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Le moyen âge aujourd’hui par la chanson.

Vision d’une société par les chansons de tradition orale à caractère épique et tragique. Par Conrad Laforte et Monique Jutras. Vol. 4, no. 3, Automne 1999

par DESCHÊNES Donald

En 1953, Conrad Laforte entreprenait un long travail d’analyse et de classification de la chanson folklorique française qui donna à partir de 1977 le Catalogue de la chanson folklorique française. Comme outil complémentaire à son Catalogue, il a suscité ou dirigé la parution de quelques anthologies relatives aux catégories, sur lesquelles des études avaient été réalisées. Quelques-unes de ses anciennes étudiantes à avoir marché sur ses traces ont contribué à son oeuvre. Ainsi, Madeleine Béland a fait paraître en 1982 une anthologie de Chansons de voyageurs, coureurs de bois et forestiers qui a été suivie des Chansons folkloriques à caractère religieux que Conrad Laforte a publiées avec Carmen Roberge en 1988. En 1996, il fait paraître sa somme sur la chanson en laisse : Chansons de facture médiévale retrouvées dans la tradition orale. Répertoire recueilli de 1862 à nos jours.

Enfin, Monique Jutras, une folkloriste de Québec, a mené, sous sa direction, une recherche sur les chansons narratives à caractère épique et tragique conservées dans la tradition orale, étude publiée en 1997, ajoutant ainsi une nouvelle pierre au deuxième édifice du Catalogue.
Dans le premier chapitre de Vision d’une société par les chansons de tradition orale à caractère épique et tragique, Monique Jutras met en évidence les fonctions narratives de l’offense et de la punition, lesquelles sont soutenues par des thèmes structurants exprimant les valeurs sociales et morales de l’univers de ces chansons : l’amour, l’autorité, l’honneur et la justice. Selon l’auteure, ce modèle explique et rend compte des rapports à des valeurs sociales de première importance, telles l’amour, souvent source de conflit avec l’autorité, mais aussi manifestation d’une fidélité sans bornes ; l’autorité, source d’intolérance et d’abus ; l’honneur, en particulier en ce qui a trait aux relations sexuelles hors mariage, le dés-honneur familial, la perte de virginité, le viol et la mise au ban des filles-mères ; et les droits humains, comme les vols et meurtres, punis et impunis. Elle présente ainsi un portrait détaillé de l’exercice de la justice sociale et une vision particulière des rapports familiaux et sociaux.

Pour mener à bien son analyse, elle s’appuie sur les travaux de Vladimir Propp sur les fonctions des personnages et des actions à l’intérieur du récit, de même que sur ceux de David Buchan sur l’étude des fonctions interactives des personnages appliquée aux ballades anglaises, une perspective originale. Il en résulte la vision assez uniforme d’une société issue de la féodalité, hiérarchisée et patriarcale où les valeurs morales sont défendues et respectées au prix de mille douleurs. Enfin, dans le second chapitre, elle traite des relations interpersonnelles entre amant et maîtresse, époux et épouse, père-fils et fille, mère-fille, frère et sur. Comme ces chansons se situent aux confins de la légende, de l’histoire et de l’anecdote, elles montrent la relation vieille comme le monde entre Éros et Thanatos, du rapport étroit entre les principes de vie et de mort, le tout imprégné des structures d’une morale judéo-chrétienne encore proche de nous.

L’étude de Monique Jutras est fort intéressante, mais comporte quelques faiblesses. Elle analyse avec beaucoup de soin les éléments structurants des récits des chansons, de façon à mettre en évidence les rapports sociaux, hiérarchiques, familiaux, et les motifs qui poussent les protagonistes à agir. Elle tente cependant d’appliquer son modèle d’analyse, " offense-punition ", à un corpus qui manque pourtant d’homogénéité même s’il appartient à la même catégorie classificatoire. Ainsi, certaines chansons (nos 1, 6, 12, 13, 67, 68 et 70 [cf l’anthologie qui suit l’étude]) s’accommodent mal de ce modèle ; pour d’autres (25 et 26), les offenses envers l’honneur ne sont pas du tout évidentes. Ne s’agit-il pas tout simplement d’occasions manquées ? Son analyse l’a parfois menée à des conclusions surprenantes. Dans le tableau E (pp. 64-66), à la chanson 16, le nouveau-né noyé qui parle, pourtant tué par sa mère, est désigné comme l’offenseur de celle-ci. Même chose à la chanson 2 où le nouveau-né est désigné comme offenseur de son père qui, le croyant illégitime, le tue illico. Pourtant, Marianson, sa mère, a été faussement accusée et est restée, malgré tout, fidèle à son irascible mari. Alors, qui est réellement l’offensé ? Même chose dans le tableau G (pp. 75-79) ; à la chanson 65, le voleur est " offensé " par la nourrice qui ne fait pourtant que se défendre. Il était évidemment difficile, voire impossible, pour l’auteure de questionner la composition et les contours de ladite catégorie, lesquels sont parfois ambigus, même si le sens critique l’eut exigé.

Par ailleurs, n’ayant aucune information précise quant à l’origine des chansons, l’auteure n’était bien sûr pas en mesure d’établir un rapport avec la ou les sociétés qui leur ont donné naissance. Cependant, une connaissance minimale de l’évolution de la société française, du moyen âge jusqu’à nos jours, lui aurait permis d’établir des repères plus concrets entre celle-ci et le corpus étudié. Pour contourner ce problème, elle parle de " mondes possibles ", de " mondes de chansons " Mais il est toujours hasardeux d’examiner des contenus narratifs qui s’inscrivent dans des univers socio-historiques sans de bonnes assises historiques.

Le corps de l’ouvrage comprend l’anthologie élaborée par Conrad Laforte des 74 chansons formant ce corpus, chansons retracées dans les recueils français et canadiens-français, et dans les collections ethnographiques rassemblées aux Archives de folklore de l’Université Laval. Chaque chanson est présentée avec une version texte et mélodie, suivie, dans certains cas, de très nombreuses variantes retracées tant en France qu’au Canada ; un travail on ne peut plus minutieux, résultat d’un long dépouillement des versions. Cependant, ce dépouillement pour sa réalisation laisse de côté des précieuses collections ethnographiques conservées dans d’autres centres d’archives, par exemple le Centre d’Études acadiennes, et des ouvrages comme les cahiers des Chansons d’Acadie.

Il eut été appréciable de faire davantage état de versions provenant des grandes collections ethnographiques de France, de Belgique et de Suisse. Pour quelques chansons du moins, dont l’ancienneté et la circulation ont permis l’émergence de variantes importantes selon les versions, il eut été utile d’avoir une seconde et une troisième transcription musicale, à l’instar des ouvrages de Barbeau, de même qu’un minimum d’information sur l’aire de distribution des chansons. Quelques incongruités risquent toutefois d’intriguer le lecteur : l’absence inexpliquée de la chanson 34 ; la présence au sein de ce répertoire de deux complaintes en langue bretonne (24 et 26), d’une chanson en laisse (31), de même que trois chansons (16, 29 et 39) qui se retrouvent classées ici faute de répondre à tous les critères des chansons en laisse, même si, musicalement, elles en ont tout à fait l’allure.
En conclusion, malgré ces quelques réserves, il s’agit d’un ouvrage indispensable pour les chercheurs et les musiciens, et une source de référence très fiable. L’étude de Monique Jutras ouvre des perspectives de réflexion intéressantes et riches pour les futures études sur la chanson folklorique française.



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