Tiré de Vieilles choses, vieilles gens, par Georges Bouchard,
Librairie Granger Frères, Montréal, 6e édition, 1931
La silhouette du joueur de violon, ménétrier ou violoneux, a marqué d’un trait saisissant la physionomie de nos fêtes rustiques.
Il faut avoir vécu avec les hommes de la terre pour savoir apprécier toute la joie saine et exubérante, toute la grâce charmante de ces fêtes villageoises, où le violon jouait un rôle prépondérant.
Le piano, avec son air imposant, est plus souvent un objet de vanité ou un meuble de luxe qu’un instrument de musique. Le phonographe, qui pousse le cynisme jusqu’à ressusciter la voix des morts, et le radio, qui a encore tous les caprices de l’enfance, ont relégué dans l’ombre, sans pouvoir la remplacer, la figure sympathique du violoneux de nos campagnes, dont je voudrais évoquer les principaux traits.
Le vieux violon que la main adroite du grand-père, luthier d’occasion ou de profession, avait fait sortir d’une bûche d’érable (plaine) sans noeuds et d’une planche de sapin, au cours des longues soirées d’hiver passées au coin du feu, se révélait souvent un instrument de choix, sous la touche juste du ménétrier du village. Beaucoup de ces violons pendus aux murs de nos cuisines, devraient sortir de leur inaction pour redire aux générations présentes les talents méconnus de nos anciens luthiers.
L’archet était tout simplement formé d’une mèche de crin de la Grise tendu sur un arc de bois souple avant l’invention de la vis de réglage moderne due au génie de Tourte.
C’est dans le calme velouté d’une belle soirée d’été, pendant que les coqs s’interpellent d’une basse-cour à une autre, que j’aime à entendre monter la musique scandée de Money Musk ou les vieux reels qui mettent l’âme en joie. Sur le perron vermoulu, martelé en cadence par les pieds du joueur, le son du violon éclate comme un signe vainqueur aux mains du père Louison. L’octogénaire fait résonner l’instrument avec une ardeur qui démontre que ni l’âge, ni le rude labeur n’ont abattu les puissances de son corps et de son âme. C’est surtout dans les noces que se manifeste la souveraineté du violon sur tous les autres instruments de musique. Le violoneux, qu’on a prié d’avance pour la cérémonie, est amené avec pompe et accueilli avec enthousiasme. Il est moins un mercenaire qu’un amateur des divertissements bruyants ; il s’attend à recevoir plus d’égards que d’argent sonnant.
Après avoir embrassé la mariée et salué la compagnie, le violoneux est attiré dans la grande chambre pour y déposer ses habits et prendre le petit coup d’usage. Sorti de ses langes ou du châle de laine grise, dans lequel il a été transporté, avec plus de soin qu’un enfant au biberon, ou exhumé d’un étui en forme de cercueil le violon est dépouillé de son fin linceul de coton carreauté pour être mis d’accord. Le violoneux s’applique le violon à l’épaule avec une solennité qui provoque le plus grand silence. Il racle ensuite les cordes en arpèges qui font passer des frissons sur toute l’assistance et font partir les jambes en cadence.
Le mouchoir de soie s’enroule autour du cou de l’artiste. Les danseurs sont vite au milieu de la place pour un cotillon. Qui n’a vu ce violoneux de chez nous assis sur une chaise rustique et frappant le plancher en cadence de ses lourdes bottes malouines, pendant que l’archet soutenu à son quart inférieur, entre le pouce et l’index, promène ses crins blanchâtres sur les cordes sonores, avec une rapidité vertigineuse ? Le violon, qui repose nonchalamment sur la poitrine en subissant une légère pression du menton, s’appuie obliquement sur la paume de la main, et le coude du joueur s’affermit sur la partie supérieure de la cuisse, près de la hanche.
C’est un flot continu de notes simples, mais généralement bien cadencées qui pourraient mettre en branle tout un régiment. Le violoneux indifférent à son entourage, semble se recueillir pour mieux suivre l’inspiration d’une mélodie intérieure qui semble jaillir de source.
Les cotillons, les danses rondes, les saluts de dames se succèdent sans interruption sous l’impulsion généreuse du violoneux ... à qui une demoiselle pleine de commisération lancera, de temps à autre, un coup d’éventail. Les jupes, dont les diamètres inférieurs se déploient sans limite sous l’effet de la force centrifuge, déterminent une autre brise rafraîchissante pour le joueur de violon en sueur. Mais quand vient le temps d’attaquer le quadrille le pauvre violoneux a un moment d’hésitation ... Il y a tellement de parties diverses, au moins six, avant d’arriver à la bistringue que les demoiselles veulent toujours danser.
C’est au fond d’un petit verre de rhum que le joueur de violon trouvera le courage de se rendre jusqu’au bout ... et le maître de la maison croirait déroger à son devoir d’hospitalité s’il manquait de défrayer ce grand animateur de la danse. Faut-il encore que les danseurs les plus avertis y aillent de leurs meilleurs compliments pour soutenir jusqu’à la fin l’ardeur de l’archet !
Les grandes fêtes attirent souvent plusieurs amateurs qui raclent le violon à la relève. L’émulation qui existe entre eux est un facteur d’efficacité. Il va sans dire que les compliments doivent être partagés avec discernement :
Le jeu d’Aristobule est plus doux sans doute, mais le vôtre, Pitre, est plus sautillant.
C’est vrai, reprend Pitre avec un air dégagé, moi je joue pour faire danser ... Pour l’accord des pieds on dit que je suis pas mal dépareillé ; l’autre se donne des airs avec ses morceaux de ville qui ne sont pas mauvais, mais qui dérouillent mal les jarrets !
Dans tous les coins, on écoute avec un sourire comprimé aux bords des lèvres Pitre qui se vante ou se donne les violons.
On ne terminera pas la soirée sans danser la gigue simple. Elle donne une nouvelle occasion aux vieux de faire la barbe aux jeunes, en exécutant durant plusieurs minutes des battements très variés qui attireront tous les regards et suspendront toutes les conversations. Le violoneux piaffe à son aise jusqu’à ce que l’un des danseurs demande quartier ... Les dames soutiennent élégamment leurs jupes pour intéresser l’assistance aux mouvements de leurs pieds ... C’est un souci devenu inutile avec la brièveté des vêtements féminins d’aujourd’hui. Puis finalement le violon est mis en vielle pour jouer la gigue du pendu, et l’assemblée se disperse.
Il va sans dire que sur ces danses anciennes, exécutées à bout de bras ou par les mains, sous les regards bienveillants des grand-mamans et autres matrones, sont venues se greffer d’autres danses considérées comme dangereuses qui ont attiré toutes sortes de réflexions. Les anathèmes fulminés contre les danseurs ont atteint par ricochet les violoneux ... qui parfois en arrachaient pour faire leurs Pâques.
Le violoneux s’est appliqué dans la suite à charmer par son art l’oreille de ceux qu’il ne pouvait plus faire sauter, sans pouvoir cependant conserver son prestige des anciens jours. Il est fort à craindre, avec le courant des idées modernes, qu’il soit nécessaire à nos contemporains, pour voir un violoneux...de fermer les yeux.