Yves Guilcher nous présente ici une synthèse étonnante, bien documentée et d’une plume agréable, sûre, parfois cinglante, sans langue de bois. Il est en cela le digne représentant de la famille Guilcher, dont le père Jean-Michel Guilcher demeure une des figures emblématiques de la recherche en danse en France, sinon en Occident.
Yves Guilcher est bien connu dans le milieu de la danse traditionnelle, en France ainsi qu’à l’étranger, pour son enseignement, ses productions (comme chanteur ou musicien), ses recherches ou ses conférences. L’essai qu’il nous offre est en fait une compilation fort concentrée de plusieurs décennies de recherches et de réflexions, entreprises surtout par son père :
"En ce qui me concerne, ma compétence est avant tout celle de mes parents. Il est clair que J.-M. Guilcher aurait été le seul qualifié pour rédiger un tel ouvrage et que je ne suis ici qu’un vulgarisateur de ses travaux" (p.10).
La vulgarisation reste un art essentiel à la diffusion de la connaissance, et Y. Guilcher la maîtrise parfaitement. Ce livre s’adresse donc à tous et chacun, particulièrement à ceux qui pratiquent la danse traditionnelle (ou dite comme telle), et non pas uniquement aux universitaires.
Il commence par mettre nez à nez les différentes théories cherchant à rendre compte de l’évolution (quand ce n’est pas carrément de la naissance) de la danse traditionnelle. Il s’agit toujours de spéculations "expliquant" pourquoi telle danse est sautée (relief montagneux, climat nordique dont il faut bien se défendre, ou un costume léger qui laisse libre cours à nos fantaisies...) et que telle autre est glissée, parfois pour les mêmes raisons... D’autres suggèrent que le génie d’un peuple ne pouvait aboutir qu’à telle forme de danse, qui a évidemment un contenu symbolique (magique, cosmi-que, sexuel, etc.) inconnu des danseurs mais que le chercheur perçoit très bien.
L’auteur mentionne que ces différentes démarches ont toutes la même tournure d’esprit : "elles préfèrent ré-fléchir plutôt qu’observer" (p.19). Ce contre quoi s’est constamment opposé Jean-Michel Guilcher (le père de l’auteur), considéré comme le chef de file de l’enquête de terrain en France (relative à la danse), et qu’à ce titre, il sillonna des milliers de communes préalablement à la rédaction de ses différents ouvrages.
Y. Guilcher nous présente donc l’enquête de terrain comme le seul véritable moyen de connaître la danse traditionnelle, lorsque celle-là est suivie d’une critique sérieuse des faits recueillis et accompagnée d’une connaissance historique et géographique approfondie du milieu enquêté. Ce qui ne signifie pas que l’enquête ne présente pas de pièges, loin de là, dont le moindre n’est pas la mémoire subjective de l’informateur. D’où l’importance du nombre d’informateurs, et des recoupements. Car "Moins on a d’informateurs, plus on a de danses" (p. 21). Cette entrée en matière portant sur les modes d’accès à la connaissance de la danse traditionnelle montre bien l’extrême rigueur de la démarche de l’auteur, qui conclut :
"... les spéculations des théoriciens et des folkloristes philosophiques nous avaient fait croire qu’il était facile d’expliquer ; les constats que multiplie une recherche rigoureuse nous montrent combien il est difficile de comprendre".
Un peu plus loin l’auteur aborde l’évolution des répertoires traditionnels, contredisant l’idée d’une tradition immuable, identique à elle-même depuis la nuit des temps. L’histoire de la danse ayant subi plusieurs "révolutions" depuis des siècles, on nous présente l’essentiel de l’évolution des dispositifs spatiaux : de la ronde à la chaîne ouverte, puis à la danse de figures, chaque forme caractérisant un nouveau type de sociabilité, et une nouvelle relation à la musique (ou au chant). Le sens général de l’évolution allant du plus communautaire au moins communautaire. Il y a donc une relation certaine entre chaque type de danse et la société dans laquelle elle s’insère, bien que "cette coïncidence n’autorise pas... à postuler un rapport mécanique entre une forme de danse et un type de société". (p.87).
Traitant de l’évolution des répertoires traditionnels, l’auteur se devait d’aborder la délicate question de l’emprunt. D’aucuns sont convaincus que l’ensemble des répertoires traditionnels provient exclusivement de la classe dominante, tandis que d’autres nous démontrent sans faillir que celle-ci n’a jamais rien créé, et qu’elle doit tout au "peuple". Finalement certains coupent la poire en deux et proposent de fréquents va-et-vient entre le milieu populaire et la classe dominante. Encore ici, nous avons affaire à des théories principalement spéculatives qui ne présentent pas de faits étayant leur thèse. L’enquête et les sources anciennes nous conduisent plutôt à considérer trois principes (dans le cas de la France du moins) :
– l’évolution autotrope, due à une mutation quasi organique, sans qu’aucune intervention extérieure puisse être mise en évidence.
– l’évolution par croisement ou par greffe. Elle suppose l’emprunt et le remodelage, et nous gratifie à terme d’une danse nouvelle.
– l’évolution par substitution, dans laquelle il est par définition problématique de voir une évolution" (p.106).
Cela revient donc à exiger une connaissance approfondie de l’histoire régionale du milieu étudié, d’une conscience claire de ce qu’est l’ancien milieu rural, et cela selon différentes époques. Ce que possède l’auteur lorsqu’il présente l’évolution du milieu paysan français au cours du XIXe siècle, et jusqu’à la fin de la Première Guerre, moment où il situe la fin des milieux traditionnels (entre 1880-1914). Sont en cause bien sûr le développement des réseaux routiers, puis l’avènement du chemin de fer et l’imposition du temps réglé qu’il entraîne, l’agriculture spécialisée et industrielle encouragée par les transports, etc.
Et il souligne que le déclin de cette société traditionnelle va de pair avec le nouvel intérêt qu’on lui porte :
"...tant que la culture populaire a été une réalité vécue et vivante, on ne s’y est pas intéressé. L’intérêt est venu de ce qu’on la voyait menacée, et à terme condamnée. On a été jusqu’à dire que le mort était d’autant plus beau qu’il était plus mort, et que l’assassin est toujours au premier rang des pleureuses... Tout cela revient à dire que l’amour pour la culture traditionnelle serait nécessairement entaché d’exotisme" (p.161).
L’essai se clôt sur une présentation du mouvement revivalisme en France, de son idéologie et de ses motivations. Cela va des bals clandestins sous l’Occupation allemande (1941-1942) au mouvement "folk" des années soixante-dix, en passant par les groupes folkloriques, l’impact de Miss Alick-Maud Pledge sur le revivalisme "non spectaculaire" dans les années 30-40. Cette dernière partie est à mon avis essentielle à qui pratique la danse traditionnelle et se pose des questions quant à sa pratique, car on parle ici autant sinon plus de l’avenir que du passé. Il s’agit en fait d’un plaidoyer pour le revivalisme. Y. Guilcher est reconnu pour ses dénonciations parfois virulentes de théories fumeuses et d’idées reçues propres au mouvement revivaliste. On comprend ici que ces dénonciations visent le mal (l’ignorance) et non pas l’organisme (le mouvement revivalisme).
Il souligne qu’avec celui-ci nous sommes passés d’une culture commune (en milieu traditionnel paysan) à une pratique communautaire (en milieu urbain contemporain) : "Ce besoin n’est pas inactuel, passéiste ou nostalgique. Pas plus qu’il est passéiste d’aimer Bach, de faire de la voile ou de l’équitation, alors que nous avons Boulez, le Concorde et les autoroutes. Car les âges de l’expression sont devenus les formes de notre sensibilité" (p.210).
Il prône en fait une culture de qualité et voit dans la danse et la musique traditionnelles un moyen d’y accéder :
"Quant à la relation du mouvement à la danse, elle est aussi étroite et nécessaire que l’union de l’âme et du corps. Dans bien des cas, on peut dire sans grande exagération qu’une danse traditionnelle, c’est de la musique incarnée et rendue visible" (p.211).
Un lexique d’environ 45 pages explique certains termes utilisés dans l’ouvrage. Par exemple, le texte relatif à "Contredanse" tient sur 4 pages, c’est donc de petits articles fort denses qu’on nous donne là. Disons pour conclure que cette publication devrait faire partie des 4-5 livres essentiels de la bibliothèque idéale de toute personne s’intéressant de près ou de loin à la danse et à la musique traditionnelles. Rien de moins.