Dans le courant des années 1930, Joseph-Médard Carrière, alors enseignant de linguistique et de philologie franco-romane à l’université Northwestern (Illinois), s’était intéressé aux traditions orales francophones du Mid-West américain. On lui doit entre autres un important recueil, Tales of the French Folklore of Missouri, qui constitue l’ouvrage le plus important à avoir été publié sur les traditions orales francophones dans le centre-ouest des Etats-Unis. Or, Carrière était d’origine franco-ontarienne et ses recherches l’ont aussi amené à explorer les traditions orales des communautés francophones de la pointe de l’extrême sud de l’Ontario, dans cette région de colonisée par les Français dès la fin du 17e siècle et dont le toponyme a donné son nom à la métropole américaine de Détroit… Les recherches qu’il a menées en 1938 sur ce terrain lui avaient permis de retrouver 26 contes qui constituent le plus ancien témoignage des traditions orales des francophones de cette région. S’il avait eu des velléités de les éditer, il n’en aura pas eu l’occasion ; restés inédits dans ses cartons, il les a finalement déposés à la fin des années 60 aux Archives de folklore de l’université Laval sous forme de textes dactylographiées dans une orthographe de « type phonétique » rappelons que Carrière était linguiste avant d’être folkloriste tentant de reproduire les caractéristiques de la prononciation du français régional.
Ces contes présentent donc d’un double intérêt, linguistique et ethnographiques, et il aura fallu un Marcel Bénéteau, ethnologue et folkloriste lui-même originaire du Détroit, pour exhumer cette mémoire orale enfouie dans les archives et enfin aboutir à leur publication, sous le titre générique de Contes du Détroit, aux éditions franco-ontariennes Prise de Parole.
En l’état, ils étaient pourtant impubliables sans un important travail d’édition critique. C’est à Donald Deschênes, qui avait déjà réalisé l’édition de plusieurs ouvrages sur les contes alors qu’il travaillait au Centre franco-ontarien de folklore, qu’a incombé la plus grande partie de la tâche de normalisation des textes pour les rendre publiables. Celles et ceux qui auront déjà consulté des transcriptions d’archives de contes oraux conservés aux AFEUL ou encore qui auront essayé de lire les textes « écrits au son » de la série Les vieux m’ont conté du père Germain Lemieux, comprendront sans peine les difficultés de l’opération autant que sa nécessité. Respecter le caractère oral d’un récit tout en lui donnant la lisibilité minimale pour que l’ouvrage soit accessible au plus grand nombre constitue un véritable défi, qui a été relevé ici de plume de maître. Les principes méthodologiques qui ont balisé ce travail d’édition linguistique sont présentés en préambule aux textes des contes et permettent d’enrichir la réflexion sur ce travail essentiel qu’est l’édition textuelle de contes de tradition orale sans en dénaturer ou en trahir l’esthétique comme objet de parole.
Résultat d’un va-et-vient constant entre les auteurs, Marcel ajoutant sa maîtrise des spécificités de la langue régionale des francophones du Détroit aux connaissances de Donald sur les récits traditionnels, le produit final est remarquable. Le travail éditorial effectué par les auteurs est sans doute un des plus beaux exemples à ce jour d’une écriture, puisqu’il s’agit d’une édition imprimée, qui respecte le caractère oral des contes. Les recueils où les mots écrits n’altèrent pas la saveur de l’oralité du récit, tout en restant parfaitement lisibles, ne sont pas foison, loin s’en faut… et ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage.
Mais les Contes du Détroit ne sont pas qu’un travail éditorial. Ce sont avant tout des contes de haute tradition, dans des versions de très grande qualité. Le répertoire proposé est magnifique, et tout à fait représentatif de la tradition orale des francophones d’Amérique dans la diversité de ses formes et de ses sources : on y retrouve une bonne moitié de grands contes de type merveilleux, des contes romanesques, des contes à rire, un conte animalier, deux contes à formule…, appartenant pour la plupart à des contes-types recensés dans les catalogues internationaux. Chaque récit a fait l’objet d’une identification typologique et d’un commentaire analytique, dus à la science de Jean-Pierre Pichette, ancien éditeur de la collection de contes traditionnels « Mémoires d’hommes » et actuel titulaire d’une chaire de recherche du Canada en oralité des francophones minoritaires d’Amérique, à l’Université Sainte-Anne (Nouvelle-Écosse).
Alliant l’accessibilité à la rigueur, cet ouvrage peut intéresser tout le monde, du spécialiste au simple amateur de contes, en passant bien sûr par les conteurs apprentis ou avérés. Il permet déjà à un vaste public de découvrir de belle façon le travail de ce pionnier des études de folklore qu’était Joseph-Médard Carrière, totalement méconnu des non spécialistes, mais dont l’œuvre est irremplaçable et dont les recherches et le terrain sont décrits et remis en contexte par Marcel Bénéteau dans l’introduction générale de l’ouvrage.
Sans le travail des auteurs-éditeurs, la collection de contes inédits rassemblée par Carrière serait restée encore longtemps dans les classeurs des archives. Pour la qualité de son contenu narratif, de son traitement éditorial, et de son appareil critique, ce recueil mérite de figurer au panthéon des éditions sur le conte populaire. Il n’est donc pas étonnant que Marcel Bénéteau et Donald Deschênes aient été récompensés de leur travail par l’obtention du prix Mnémo 2006 pour leur édition critique des contes inédits recueillis par Carrière, qui commencent, avec ce recueil, leur nouvelle vie. Puissent-ils nourrir les générations de futurs conteurs qui se réapproprieront il faut l’espérer ces récits couchés sur le papier dans toute leur saveur orale.
Contes du Détroit, recueillis par Joseph-Médard Carrière, présentés par Marcel Bénéteau et Donald Deschênes, dans la Collection Agora, Éditions Prise de parole, Sudbury, 2005. ISBN 2-89423-167-9