La famille Landry, partie de la Ventrouze (Orne) au XVIIe siècle, après un détour par l’île d’Orléans et Québec, s’installe à Pontbriand à quelques kilomètres de Thetford. C’est là que nait Henri Landry en 1923. Son histoire, qui commence avec la transmission orale jusqu’à l’invention du CD, en fait un exemple vivant de l’itinéraire des violoneux de sa génération. Passant du travail de la terre au métier de charpentier à la mine, puis conducteur de camion transportant le minerai, son activité musicale, s’il lui a consacrée une grande partie de son temps, s’est toujours déroulée en marge de son activité professionnelle.
Son frère Joseph, de dix ans son aîné, a appris le violon de son oncle maternel. Le dimanche après midi, les voisins Napoléon et Ludgé Bolduc apportent le leur et tous trois jouent pendant des heures autour de la table de la cuisine. Le jeune Henri n’en perd pas une note. Il commence lui-même à pratiquer, seul, empruntant en cachette le violon de son frère parti au travail. Henri raconte l’étonnement de sa famille quand il ose pour la première fois avouer sa « faute », preuve musicale à l’appui : il a neuf ans quand il leur fait danser son premier set carré, qu’il appelle « quadrille » comme beaucoup de gens de sa région.
Dans le bois, au bout du rang (chemin) où loge la famille, vit un quêteux, un clochard qui se nourrit de l’aumône de ses voisins. La bande d’enfants de l’époque, dont Henri fait partie, n’est pas toujours tendre avec Thomas Pomerleau, souvent victime de leur malice. Mais certains soirs, une étrange musique s’échappe de la vieille cabane en bois, attirant le garnement au bout du chemin où il reste caché à écouter le quêteux, oubliant l’heure du souper. Thomas Pomerleau est alors âgé de 76 ans et c’est lui que l’on vient chercher pour animer les soirées de danse, noces et anniversaires de la région. Pour la veillée du jour de l’an, qui a lieu chez les Landry cette année là, Joseph ramène le Gaucher, qui a de la difficulté à marcher, en le chargeant sur son traîneau à bras : Henri peut alors apprécier toute l’habilité de Pomerleau, et la vigueur de son accord de pieds ! De ce jour, c’est à mémoriser les morceaux joués par le quêteux qu’Henri va utiliser sa malice, toujours présente dans ses yeux comme si, attrapant son violon, il allait nous jouer un bon tour. Il nous dit, à propos de ce répertoire : « Il jouait très peu de morceaux. Il les tenait d’on ne sait où, il n’avait ni radio ni rien. Les morceaux que j’ai appris de lui, il n’y avait personne qui connaissait ça. Il s’était comme forgé des morceaux ». Henri se souvient qu’à l’époque ces airs servaient encore à accompagner les sets carrés.
À la mort du vieux Pomerleau (1940), les frères Bolduc ne sortent plus guère pour jouer en dehors de chez eux et Joseph a quitté la région. C’est maintenant au jeune violoneux que l’on s’adresse pour faire danser dans les grandes occasions. Quelques années plus tard, une nouvelle épicerie s’ouvre au village. On dit que le propriétaire vient de Thetford, où il a abandonné son métier de soudeur dans la mine. On dit surtout qu’il joue du violon. Henri descend au village et y rencontre Fortunat Vachon, qui, de 14 ans son aîné, possède déjà une longue expérience de musicien. Très vite il va devenir le principal initiateur d’Henri. Le répertoire de Vachon, ce sont les airs qu’il va jouer pour les Anglais ou Irlandais (anglophones) plus loin vers la frontière américaine. Les danseurs y aiment un tempo rapide, des mélodies proches de celles d’Irlande ou des U.S.A., dont de nombreux reels sont d’ailleurs joués régulièrement.
On aime aussi là-bas ponctuer la danse d’extraordinaires pas de gigue que toute l’assemblée démarre entre deux figures, avec un ensemble parfait, tous les pieds tapant à l’unisson quelques secondes pour s’arrêter soudainement avec la même cohésion. Henri y suit Fortunat dans ses déplacements, découvrant, en même temps que de nouveaux airs, un public qui lui demeurera toujours fidèle. La station locale de radio, CKLD, sollicite les deux violoneux pour jouer régulièrement dans leurs émissions musicales. Henri Landry ? Fortunat Vachon ? les discussions vont bon train autour des postes pour savoir qui joue, tant Henri s’est imprégné du style de son aîné.
En 1947, un paysan d’Inverness utilise son poulailler, préalablement vidé de ses occupants, comme salle de bal pour son mariage. L’idée plaît tant qu’il décide de renouveler les soirées de danse tous les samedis, du printemps à l’automne. C’est d’abord Ti-Blanc Richard, puis Fortunat Vachon qui en seront les violoneux attitrés. Quand Vachon cessera d’y jouer dans les années 50, Henri prendra naturellement sa suite et s’y produira pendant une douzaine d’années. Son habilité à mener la danse le fera surnommer là-bas « le papa des gigueurs ». C’est ensuite son vieil ami Lauréat Goulet qui pris la relève [1]. La salle a gardé son nom, le Poulailler, jusqu’à la fin des années 90 (maintenant appelée Salle Lysander). Elle était reconnue dans tout le Québec comme un haut lieu de la musique et de la danse dont on attendait l’ouverture avec impatience.
Dans le même temps, Henri est de plus en plus demandé par les anglophones. Les cachets sont substantiels, il gagne en une soirée l’équivalent d’une semaine de travail à la mine. Il raconte avoir une fois accepté le même jour deux engagements pour des mariages distants d’un mille. Ayant laissé un violon dans chaque salle, il passa la soirée à faire la navette, jouant pour les uns pendant la pause des autres. Lui ne put se reposer qu’une fois la chanson Home sweet home jouée chez chacun, marquant la veillée d’un point final comme le veut la tradition chez les Anglais.
Ce pourrait être une noce parmi d’autres. Mais c’est la première fois qu’Henri est invité aux États-Unis, dans la vallée de Champlain, et là aussi il est encore une fois fêté par l’assistance. Le marié est guitariste ; il propose de se joindre à lui pour quelques reels, puis son frère les rejoint avec son violon. C’est la rencontre d’Henri avec Wilfred et Louis Beaudoin, début d’une belle amitié et d’une longue complicité musicale, Wilfred devenant son accompagnateur préféré et régulier. Le hasard veut que le même jour, dans la chambre qu’il occupe chez les parents de la mariée, il remarque un violon poussiéreux, laissé là sur le dessus d’une armoire. Il l’essaie, est conquis. Le propriétaire en est rapidement retrouvé et en quelque temps l’affaire est faite. C’est ce violon qu’Henri utilise encore aujourd’hui. Belle journée ! Sûr de son jeu, Henri commence à participer à de nombreux concours, avec succès comme en témoignent les innombrables trophées qui couvrent un mur entier de son salon. Encore en a-t-il depuis donné un grand nombre à ses meilleurs élèves. Plus qu’une simple compétition, ces concours sont aussi l’occasion pour tous ces violoneux de se réunir et d’échanger des morceaux. On y vient en famille, avec à la main une bière de la marque qui parraine la manifestation et parfois fournit les trophées, écoutant les artistes qui se succèdent à un rythme impressionnant toute la journée, chacun disposant de 5 minutes pour jouer un reel, un 6/8 et une valse. Dans les coulisses, ceux qui attendent leur tour pratiquent les morceaux qu’ils ont choisi de présenter, provocant à l’occasion une incroyable cacophonie pour l’auditeur de passage, alors que chacun parvient à se concentrer sur sa musique. Tout changera après la compétition, quand, décontractés, des groupes se formeront au hasard des rencontres, autour d’une table ou sur la scène, enchaînant des reels jusqu’au petit matin.
C’est lors d’un de ces concours, à Montpellier (Vermont, É.U.) qu’Henri est remarqué par une compagnie de disques. Quand Wilfred Beaudoin, qui a été contacté, téléphone à son ami pour lui annoncer la nouvelle, sa modestie lui fait croire à une bonne blague de son guitariste. Après confirmation quelques jours plus tard par le responsable de la compagnie, il accepte avec enthousiasme. Une seule journée d’enregistrement est prévue et à partir de 9 h le matin Henri enregistrera ses morceaux, certains plusieurs fois, accompagné de Wilfred à la guitare et de Sylvia Blaise, fille de Louis Beaudoin, au piano. Celui-ci assiste à la séance, l’encourageant et donnant son avis éclairé sur la qualité des prises et y allant parfois de « You-hous » enthousiastes que l’on peut entendre sur certaines plages. À 1 h du matin, 24 titres sont dans la boîte ! C’est l’intégralité des enregistrements de cette journée que l’on retrouve sur le CD de Buda Musique, une partie seulement ayant été utilisée par la firme Philo qui publia en 1975 un disque sur Henri Landry. Ceci fut possible grâce au soin avec lequel Henri conserva ses bandes originales, restituées par la compagnie lors de son dépôt de bilan à la fin des années 70.
Dans ses dernières années, Henri vivait paisiblement dans la maison de bois qu’il avait bâtie de ses mains à Pontbriand. En compagnie de sa femme Fernande et de son fils Michel, entourés de ses multiples trophées, on y goûtait un excellent vin de cerise, des conserves d’ail sauvage et mille autres préparations dont chaque maison du Québec a le secret. Il nous a quitté le 25 août 2001, laissant derrière lui un répertoire imposant, un style unique, et quantité de musiciens perpétuant son jeu.
Le CD de Buda Musique :
Henri Landry, Violoneux des Cantons de l’Est.
Buda records, 92643-2
Réédition, photos : Patrick Desaunay ; transfert :
André Marchand ; montage : Jacques Dompierre.
Collection Dominique Buscail dirigée par Gilles
Fruchaux. Buda Musique : 188, bd Voltaire,
75011 Paris, France. Téléphone : 1 40 24 0103.
Télécopie : 1 40 24 04 2
NDLR : Ce texte reprend essentiellement celui de la pochette du CD Henri Landry, violoneux des Cantons de l’Est. Quelques corrections, ajouts et mises à jour y ont été apportés.