce sujet), sinon du bâton du maître à danser au 19e. tel que dans La classe de danse peinte par Degas par exemple. Une étude indépendante sur cet article du maître à danser et ses répercussions sur diverses pratiques traditionnelles reste à faire. [9]
Il n’en reste pas moins que la gigue irlandaise fait partie de cette famille des danses de pas développées en Europe de l’Ouest aux 18e et 19e siècles. L’utilisation d’une canne ou d’un bâton pour l’exécution de ces danses a comme effet de donner une tenue aux bras, en imposant leur immobilité (ce n’est pas tout à fait le cas pour la Gigue Anglaise provençale) [10] afin
d’attirer toute l’attention sur les batteries de pas qui se succèdent souvent à vive allure. Ces danses d’école, enseignées de façon formelle et structurée, avec de multiples enchaînements de pas, ont toutes plus ou moins opté pour des ports de bras fixes : sur les hanches, avec un ou deux bras en l’air, comme dans les danses Highland écossaises] afin d’attirer toute l’attention sur les batteries de pas qui se succèdent souvent à vive allure. Ces danses d’école, enseignées de façon formelle et structurée, avec de multiples enchaînements de pas, ont plus ou moins toutes opté pour des ports bras fixes : sur les hanches, avec un bâton, en l’air comme dans les danses Highland écossaises. [11]
Conclusion
Tout indique que les ports de bras collés au corps de la gigue irlandaise de compétition sont une pratique récente et liée aux normes édictées par la Commission de danse irlandaise à partir des années 1930. La pratique traditionnelle de la gigue irlandaise (sean-nós) utilise des bras libres, très près de ceux utilisés dans la gigue québécoise ou du Cap-Breton. La fixité des bras imposée dans la gigue de compétition irlandaise rejoint sans doute l’objectif courant d’attirer toute l’attention sur les pas, mais peut-être de façon exagérée.
Chose certaine, les explications visant à faire remonter ces ports de bras collés au corps à des interdits du 12e ou du 19e siècles, ou encore aux fortes brises irlandaises faisant voler les jupes des danseuses, sont hors-propos, bien que souvent assez cocasses ! L’histoire de la danse se construit sur des sources, comme c’est le cas pour toute discipline historique.
PS : mes remerciements à Kieran Jordan, Danielle Enblom et Samantha Jones avec qui j’ai échangé sur le sujet avant de rédiger cet article.