La Cité de la musique, à Paris, a publié (en 1998) un ouvrage qui devrait faire date dans le milieu de la danse. Composé de 17 textes traitant du bal sous tous ses aspects, ce livre fait appel à des auteurs reconnus dans chacun de leur domaine (l’ethnologie, l’histoire de la danse, la sociologie de la culture, etc.).
L’ouvrage comporte trois parties :
– 1) Vivre le bal : dans laquelle on aborde de manière chronologique le développement du bal, de la Renaissance au tango et à la salsa ;
– 2) Représenter le bal : où on s’intéresse à la place du bal dans le conte populaire, dans le roman, dans le ballet au XIXe siècle, ainsi qu’au cinéma ;
– 3) Recréer le bal : dans laquelle on se pose la question de la survivance, ou du renouveau, du bal aujourd’hui.
Le défi est large, ambitieux, et fort bien relevé. Car aborder la question du bal c’est se pencher sur la pratique de la danse populaire, mais aussi noble ou bourgeoise, dans son sens large, c’est-à-dire toute danse qui n’a pas pour finalité la représentation théâtrale. On touche ainsi simultanément à l’histoire, à l’anthropologie et à la sociologie. Et on s’aperçoit que le bal est un indicatif impressionnant de la société qui l’accueille. On aura des bals formels dans une société fortement hiérarchisée, de grands bals publics et payants pour la nouvelle société bourgeoise du XVIIIe s., et pas de bals proprement dits pour la société traditionnelle qui intègre si bien la danse à la vie quotidienne de la communauté.
La première partie, qui représente la moitié du volume, nous trace de façon détaillée l’évolution du bal durant les quatre derniers siècles. Yves Guilcher nous dépeint dans le détail la place de la danse dans la société du XVIe siècle, et nous donne par la même occasion une idée de la genèse du bal qui apparaît à cette époque. Naïk Raviart poursuit en scrutant les développements du bal de la fin du règne de Louis XIV à la Révolution française. On y voit entre autres le passage du bal de cérémonie à la cour de Versailles, au bal de contredanses, puis au Bal de l’Opéra. Parlant de la fin du bal de cour (et de sa Belle danse), qui cède sa place à la nouvelle contredanse, elle dira :
En fait le bal a anticipé le bouleversement des temps, et en le préfigurant il n’est sans doute pas exagéré de dire qu’à sa façon, par des voies subtiles et de manière impondérable et inanalysable, il y a contribué. En tout cas, il y a peu à peu adéquation de la structure sociale à celle qui était déjà à l’oeuvre dans la danse. L’homme de qualité l’a cédé à l’homme de bonne compagnie (p.44).
François Gasnault nous offre quant à lui un survol du bal parisien entre 1800 et 1870. Il s’agit en fait d’un condensé très bien fait de son livre Guinguettes et lorettes. Bals publics à Paris au XIXe siècle. [1] Gasnault, qui est tout d’abord archiviste, nous parle du contexte social, politique et économique des bals qui faisaient fureur dans la capitale française au XIXe, du contrôle policier qui s’y exerçait, de la place des journaux et des propriétaires de salles (les fameuses Guinguettes) dans la promotion des nouvelles " danses tournantes " telles la polka ou la mazurka.
Le texte d’Olivier Ihl s’attarde au bal républicain, et nous montre comment le bal de la fin du siècle eut à subir une certaine forme de rigorisme religieux ainsi qu’un important contrôle politique (souvent municipal). La question de la danse traditionnelle est traitée par Yves Guilcher2. Comme il le dit si bien, à une ou deux exceptions près :
" ... la danse de pratique commune et de fonction récréative n’a pas eu le bal pour cadre dans les milieux traditionnels français. Son cadre c’est la vie " (p.89). En fait le bal serait plutôt le fossoyeur de la danse traditionnelle, aidé, entre autres, par le vélo qui permit à toute une jeunesse de se rendre au bourg, pour découvrir la salle de bal, la modernité et ses modes. " (p.92). Ce qui ne signifie pas que la pratique actuelle de la danse traditionnelle n’ait pas de sens, loin de là. Elle répond toujours à un besoin collectif évident, et possède des qualités esthétiques indéniables : " ...des danses qui ont acquis un remarquable profil d’équilibre [...] au point que la danse ici semble n’être pas autre chose que de la musique incarnée et rendue visible par les corps qui l’intériorisent. La danse est le corps dont la musique est l’âme. " (p. 224).
Les deux derniers articles de cette première partie traitent de l’avènement des danses " jazz " et latino-américaines. Cela va du cake-walk noir américain au tango argentin, en passant par le fox-trot, le charleston et le rock’n roll. Ces deux derniers textes sont cependant plus anecdotiques que les précédents. On nous y dépeint une genèse rapide de chaque danse sans trop s’attarder sur les conditions prévalant à leur diffusion et à leur succès international.
La deuxième partie " Représenter le bal " nous montre l’importante place symbolique que tient le bal dans divers arts, dont le conte, le roman, le ballet et le cinéma. Dans le conte de Cendrillon, le bal est le lieu de la métamorphose. Dans le cinéma, il est souvent celui de la féerie. " Et si la question de la lumière, comme force autonome, comme germe, inspire le cinéma, celui-ci pour l’aborder s’appuya en partie sur des scènes de bal, sur les lumières du bal, sur leur dispositif dangereusement féerique. Le cinéma ne filma pas les dancings ni des salles de bals. Il partit de ces réalités-là pour en extraire de nouvelles figures de lumière " (Bernard Rémy, p.179).
La troisième et dernière partie nous montre que la pratique contemporaine de la danse n’est pas, et loin de là, uniquement celle de la scène. Il faut cependant se rappeler que tous les chiffres et exemples donnés concernent la France, et qu’une transposition automatique au Québec pourrait nous mener sur de fausses pistes. Là encore, l’éventail des textes couvre aussi bien le bal folk revivaliste que le bal de tango argentin, ou la fête techno ou " rave ". Jean-Michel Guy démontre, par une étude statistique réalisée par le ministère de la culture français, que le bal (toutes formes confondues) demeure toujours une des principales pratiques culturelles des français. Ce qui ne veut cependant pas dire qu’elle soit reconnue comme telle :
" Les medias de masse malaxent les masses mais ne les aiment guère : relayant une vulgate sociologique mal fondée, ils participent à la construction d’une vision " individualiste " et " post-moderne " du monde, qui veut la vie plus rapide qu’elle ne va, la société plus fragmentée qu’elle ne l’est, le passé plus ringuard que jamais. " (p. 209).
L’ensemble des auteurs s’accorde à dire la place importante qu’a pu tenir le bal à différentes époques, et cela jusqu’à aujourd’hui. On remarque par contre des niveaux d’analyse différents d’un texte à l’autre. Les formes anciennes, traditionnelles et revivalistes du bal sont sociologiquement mieux traitées, plus profondément analysées, que ne le sont les formes actuelles du bal moderne. Par exemple, on n’y trouve pas d’analyse sérieuse de la pratique, pourtant fort populaire, de la danse latino-américaine. Comme si l’ethnologie et l’histoire avaient mieux fouillé la question du bal que la sociologie moderne ou l’anthropologie culturelle ne l’auraient fait.
Il n’en reste pas moins que cet ouvrage est essentiel à qui veut comprendre la place de la danse en Occident, et particulièrement en France, depuis quatre siècles. On ne peut d’ailleurs manquer d’observer que l’ascension du bal correspond aussi à celle de la danse théâtrale, donc à la scission de la danse vécue d’avec la danse représentée. Le bal est, pour cette fin de siècle plongée dans le virtuel, un rappel au corps, sinon une :
" Rupture dans le cours régulier du temps, rupture spatiale, le plus souvent, rupture quant aux codes et aux formes de la relation puisque c’est essentiellement sur un mode corporel que la communication s’établit, rupture enfin à l’égard du réseau des relations dans lequel chacun se trouve pris. " (Anne Nardin, p.125).