NDLR : Ce texte fut préparé pour la réédition d’un CD portant sur Jean Carignan, qui sortira chez les disques Rounder (Boston, É-U). Il s’agit de la réédition du 33 tours Philo 2001, produit au Vermont en 1973.
Jean Carignan est né à Lévis, au sud de la ville de Québec, le 7 décembre 1916, d’Yvonne Clouthier et de Joseph Carignan. Son père, qui était maçon de métier, jouait également du violon. Le jeune Jean était l’aîné d’une famille nombreuse et pauvre, devant déménager souvent pour trouver de l’emploi. Ayant appris le violon en cachette à l’âge de 4 ans, deux ans plus tard, il faisait déjà la manche à Sherbrooke, où la famille venait de s’installer. Il secondait également son père dans des veillées de danses, le tout pour apporter un petit supplément au revenu familial trop modeste. Ces longues journées et ces veillées jusqu’aux petites heures ne lui permettront guère de poursuivre son éducation scolaire. Il en gardera toujours des difficultés à écrire.
Quelques années plus tard, les Carignan s’installent à Trois-Rivières, toujours à la recherche de travail. Jean continue de jouer dans la rue et de faire des petites « jobines » pour amener de l’eau au moulin. C’est à cette époque qu’il entendra pour la première fois du violon classique, joué pour accompagner un film muet au cinéma du quartier. Ce fut le début d’une passion sans fin pour le violon classique et la musique des grands virtuoses tels Jascha Heifetz and Yehudi Menuhin, dont il collectionnait et chérissait les enregistrements.
Vers 1926, au moment où la famille s’installe à Montréal, il a déjà acquis la technique de son père. C’est lors d’une noce pour laquelle il jouait qu’il rencontre Joseph Allard [1873-1947] dont il possédait et admirait les enregistrements sur 78 tours. À l’invitation d’Allard, Jean commença à le visiter chaque soir et apprit ainsi son répertoire en quelques mois.
Vers l’âge de 11 ou 12 ans, Jean fut apprenti chez un cordonnier qui lui permettait de jouer du violon pendant l’heure du repas. Deux ans plus tard il joint le groupe de George Wade, qui dirige l’orchestre des Cornhuskers de Toronto. Wade s’était en effet présenté par hasard à la boutique de cordonnerie où travaillait Jean, et lui offrit le jour même un contrat de cinq ans avec l’orchestre. Il y jouera de 1933 à 1938. George Wade [1895-1975] était un calleur originaire du Manitoba. Son groupe Les Cornhuskers (ou Corn Huskers) était reconnu comme l’orchestre « country » le plus populaire du Canada. La formation ressemblait à un « bigband » de jazz, mais interprétant de vieux airs de danse. Il s’est produit dans des salles de danses tant ontariennes que québécoises, du milieu des années vingt jusqu’aux années quarante. Déjà en 1928, on les entendait à la radio torontoise CFRB, puis en 1933 ce fut le premier groupe du genre à passer régulièrement sur les ondes de CRBC, ainsi qu’à la CBC. Carignan y jouait bien sûr du violon, mais aussi du saxophone et de la clarinette, et y dansait parfois la gigue ! Seulement en 1933, l’orchestre enregistra treize 78 tours chez Victor (RCA Black Label), essentiellement de la musique de danse, avec les calls de George Wade.
En 1937, Jean laisse les Cornhuskers et revient à Montréal pour se marier deux ans plus tard et fonder une famille. Il joue régulièrement à la Salle Saint-André (rue Saint-André, coin Sainte-Catherine). Les salles de bals urbains remportaient alors un vif succès à Montréal. C’est ainsi qu’on retrouvait Philippe Bruneau, Ovila Légaré et Andy Desjarlis au Café Mocambo, à la fin des années cinquante, tandis que la Salle Saint-André “roulait” déjà depuis plusieurs années. Les salles du Trinidad Ballroom et du Casa Loma étaient également fort prisées.
Jean jouera donc à la Salle Saint-André de 1939 à 1954, pour arrondir ses fins de mois de cordonnier et de riveteur. En 1955, il sera engagé, toujours à temps partiel, par l’orchestre de danse de Bob Hill. Jean, avec ses frères Marcel et Rodolphe, accompagneront Hill à New-York, afin d’enregistrer une série de disques de musique de danse, sur étiquette Folk Dancer, dont un avec le calleur Ralph Page.
Puis Jean en eu assez de jouer dans des salles de danse pour un salaire minable. Il décida alors de se consacrer plutôt à la musique de concert, et arrêta de travailler dans les manufactures pour devenir chauffeur de taxi, métier qu’il gardera jusqu’en 1973.
Entre 1955 et la fin des années ‘60, la carrière de Jean est grandement influencée par le mouvement folk américain et canadien-anglais. Son travail avec Bob Hill l’avait mis en contact avec les chefs de file de la danse dite « internationale », dont Michel Cartier, directeur de l’Ensemble les Feux-Follets. À la demande de Cartier, Jean commence à travailler avec cette troupe comme musicien et professeur de gigue. En octobre 1964, les Feux-Follets deviennent le premier ensemble de danse folklorique professionnelle au Canada. Il s’agit d’une compagnie de 70 danseurs, chanteurs et musiciens, dont Jean et Philippe Bruneau. Les Feux-Follets atteignent leur apogée au milieu des années ‘60 lorsqu’ils se produisent au Québec et au Canada, comme à l’Exposition universelle de 1967 à Montréal et aux Fêtes du Centenaire de la Confédération, ainsi qu’à Londres (Festival des Arts du Commonwealth), à Paris (Salle de l’Olympia) et aux États-Unis (Ed Sullivan Show). Un disque sera par ailleurs tiré de leur spectacle à la Comédie canadienne (sous étiquette RCA Victor).
Les Feux-Follets mettront fin à leurs activités en 1968, par manque de fonds. Jean apportera sa dernière contribution à la compagnie en enseignant la Valse-clog. Depuis ce temps, l’Amérique entière parle de la « French-Canadian waltz-clog » que l’on ne tient en fait que de lui !
Jean travailla avec une autre figure importante de la scène folklorique : Alan Mills (né Albert Miller) [1913-1977]. Chanteur, auteur, comédien, impresario… Mills fut aussi journaliste au quotidien The Gazette de 1929 à 1947, puis quitte le journalisme pour se consacrer entièrement à la scène. Il se produit au Canada et aux États-Unis dans un quintet vocal classique, ainsi que dans des rôles mineurs à l’opéra de Montréal. C’est à la fin des années quarante qu’il se tourne vers la chanson folklorique, principalement sur les ondes de la CBC avec diverses émissions, dont plusieurs avec Hélène Baillargeon. En tant que chanteur soliste, Mills engagera Jean comme musicien accompagnateur et violon solo à différentes occasions dont au festival de Newport de 1960 (prestation enregistrée chez Vanguard – VRS-9083) et au Carnegie Hall la même année. Ils se produisirent également à de multiples reprises au festival Mariposa (Toronto). Mills composera également un radio-théâtre, diffusé le 21 juin 1961, à la SRC, intitulé Ti-Jean and the Devil, inspiré bien sûr par Jean…
Sam Gesser (1930-2008) eut également un impact notoire sur la carrière de Jean. Fils d’une famille d’immigrants juifs-polonais de classe ouvrière de Montréal, Gesser eut une longue carrière dans le monde du spectacle durant presque soixante ans. Dans les années ’50 et ’60, il organisa des concerts folk des deux côtés de la frontière, avec, entre autres, Pete Seeger, Hélène Baillargeon, Alan Mills et Jean Carignan. Collaborant avec Sam Asch de Folkways, il produisit près de 100 disques sous cette étiquette, dont le disque Old Time Fiddle Tunes Played by Jean Carignan (FW03531, 1961) où celui-ci est accompagné par Pete Seeger (banjo), Marcel Roy (piano) et Danny MacDougal (second violon).
C’est dans les années soixante-dix qu’il sera « découvert » par le grand public québécois, lors de l’engouement général pour la musique traditionnelle comme symbole culturel et nationaliste. Le 3e Festival de musique traditionnelle (1975) donna en quelque sorte le coup d’envoi à sa renommée, d’autant qu’il fut suivi d’un documentaire de l’Office national du film (ONF) et d’un album double, qui influencèrent grandement le milieu. Son enregistrement chez Philo (1973), diffusé des deux côtés de la frontière, confirma sa renommée. Suivront une série de concerts plus prestigieux les uns que les autres dans le milieu des années ’70 : Veillée québécoise à La Place des arts (Montréal, 1976) où il était d’ailleurs accompagné de ses deux frères Rodolphe et Marcel. La même année, André Gagnon lui dédiera son « Petit concerto pour Carignan et orchestre ». En 1978, Les Grands Ballets Canadiens interpréteront « Suite Carignan », sur une musique de Donald Patriquin, avec Jean comme musicien (reprise en 1980). Le Petit concerto d’André Gagnon sera ailleurs interprété pour la CBC en 1979 (série « Music of Man ») avec Carignan et Yehudi Menuhin comme solistes. Ce dernier avait d’ailleurs dit de Carignan : [1]
« Ce que j’aime de Jean Carignan c’est que, dans ses mains, le violon n’est pas, comme c’est le cas pour moi et mes collèges instruits, un instrument appris et étudié au service de l’interprétation des partitions musicales des cinq derniers siècles de la civilisation européenne – mais bien un instrument populaire universel avec une vitalité, une créativité, une expression dynamique propre à lui, entre des mains de maître et néanmoins autodidacte – musique, mains et violon, nés de et conduits par les pieds dansants et les coeurs battants de l’Écosse, de l’Irlande et du Québec, et façonnés par l’intelligence inventive et vivante de Jean Carignan. »(traduit de l’anglais).
C’est donc en pleine apogée de sa carrière que la surdité, causée selon lui par ses longues années de travail en manufactures, le surprend et qu’il décide de prendre sa retraite (vers 64 ans).
Son répertoire, son style
Le style de Carignan est marqué par l’éclectisme qui lui fit assimiler le répertoire écossais et irlandais (appris principalement par les disques) sans vraiment côtoyer cette musique vivante. Puis en l’intégrant à son expérience de musicien québécois, vivant à Montréal, où se mêlent tout de même les influences écossaises et irlandaises, sans que ce soit nécessairement celles de Coleman ou Skinner. Car ses maîtres vivants que furent son père, puis Joseph Allard et Willie Ringuet, seront remplacés à terme par les disques de James Scott Skinner, James Morrison et Michael Coleman. Ses interprétations de ces enregistrements sont toutefois très personnelles, marquées tant par le style de ses mentors québécois que par les coups d’archet spectaculaires acquis par l’écoute des violonistes classiques.
Bien qu’issu de la tradition orale, Jean Carignan aura été de la génération marquée par le disque, et lui tout particulièrement. Il avait pour ainsi dire le culte du disque par lequel il cherchait à reproduire le style de certains grands joueurs tels Coleman, Skinner, Morrisson. En fait, il s’appropriait certaines techniques propres à chacun d’eux, et en faisait « du Carignan », tant est que ses interprétations de ces grands violoneux ne sont jamais copies conformes mais réinterprétations à sa manière. C’est alors qu’il fusionne la finesse du jeu de Sligo, le côté plus classique de Skinner, avec l’exubérance du jeu québécois.
L’ensemble de son jeu est marqué par la recherche constante de la virtuosité : tempi poussés à l’extrême, articulation très marquée, ponctué de coups d’archet spiccato.
C’est pourquoi on dit encore de certains musiciens qu’ils jouent « du Carignan » en ce sens que ce n’est pas tant le répertoire (qui ne lui est évidemment pas propre) mais bien la manière et le style virtuose et exubérant qui le caractérise.
Son impact sur la musique québécoise
Le fait que Jean Carignan eut atteint sa célébrité qu’à la fin de sa carrière est principalement dû à l’époque dans laquelle celle-ci s’insère. Jean vécut la période charnière des deux Québec du XXe siècle, celui d’avant et celui d’après la Révolution Tranquille. Cette révolution par laquelle le Québec entra de plein pied dans la modernité. Il avait 44 ans en 1960, en pleine Chamboulement pas si Tranquille. Au sommet de son art et de sa forme il se retrouva dans une période où le Québec, voulant se libérer, avec raison, du joug de l’Église et du conservatisme représenté par Duplessis (alors premier ministre très conservateur au Québec), procéda à une « révolution » en profondeur de la société et de sa culture. Il fallait à tout prix entrer de plein pied dans la modernité, coûte que coûte. C’est l’époque où tout ce qui avait un « relent de campagne », qui nous rappelait trop cette société jugée obtuse, est mis de côté.
Mais d’autres musiciens tels Isidore Soucy [1899-1962], et son groupe La Famille Soucy, ou plus tard Ti-Blanc Richard [1920-1981], menèrent leur barque, et leur orchestre, contre vents et marées, traversant les bourrasques qui se présentaient en s’adaptant à la nouvelle situation, en faisant parfois les compromis nécessaires.
Jean Carignan n’était pas homme de compromis, pas plus que gérant d’orchestre. Il fut toujours à la solde d’un groupe ou d’un autre, ou d’un producteur. Car toute sa volonté et ses facultés étaient essentiellement et uniquement dirigées vers la virtuosité et l’excellence de son jeu. Issu d’un milieu pauvre, il y resta plus ou moins tout le long de sa vie, car sa richesse était ailleurs. Il se savait le propriétaire d’un jeu inégalé, sinon inégalable, et n’hésitait d’ailleurs pas à le proclamer. Il avait appris jeune à attirer l’attention par son jeu, pour subvenir au besoin de la famille, et resta toute sa vie un interprète flamboyant et incomparable. Homme sans concessions, fidèle à lui-même et à son milieu, mais cherchant constamment à dépasser ses limites personnelles et celles de son instrument.
Jean Carignan, qui nous quitta le 16 février 1988, est un musicien que chaque génération redécouvre, à sa manière, tant son jeu fut exceptionnel. Un classique du traditionnel...
« Ti-Jean Carignan… c’est le nom qui restera. Avant même que le souvenir, avant même que la Mémoire et l’Histoire le consacre. Ti-Jean Carignan … au delà des sarcasmes et de la méconnaissance d’une collectivité déracinée, acculturée. Ti-Jean Carignan via les U.S.A. Ti-Jean Carignan … vingt ans après … Ti-Jean Carignan … aujourd’hui symbole, parmi tant d’autres, de nos Consciences élitiques qui n’ont jamais fait l’apprentissage du souvenir ; symbole aussi de notre ressouvenir… et de notre ressourcement. Ti-Jean Carignan, fils de l’oubli, fils d’une époque où l’histoire était la création des historiens, où la musique… c’était celle des autres.
Ti-Jean Carignan pourtant fils de maçon… et de fille d’habitant. Pourtant fils de violoneux “pour faire danser”. Ti-Jean Carignan… fils échu d’une tradition pourtant surhumaine !
Assis dans un taxi. Montréal. Quelque part dans les années 60. Par hasard. C’est lui. Lui, le violoneux, le chauffeur de taxi… et qui tricote. Lui, l’exilé, l’oublié dans son propre pays. »
Extrait de « Jean Carignan... et si c’était une légende » par Jean Trudel, septembre 1978 (dans la pochette du 33 tours de « Musiciens traditionnels québécois : Jean Carignan », disque Patrimoine PAT 190011, vol. 1 et 3
Prix et médailles :
- Ordre du Canada (1974)
- Prix de musique Calixa-Lavallée (1976)
- Doctorat Honoris Causa de l’université Mc Gill (1977).
Lisa Ornstein est une musicienne de grand talent, ainsi qu’une ethnomusicologue réputée. Elle habite la côte ouest américaine.