Le quiproquo de la gigue au Québec

Vol. 9, no. 1 et 2, Automne 2004

par CHARTRAND Pierre

Au Québec et au Canada français, il est fréquent de chercher ou même d’expliquer l’origine de notre gigue par le biais principal de l’étymologie. Hors il s’avère périlleux de chercher les origines d’une forme de danse par des investigations étymologiques. Il est commun de voir des noms de danse appliqués à des genres qui n’ont entre eux aucune relation (ex. l’Allemande du XVIe avec celle du XVIIIe). Mais dans le cas de notre gigue cela est d’autant plus inapproprié puisque cette danse nous est venue de pays anglophones et que nous sommes les seul francophones à la pratiquer (et donc à lui avoir donné une appellation française). En fait, rechercher l’origine de notre gigue dans l’histoire de son nom revient un peu à rechercher l’origine de la dinde en Turquie ! (pour les anglophones bien sûr).

L’homonymie est donc une base fort fragile pour l’étude de l’histoire de la danse. Les fausses pistes sont légion dans le domaine : le passepied traditionnel breton (Basse Bretagne) viendrait-il du passepied du XVIe siècle, comme le suggère Thoinot Arbeau en parlant du « Triory ou Passepied de Bretagne » ? L’étude approfondie des 2 formes de danses, réalisée par J.M. Guilcher, dément toute parenté entre elles, tandis que c’est dans la gavotte traditionnelle bretonne qu’on retrouve la descendance du fameux Trihory [1] ! Il en va de même pour notre Rigodon [2] qui n’est aucunement apparenté au pas de Rigaudon, ou encore à son homonyme dauphinois.

Si ce n’est pas dans la recherche étymologique que doivent porter nos efforts, c’est plutôt vers l’étude formelle de la danse en question. Aussi est-il nécessaire de rappeller certains faits historiques liés à l‘arrivée de la gigue chez nous.

Origine de la gigue au Québec

La danse que nous appelons gigue est arrivée chez nous avec la vague d’immigration irlandaise, ainsi qu’écossaise (dans une moindre mesure) qui eut lieu dans le second quart du XIXe s. [3] Et il semble que nous l’ayons conservée dans une forme relativement similaire de celle de l’époque. Les gens des Îles britanniques nous font d’ailleurs souvent remarquer notre « vieux style » de gigue [4]..

Cette danse n’avait évidemment pas d’appellation française à son arrivée. Elle pouvait s’appeller stepdancing (Irlande), ou clogging (pour les Anglais) ou même trebling. D’où le nom de « steppeux » (de stepdance) fréquemment donné aux gigueurs d’ici. Cette « danse percussive » semble être relativement récente et daterait tout vraisemblablement du XIXe, du moins dans la forme que nous lui connaissons (avec le shuffle / treble / frotté, [5] et son accompagnement rythmique fort précis) [6] L’appellation stepdancing n’est d’ailleurs pas réservée qu’à la danse dite percussive, mais également aux « danses de pas » écossaises ou françaises. Ici encore la prudence est de mise.

Ce n’est évidemment pas en cherchant les origines étymologiques de stepdance, ou de clogging, que nous comprendrons les sources de cette danse. Et encore moins en regardant du côté du mot « gigue ». Il est par ailleurs fort intéressant de se poser la question de l’emploi du mot « gigue » pour cette forme de danse arrivée chez nous au milieu XIXe siècle. Encore faut-il mentionner que cette désignation n’est pas généralisée. On donnait encore récemment de titre de « steppeux » aux gigueurs d’aujourd’hui et Louis Boudreault mentionnait bien, dans les années ’70, que le violoneux était appelé « gigueux » tandis que le danseur s’appelait généralement le « steppeux ». [7]
Il est clair que le nom de « steppeux » provient de stepdance, appellation commune pour la gigue au Canada anglais. Mais pourquoi avons-nous remplacé ce mot par « gigue » ?

Le mot gigue en français

Dans la langue française, le mot gigue désigne depuis longtemps une danse vive, gaie, endiablée... ainsi que par extension les jambes ou les cuisses, qui nous permettent de « gigoter ». On dira d’une personne qu’elle a de grandes gigues, et on se régalera d’une gigue de veau.

Ainsi, le Dictionnaire de L’Académie française (première édition, 1694), donne comme définition de giguer : « Giguer. v. n. Sauter, danser, gambader. Elle ne fait que giguer. » Dans la cinquième édition du même dictionnaire (1798), on donne :« GIGUE. s. f. Grande fille dégingandée, qui ne fait que sautiller, que gambader. C’est une grande gigue. »

Ce sens de danse vive, débridée perdurera jusqu’au XIXe (moment de l’immigration irlandaise). On n’a qu’à consulter certains auteurs de l’époque pour s’en apercevoir. Lorsque Verlaine (1844 - 1896) publie son poème Dansons la gigue en 1874, il ne fait évidemment pas référence au stepdancing irlandais [8] :

Dansons la gigue !
J’aimais surtout ses jolis yeux
Plus clairs que l’étoile des cieux,
J’aimais ses yeux malicieux.
Dansons la gigue !
Elle avait des façons vraiment
De désoler un pauvre amant,
Que c’en était vraiment charmant !
Dansons la gigue !
Mais je trouve encore meilleur
Le baiser de sa bouche en fleur
Depuis qu’elle est morte à mon coeur.
Dansons la gigue !
Je me souviens, je me souviens
Des heures et des entretiens,
Et c’est le meilleur de mes biens.
Dansons la gigue !

Le Dictionnaire du CNRS donne comme définition de « gigue » : Giguer, verbe intrans., vieilli et rare. Courir, gambader, danser. Le chevalier dansait sur la pelouse, son épée appuyée contre l’épaule (...) « Merci ! nécromant », cria-t-il bientôt, hors d’haleine. Et il giguait toujours (BERTRAND, Gaspard, 1841, p. 216), ou encore :« La gigue de. La gesticulation, le trémoussement de. La Madone (...) se mit à exécuter ce qu’il faut bien appeler la gigue des fesses » (MONTHERLAND, La petite infante de Castille, 1929, p. 663).

Le même dictionnaire poursuit ainsi :
« Étymologie et Histoire 1650 […] Nous disons aussi gigue d’une pièce de lut qui est gaye ; 1658 […] Emprunt. à l’anglais jig " air d’une danse vive, danse vive " attesté depuis le XVIe s. »

Michelet, lors de son voyage en Irlande, note dans son journal de 1834 :
« … les gigues irlandaises, la danse nationale. C’est un trépignement des pieds et des mains, comme de nos Savoyards ; les deux danseurs sont en face sur une petite planche. Danse rapide, tournante, tourbillonnante. Le premier épuisé se retire, un autre succède. » [9]

Michelet utilise donc également le mot gigue pour traduire« stepdancing ». Cela est d’autant plus intéressant que son Journal est tout à fait contemporain à l’arrivée de la « gigue » chez nous.

L’utilisation dans la France du XIXe des mots « giguer » et « gigue » dans le sens de danse vive, quelque peu folâtre, parfois gaie, d’autres fois désordonnée, est donc bien attestée. Il n’y a pas de motif raisonnable pour penser qu’il n’en fut pas de même de ce côté-ci de l’Atlantique, et qu’il alla de soit, à un moment ou à un autre, de prendre le mot gigue comme synomyme de « stepdance ».

La gigue comme forme musicale

L’autre quiproquo relatif à notre gigue concerne sa forme musicale. Au Québec, en Acadie, au Manitoba francophone, on gigue principalement sur des rythmes binaires. Il s’agit donc de mesures dont la division du temps se compte par 2 ou par 4. Les rythmes les plus utilisés sont le 2/4 (reel) ou 3/2 (Grande gigue simple, Gigue de la Rivière-Rouge, Brandy…). Mais comme depuis le XVIIIe siècle les mots « gigue » et « jigs » sont féquemment (mais pas toujours) associés à une mesure ternaire (généralement le 6/8), l’étranger ou le néophyte croira souvent que notre gigue se fait sur des rythmes ternaires.

Extrait de la partition de M.A. Charpentier.
Suite à une gigue angloise (en ternaire) il note une gigue francoise binaire, avec l’inscription suivante : Suivez à la gigue francoise qui se joüe tros fois de suite

Ce qui n’est pas tout à fait faux, puisqu’on gigue parfois en 6/8 dans la vallée de l’Outaouais, ainsi que dans des danses de figures en Nouvelle-Écosse. Il demeure que ces rythmes ternaires sont du domaine de l’exception dans notre gigue.

Cette association entre « gigue » ou « jig » et les rythmes ternaires est donc relativement récente et non-exclusive. Les Jigs du théâtre élizabéthain étaient des entractes humoristiques, avec chansons, danses et mime, et n’avaient rien à voir avec les rythmes ternaires. La danse intitulée Kemp’s Jig (d’après le fameux acteur), publiée par John Playford dans son English Dancing Master (1651), est bel et bien en binaire, de même que toutes les autres Jigs du même volume. [10] La tradition des Morris dances anglaises retiendra cette appellation pour ses danses vives et sautées, tel Fool’s Jig par exemple, toujours en binaire.

De l’autre côté de La Manche, à la même époque, le mot gigue est également associé à la musique et à la danse. Une affiche parue en 1681 à Paris annonce :

LA TROUPE DE TOUS LES PLAISIRS
APRES tant de remises est enfin en état de vous donner presentement pendant le cours de la Foire S. Germain LASNE de LUCIEN ou le VOYAGEUR RIDICULE, Comedie nouvelle, ornée de quantité de changemens de Theatre et Machines surprenantes ; et pour luy donner ses derniers charmes, le Sr LANGUICHER seul danseur de corde des ROYS de France et d’Angleterre, se promet d’y méler des saults aussi perilleux que de postures extraordinaires, avec une Gigue digne d’attirer l’admiration de tout Paris ; sans oublier l’incomparable petit GILLES, qui tient le premier rolle dans la piece.
L’on commencera à trois heures et demye précises, et l’on ne prendra que sept sols au Parterre, quinze sols à l’Amphitheatre et dans les Galleries, et trente sols aux Loges.
C’est à la Foire Saint Germain dans le grand Ieu de Paulme du Dauphin, ruës des Quatre-vents, et des Boucheries : Les billets se distribuent à la Porte.

Encore là, la gigue est associée à une numéro d’adresse exceptionnelle, exécutée par le « seul danseur de corde des ROYS de France et d’Angleterre ».

En ce qui regarde le rythme de la gigue, le texte de l’Encyclopédie [11] est fort éclairant. Après avoir expliqué que la gigue est ordinairement en 6/8, on conclut l’article ainsi
« Au reste, pour en revenir à la gigue, comme elle se bat à deux tems, les François & les Italiens l’ont quelquefois marquée d’un 2 au lieu d’un 6/8, en y conservant d’ailleurs la maniere de noter que nous avons dite. »

C’est ce qu’on peut d’ailleurs observer dans la partition du « Concert pour quatre parties de viole » [12] de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), dans laquelle il note une « gigue francoise » en binaire, qui est précédée d’une « gigue angloise » en ternaire. Ce qui semble bien indiquer que gigue et 6/8 n’était alors pas encore étroitement associés comme ce sera le cas au XVIIIe s.

Conclusion

Au Québec, une gigue, du point de vue musical, est uniquement un air servant à giguer. Généralement en 2/4, il peut également être en 3/2 (Grande gigue simple par ex.). Du point de vue de la danse, il s’agit toujours d’une « danse de pas » assez vive, à l’aspect percussif et rythmique évident. Cette danse, arrivée avec les immigrants des Îles Britanniques au XIXe siècle, s’appellait le plus souvent stepdancing, nom qu’elle gardera au Canada anglais tandis que les francophones la nommeront « gigue », tout en appellant parfois le danseur « steppeux ». Tout semble indiquer que ce type de danse, avec la technique qui lui est propre, a pris forme au XIXe s. Ce n’est donc pas dans l’étymologie du mot gigue depuis le XVIe qu’on trouvera la source de cette danse, mais bien dans le développement des danses de pas depuis le XVIIIe s. Mais cela est une autre histoire…

Notes

[1Consulter la brillante démonstration de Guilcher, dans La tradition populaire de danse en Basse Bretagne, GUILCHER, Jean-Michel, éd. Mouton, Paris 1963, 1976, pp.286-293

[2Pour le sens donné au mot Rigodon au Québec et en France depuis le XIXe siècle, consulter : Le domaine du rigodon : une province originale de la danse. CHARTRAND, Pierre, Bulletin Mnémo, avril 1997.

[3Pour plus de détails consulter La gigue québécoise, CHARTRAND, Pierre, AQLF, Montréal 1991.

[4J’ai personnellement déjà passé pour un gigueur du comté de Galway (extrême ouest de l’Irlande)

[5Trois termes équivalents décrivant le mouvement de base propre à toutes (ou presque) les formes de danses percussives originaires des Îles britanniques.

[6À ce sujet consulter Traditional step-dancing in Scotland, par FLETT, J.F. et T.M., Scottish cultural Press, Edimbourg,1996, pp.40-43.

[7Voir le film Louis Pitou Boudreault, violoneux, GLADU, André, dans la série « Le son des français d’Amérique »

[8dans ROMANCES SANS PAROLES (1874), de Paul Verlaine 

[9Journal, Michelet, 1834, p.138.

[10Lord of Carnavon’s Jig et Millison Jig, toutes deux notées en binaire.

[11Encyclopédie, Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers de Diderot et d’Alembert (1751-1772)

[12Concert pour quatre parties de violes H.545, (1680-1681)



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