Cet article représente une partie d’une recherche portant sur l’apprentissage et la transmission de la musique traditionnelle pour violon. Elle porte un regard sur les formes médiatiques et les aspects sociaux qui interviennent au cours du cheminement musical de violoneux de la région de Sherbrooke.
De nos jours, la fonction première dévolue à ce genre de musique, à savoir le divertissement social associé au plaisir de la danse, est pratiquement disparue du quotidien. Par conséquent, l’apprentissage et la transmission de la musique traditionnelle pour violon ne s’effectuent plus nécessairement de manière informelle, à l’intérieur d’une communauté, pour une communauté. Les cadres traditionnels d’apprentissage, à savoir les univers familiaux et communautaires, ne jouant plus les mêmes rôles qu’auparavant, les musiciens doivent se tourner vers d’autres sources d’inspiration pour parfaire leur apprentissage. Au cours de ce siècle, de nouveaux moyens d’apprentissage et de transmission sont apparus à différentes périodes, permettant une large diffusion de la musique traditionnelle, la rendant beaucoup plus accessible. Ainsi, les recueils de musique, la radio, l’enregistrement sur disque, sur cassettes audio et vidéo, la télévision, les galas et concours de musique traditionnelle sont tous des moyens de diffusion contemporains qui influencent les perceptions, les goûts d’une population et l’orientation que prendra la musique traditionnelle. Conséquemment, l’héritage de ces savoirs musicaux ne se fait plus seulement par contacts directs entre violoneux, mais inclut dorénavant divers paliers d’intervention.
La radio joua un rôle important pour la diffusion de la musique traditionnelle. D’ailleurs, c’est principalement par celle-ci que la plupart des violoneux des générations plus âgées prendront connaissance de la diversité des styles et des répertoires traditionnels. L’arrivée de la radio et son impact est considérable : « ... elle permet à de nouveaux groupes d’avoir un accès direct et régulier à des activités culturelles dont ils avaient été pratiquement coupés jusqu’alors en raison de l’éloignement ou du manque de moyens. » [1] Elle devient donc le principal canal d’expression et de diffusion d’une culture à travers le Québec. Cependant, « ...l’accès à cette culture et aux produits nouveaux qu’elle propose reste inégalement réparti : des groupes entiers de la population en sont largement ou complètement privés pour des raisons économiques ou géographiques. » [2]
Ainsi, en 1931 seulement 27% des foyers au Québec possèdent un récepteur ; ce qui équivaut à 37% à la ville et seulement 8% dans les zones rurales. En attendant que l’électricité soit disponible à la campagne, plusieurs familles seront munies d’une radio « à batterie », moins puissante que celles fonctionnant à l’électricité mais permettant quand même de capter quelques émissions locales.
Il faudra attendre les années 1950 avant que la majorité des foyers québécois possède une radio ; ceci tant en milieu urbain que rural. La radio de l’époque diffuse des airs de musique traditionnelle entremêlés de rythmes nouveaux que propose la musique populaire du temps. Des enregistrements sur 78 tours seront diffusés à des heures régulières. Il se formera donc une tradition d’écoute radiophonique chez les amateurs de cette musique.
Parmi les principales émissions radiophoniques qui parvenaient jusqu’à la région de Sherbrooke entre 1930 et 1965, mentionnons plus parti-culièrement celle d’Omer Dumas et ses Ménestrels présentée à l’émission le Réveil rural de 1938-1967 sur les ondes de Radio-Canada, Montréal ; Les Montagnards Laurentiens (1930-1950 CHRC Québec) ; La Famille Soucy (1956-60 CKVL, Montréal) ainsi que l’émission en provenance des Maritimes Don Messer and his Islanders diffusée par la CBC à travers le Canada de 1944 à 1956. De 1986 à 1988 l’émission Folklore entre nous sur les ondes de CFIN (Coaticook) connut un certain succès dans la région. On y diffusait, entre autres, des enregistrements de musiciens traditionnels en provenance de l’Ontario, du Manitoba et des Maritimes, mais très peu de productions québécoises.
C’est de 1930 à 1960 qu’on retrouve le plus d’émissions radiophoniques présentant de la musique traditionnelle. Par conséquent, les musiciens maintenant âgés de plus de 50 ans sont ceux qui connurent davantage ce mode de diffusion à l’intérieur de leur cheminement musical. La radio devient le deuxième moyen technologique à intervenir dans le processus d’apprentissage des violoneux rencontrés puisque la plupart des musiciens qui ont assistés aux débuts de la radio avaient déjà connu auparavant le gramophone. « Quand on était dans le rang, on avait pas de radio, ni d’électricité. On avait un gramophone. Arrivé au village on a eu la radio, c’était en 1940. » La radio détient un rôle important puisque c’est souvent par ce biais que les gens seront mis en contact avec d’autres genres musicaux. Dans notre cas, la programmation radiophonique permettait la diffusion d’une multitude de musiciens traditionnels, soit par l’intermédiaire d’émission hebdomadaire ou par la diffusion des musiciens qui avaient produit des enregistrements sonores. « Les voisins avaient une radio qui captait plus de postes. Ils arrivaient avec des morceaux qu’on avait jamais entendus ». Elle permettait donc aux musiciens traditionnels de découvrir des répertoires et styles différents de leur environnement immédiat sans qu’ils aient besoin de se déplacer. Comme avec le gramophone, il n’était plus nécessaire d’assister à une veillée pour entendre d’autres musiciens.
À l’exemple du gramophone, la radio connaît une implantation lente et son insertion est relativement tardive à l’intérieur des foyers québécois. Tous les musiciens rencontrés avaient, à la maison familiale, une radio vers le début des années 1940. Dans bien des cas, l’achat d’une radio coïncide avec l’arrivée de l’électricité dans la région. Par contre, plusieurs ont connu la période où la radio à « batterie » (piles) était l’unique possibilité pour capter des postes. Malgré les faibles résultats que pouvait obtenir une telle radio, il était possible de capter quelques programmes où la musique traditionnelle était à l’honneur : « On avait une radio à batterie avant l’électricité. On pouvait entendre des joueurs d’accordéons, de violons comme Isidore Soucy, Gérard Joyal, Jos Bouchard, Ti-Blanc. » Dans certaines circonstances, la réception des émissions était plutôt difficile à obtenir : « Ce qu’on entendait à la radio c’était pas clair, clair. Les ondes étaient comme brouillées. Parfois, il fallait déconnecter le réfrigérateur pour pouvoir entendre la radio. » Malgré ces inconvénients, les passionnés de cette musique semblaient ne reculer devant rien pour réussir à entendre quelques airs à la radio. Un des informateurs avait même réussi à faire retarder l’heure de la traite des vaches pour écouter un programme. Il est étonnant de constater jusqu’à quel point la radio était fascinante pour ces gens. Quoi qu’il en soit, la radio devint vite, auprès des musiciens traditionnels, un outil d’apprentissage.
Si pour certains il fallait attendre des semaines avant qu’une pièce soit rediffusée, d’autres ont bénéficié d’un contexte plus favorable. « Dans notre coin il y avait une mode à la radio, on pouvait envoyer des demandes spéciales pour demander une chanson, une « tune » de violon. Il pouvait y avoir 35 demandes pour la même pièce. J’ai fait des demandes moi aussi. Il y avait des modes pour des morceaux. Les pièces de Ti-Noir Joyal étaient bien populaires. Si on était chanceux on pouvait entendre 4-5 fois le même morceau dans la journée. »
Certains musiciens ont cependant attendu plusieurs années avant d’intégrer ce mode de diffusion dans leur apprentissage. Nous pouvons donner ici l’exemple d’un violoneux de 83 ans qui se mit à apprendre des airs à la radio au moment où les magnétophones à bobines sont apparus sur le marché : « J’ai appris des pièces à la radio après que j’ai eu une enregistreuse à bobines, je pouvais les enregistrer. C’était moins compliqué que d’essayer de retenir ça. » Aidés de magnétophone à bobine, et plus tard de magnétophone à cassette, plusieurs violoneux ont procédé de cette façon pour faciliter leur apprentissage via la radio.
Apprendre à partir de la radio offrait des avantages, surtout pour augmenter son répertoire, mais aussi, un inconvénient majeur : l’irrégularité de la diffusion des pièces instrumentales. Le problème était donc de taille puisqu’aux dires des informateurs il était très rare d’entendre une même pièce de façon régulière au cours d’une même semaine : " Franchement c’était dur, on entendait une pièce une fois et ça pouvait prendre trois, quatre semaines avant qu’elle repasse. "
Le problème de l’irrégularité de la diffusion des pièces instrumentales étant incontrôlable il fallait donc remédier à cette contrainte. Une des solutions : la turlute. La plupart des informateurs qui ont appris des airs à partir de la radio ont un jour ou l’autre turluté. : " Quand une pièce passait à la radio j’essayais de turluter l’air en même temps, je retenais un petit bout. Lorsqu’elle repassait j’en apprenais un autre bout. Au lieu de prendre une heure pour apprendre une pièce ça prenait trois semaines, un mois. Dans le temps, on avait pas d’enregistreuse, il fallait se trouver des moyens pour retenir les airs. " D’autres, se faisaient aider par des membres de la famille : " Avec mon frère on écoutait la radio, après on turlutait les airs dans notre chambre. On passait notre temps à s’astiner à se demander si c’était vraiment correct. " Un autre informateur a vécu pareille situation : " On écoutait la radio mes deux frères et moi. Lorsqu’il y avait une pièce qui nous intéressait, il y avait un de nous trois qui partait prendre le violon pour essayer de trouver les notes et les deux autres restaient là à turluter l’air en même temps. On réussissait à apprendre un bout comme ça. Pour apprendre l’autre bout on attendait que la pièce repasse. "
La quantité de pièces apprises par ce moyen demeure toutefois restreint. La plupart des violoneux affirment avoir appris au plus une dizaine d’airs par l’intermédiaire de la radio. Le répertoire appris correspond à ce qui était populaire à l’époque. Dans bien des cas, ce sont les artistes de la région comme Ti-Blanc Richard et Ti-Noir Joyal qui bénificiaient d’un intérêt. Leur présence à de nombreuses soirées de danses dans la région, leurs disques et leur diffusion n’ont fait qu’accroître leur popularité.
Les musiciens qui passaient à la radio étaient souvent perçus par les auditeurs comme des artistes professionnels qui gagnaient leur vie à jouer de la musique. Par conséquent, le répertoire appris par la radio pouvait être doublement valorisé lorsqu’un violoneux réussissait à jouer des pièces que tout le monde pouvait entendre chez soi : " Quand j’apprennais une pièce à la radio et que les gens dans les veillées l’avaient entendue eux aussi, ils venaient me le dire. Si t’arrivais avec une pièce qui était populaire à la radio tu pouvais passer pour un champion. "
Nul doute que les émissions radiophoniques ont eu un impact sur le mode d’apprentissage des violoneux. L’utilisation de la radio comme moyen d’apprentissage demandait la même démarche que la première forme d’acquisition du savoir musical : la mémorisation d’une pièce par son audition répétée : " Après avoir entendu une pièce je me dépêchais pour aller prendre mon violon pour prendre des points de repères. À un moment donné je l’entendais dans ma tête à ce moment c’était plus facile parce que j’avais plus besoin de me forcer pour m’en souvenir. " Au lieu d’acquérir un répertoire par l’intermédiaire d’un membre de la famille ou du violoneux des environs, on pouvait dorénavant apprendre à l’aide d’une petite boîte placée dans le coin de la cuisine ou du salon.
Durocher (Robert) et Linteau (Richard), Histoire du Québec contemporain [...] p.160
Ibid. p. 165