Jean Duval est flûtiste et compositeur. Il vient de terminer son doctorat en ethnomusicologie à l’Université de Montréal, sur les airs croches dans la musique traditionnelle québécoise.
Francine Brunel-Reeves, chanteuse et chercheuse en musique et chanson traditionnelles. Elle a collecté dans plusieurs endroits au Québec.
On connaît bien peu de manuscrits de musiciens amateurs québécois du XIXe siècle. Peut-être qu’il n’y en eut jamais beaucoup ; peut-être que certains ont été perdus et que d’autres n’ont pas encore été découverts. Quoiqu’il en soit, le Québec fait actuellement figure d’enfant pauvre à ce chapitre si on le compare à la situation de la Grande-Bretagne ou même de l’Irlande où plusieurs manuscrits de la même époque sont connus et maintenant rendus disponibles sous diverses formes. Ainsi, le site Web « Village Music Project » met en ligne quelques dizaines de manuscrits de musiciens de différentes régions d’Angleterre qui couvrent les XVIIIe et XIXe siècles [1]. En Irlande, ce sont surtout des publications de sources manuscrites qui sont diffusées (p.ex.,Shields 1998 et Maguire 2003). Il existe cependant un manuscrit un peu mystérieux qui vient à n’en pas douter du Québec. Cet article donne un aperçu à propos de ce manuscrit, en attendant un projet plus ambitieux de publication avec analyse qui pourrait, espérons-le, voir le jour dans le futur.
La redécouverte du manuscrit
Le manuscrit de près d’une centaine de pages dont il est question a été redécouvert par Simonne Voyer lors d’une visite qu’elle a effectuée à la bibliothèque Vaughan Williams Memorial de la English Folk Dance and Song Society à la Cecil Sharp House de Londres dans les années 1980. Voyant le sceau d’Édouard Zotique Massicotte sur la première page de ce manuscrit, elle en fit une photocopie, espérant avoir mis la main sur des transcriptions de musique québécoise de danse du XIXe siècle. Une fois au Québec, elle en fit d’autre copies qu’elle distribua à des chercheurs intéressés par le sujet, dont Francine Brunel-Reeves, qui m’en a à son tour aimablement fourni une copie pour analyse.
Comment se fait-il que le nom de Massicotte soit associé à ce manuscrit ? Heureusement, ce cher Édouard Z., archiviste en chef du palais de justice de Montréal doté d’une grande rigueur méthodique et folkloriste par passion, a mis une note sur la page « 00 » du manuscrit pour expliquer comment il l’avait obtenu :
« Ce cahier m’a été remis à Ste-Geneviève-de-Batiscan (Champlain), un mois d’août 1919 par Mme Jos. Biron, née Louisella Massicotte. Elle le tenait de son père, Narcisse-Pierre Massicotte, né en 1830, mort en 1897, qui fut instituteur, marchand, fonctionnaire, lieutenant-colonnel. Il avait appris quelque peu la musique dans sa jeunesse ». E.Z. Massicotte »
Comment ce manuscrit s’est-il retrouvé en Angleterre puisqu’il a été en possession d’E.Z. au début du XXe siècle ? Nous n’en savons rien. On peut supposer que Massicotte, jugeant que le manuscrit avait été compilé par un anglophone et qu’il reflétait peu la culture canadienne-française qui l’intéressait davantage, l’ait donné à Cecil Sharp ou à un autre folkloriste anglais. L’hypothèse d’un vol ou d’une « erreur » de classement est aussi possible.
Enfin, on peut aussi se demander comment le manuscrit s’est retrouvé dans les mains de Narcisse-Pierre Massicotte, puisque, comme nous le verrons, il a de toute évidence été compilé par un ou des anglophones. J’émets l’hypothèse que le compilateur du manuscrit l’a donné à ce premier Massicotte parce qu’il n’avait pas lui-même de descendants à qui le remettre qui puisse apprécier son contenu ou parce que N.-P. était musicien, peut-être même flutiste. Le compilateur était probablement déjà assez âgé lorsqu’il lui donna, sans doute vers 1870. S’il avait commencé à compiler vers 1810 ou 1815 vers l’âge de vingt ans, comme nous le verrons également, il était rendu septuagénaire ou octogénaire vers 1870.
Le contenu du manuscrit
Cette collection manuscrite a été compilée sur des pages de 14 x 17 cm, numérotées de 0 à 97 par un de ses possesseurs [2]. Il comprend une table des matières dans les pages 92 à 95. Outre les transcriptions musicales, il contient aussi quelques rares paroles de chanson, trois tableaux de doigtés pour la flûte traversière et d’autres éléments hétéroclites tels que des dessins, des chiffres, des dates et des exercices de calligraphie faits, semble-t-il, par des enfants. On retrouve en général de trois à six pièces s’étalant sur deux pages, pour un total de 164 pièces dans toute la collection [3]. Le contenu du manuscrit se divise également en des airs de chansons ou d’opéras et des airs de danse ou de marche. Le tableau qui suit présente sommairement la répartition de catégorie et d’origine des pièces d’après nos recherches [4].
On voit des chiffres du tableau 1 que le contenu du manuscrit est assez diversifié. Il est cependant dominé par des airs de danse, de marche et des airs de chanson en provenance de Grande-Bretagne, surtout anglais et écossais. Le tableau suivant donne des exemples de mélodies bien connues dans chacune des catégories et origines retenues.
Catégorie et origine | Nombre de pièces | % du total |
Chanson écossaise | 28 | 17 % |
Chant ou air d’opéra anglais | 29 | 18 % |
Chanson irlandaise | 6 | 4 % |
Chant ou air d’opéra français ou italien | 14 | 9 % |
Air de danse ou de marche anglais | 51 | 31 % |
Air de danse ou de marche écossais | 10 | 6 % |
Air de danse ou de marche irlandais | 9 | 5 % |
Valse ou quadrille continental européen | 17 | 10 % |
Origine non-déterminée | 19 | 12 % |
Total | 164 | 100 % |
Les auteurs du manuscrit
Qui est l’auteur de ce manuscrit ? Y-a-t-il plus d’un auteur ? En l’absence de noms clairement lisibles, nous avons bien peu d’indices pour le déterminer. L’étampe des initiales « JH » qui est sur la page frontispice est sans doute le meilleur indice que nous avons. L’abondance de chansons écossaises, particulièrement dans la première moitié du manuscrit, nous suggère que nous avons peut-être affaire à une ou des personnes d’origine écossaise, nul doute assez éduquées. Il y avait au début du XIXe siècle plusieurs marchands écossais qui devait disposer d’une étampe personnelle. Ce pourrait être par exemple John Henderson, un commerçant de Beauport qui a aussi fait des affaires à Montréal avec son frère William Simpson. Cependant, nul part dans le manuscrit nous ne retrouvons ce nom de John Henderson. On y voit cependant d’autres noms assez fantaisistes et difficiles à déchiffrer avec les initiales JH : « Jas (James) Hartingen » ou « Hastings » en page 0, puis « Jas Hastingalwiguy » en page 36. À la page 97, on retrouve deux autres noms, d’une écriture enfantine semble-t-il, celui bien québécois de « Louis Baril », et celui de « Sarah Wilson ».
De quel instrument jouait notre mystérieux JH ? Le ou les auteurs étaient à n’en pas douter des flutistes amateurs. Un tableau de doigtés de flute traversière à une clé apparaît à la page 0 et à la page 91, puis un autre tableau pour une flute à huit clés à la page 97. De plus, nombre de pièces apparaissent dans des tonalités aisées pour la flute mais différentes des versions habituellement publiées (p.ex. le reel Devil’s Dream est présenté en sol plutôt qu’en la). Les pièces de flute vont aussi souvent dans le haut du deuxième octave (do et ré), ce qui est moins courant dans la musique de danse pour violon.
Puisqu’on retrouve trois écritures distinctes pour les titres et la musique, il est logique de penser qu’au moins trois personnes on participé à l’élaboration du manuscrit JH. Une de ces trois personnes en a réalisé plus de 85% selon notre estimé. Les pages 1 à 11 sont d’une première écriture. Puis au bas de la page 11 apparaît une deuxième écriture. Les pages 12 et 13 sont de la première écriture puis à la page 14 apparaît une troisième écriture pour les titres à tout le moins, plus fine et plus dense, peut-être féminine. Cette écriture réapparait dans les titres des pièces à quelques reprises par la suite (pages 16, 20, 22, 24, 26, 28, 30) puis disparaît. Il semble bien que tout le reste des 66 pages du manuscrit soit écrit par la seconde écriture. Quoiqu’il en soit, le mystère de l’identité exacte des auteurs du manuscrit demeure entier.
Origine probable | Exemples de titres bien connus |
Chanson écossaise | Auld Lang Syne, Highland Laddie |
Chant ou air d’opéra anglais | In My Cottage Near a Wood, The Red Red Rose |
Chanson irlandaise | Gary Owen, My heart and Lute |
Chant ou air d’opéra français ou italien | Partant par la Syrie, La Biondina in Gondoletta |
Air de danse ou de marche anglais | College Hornpipe, Ap Shenkin |
Air de danse ou de marche écossais | The Fairy Dance, Devil’s Dream |
Air de danse ou de marche irlandais | The Wind that Shakes the Barley, Barney Brallaghan |
Valse ou quadrille continental | La Poule, Lodoiska |
Les sources des auteurs
Les manuscrits de musiciens amateurs du XIXe siècle étaient souvent compilés à partir de sources variées, en général des collections publiées. Ils sélectionnaient leurs pièces préférées trouvées dans des ouvrages en leur possession ou celle de leurs connaissances. Quelquefois, les musiciens transcrivaient à l’oreille des pièces apprises d’amis ou de visiteurs. Dans le cas de la collection JH, il est des transcriptions qui correspondent parfaitement (tonalité de la transcription, ornementations, liaisons) avec celles publiées dans certaines collections imprimées. Ces collections sont donc fort probablement les sources consultées par notre mystérieux JH. Il s’agit d’abord du British Musical Miscellany, une collection de chansons avec leurs mélodies publiée par Turnbull en 1805 à Édimbourg, qui est la source d’au moins 17 des mélodies présentées [5]. Une collection anglaise datant de 1815 de musique pour la flute, plus particulièrement le flageolet, intitulée James Bond’s National Melodies, est la source de 28 des pièces à partir du milieu du manuscrit ; c’est la source de la plupart des pièces françaises présentes [6]. Enfin, la collection de musique pour flute de Edward Riley, publiée en une douzaine de cahiers à New York de 1814 à 1820 (Hitchcock 1973), serait la source la plus probable pour une dizaine d’autres pièces.
Il est intéressant de noter que certaines mélodies n’ont pas été retrouvées dans des collections publiées de l’époque, que d’autres affichent un titre différent que celui des versions publiées, et que quelques-unes n’existent nulle part ailleurs. Il est certainement possible que les sources publiées de ces pièces nous demeurent inconnues. Cependant, nous pouvons aussi émettre l’hypothèse que certaines pièces ont été apprises à l’oreille de musiciens de passage et que d’autres pièces du manuscrit ont peut-être même été composées par le ou les auteurs du manuscrit.
Repères de dates
Au début et à la fin du manuscrit, on retrouve des dates : 1er décembre 1821 et 26 octobre 1828 en page 0 ; mai 1851 en page 00 ; une liste de dates avec des noms, sans doute des arrivages de bateau, à la page 96. Ces dernières dates s’étalent de 1825 à 1832. Ces dates nous donne un bon aperçu de la période couverte par le répertoire du manuscrit, soit le second quart du XIXe siècle. Plusieurs des mélodies transcrites sont toutefois plus anciennes et témoignent de la durée de leur popularité. C’est le cas par exemple des airs de chansons de Robert Burns (1759-1796), le poète national écossais, qui datent tous du XVIIIe siècle.
Par ailleurs, l’apparition de certaines pièces de danse ou de certaines compositions ou chansons nous donne aussi des indices de date. Ainsi, on sait qu’il n’y a aucune pièce dans la forme Quick step publiée avant 1835 aux États-Unis. Nous pouvons en déduire que les quelques quick steps présents dans la collection à partir de la page 46, n’ont pas été notés avant 1835. Les mélodies de quadrille (p.ex. La Poule et Le pantalon) peuvent être difficilement antérieures à 1820, puisque c’est la date d’arrivée du quadrille au Québec. Lodoiska, apparaissant à la page 52 est tirée du Quadrille des lanciers, qui comme nous le savons, n’est devenu populaire en Amérique du Nord qu’au milieu XIXe siècle.
L’ensemble de ces indices, et d’autres qui ne sont pas énumérés ici, nous porte à dire que la collection a probablement été assemblée entre les années 1810 et 1860, peut-être au rythme de deux pages par année.
Quelques perles
La collection contient quelques pièces qu’on ne trouve nulle part ailleurs et quelques versions de pièces très particulières. Ainsi, la Figure 3 présente une version du reel The Wind that Shakes the Barley tirée du manuscrit. La présence de cette pièce dans la collection JH est des plus intéressantes car la première mention de son existence date de 1829 selon le site web Fiddler’s Companion. Selon notre estimation, JH l’aurait transcrite bien avant, soit entre 1810 ou 1815, puisqu’elle se trouve au tout début du manuscrit. Bien que certains chercheurs lui attribuent une origine écossaise, aucune source ancienne écrite de ce reel n’a été répertoriée en Écosse. La mélodie a par contre été souvent publiée en Irlande et aux États-Unis plus tard au cours du XIXe siècle. De la façon que JH l’a notée, elle ne comporte que 15 temps dans la section B, ce qui en fait le premier air de danse asymétrique (« toune croche ») transcrit au Québec !
Conclusion et ouverture
Pour résumer, il reste encore bien des mystères sur ce manuscrit, le principal étant celui de son ou de ses auteurs, des flutistes à n’en pas douter. Nous avons vu qu’il est possible de retracer les sources de certaines pièces et d’estimer certaines dates grâce aux titres des pièces et à d’autres indices. Malgré ce peu d’information, il est important de souligner en terminant que plusieurs pièces sont d’une belle qualité musicale dans ce manuscrit. Nous espérons pouvoir vous les faire découvrir dans une édition future, augmentée de nombreuses analyses historiques et musicales.