Je n’ose plus ouvrir mes secrètes armoiresQue vient bouleverser ma confuse mémoire.Je lui donne une branche, elle en fait un oiseau,Je lui donne un visage, elle en fait un museau,Et si c’est un museau, elle en fait une abeille.Je te voulais sur terre, en l’air tu m’émerveilles.Jules Supervielle
On dit souvent que la mémoire est une faculté qui oublie, lorsqu’on veut s’excuser d’avoir oublié quelque chose. Mais c’est par ironie car la mémoire, elle fait comme la belle province : elle se souvient ! Mais parfois les souvenirs réapparaissent un peu tordus, pour toutes sortes de raisons : oubli, censure, manque de compréhension du texte… Dans la musique traditionnelle, jusqu’au XXe siècle, la mémoire avait un rôle primordial. C’est moins évident aujourd’hui car la transmission se fait désormais par l‘écriture, par les enregistrements sonores et le paysage va continuer de changer maintenant que la mémoire se mesure en gigaoctets…
Mais tout ce qu’on transmet aujourd’hui est passé par la mémoire d’un porteur de tradition qui a souvent coloré son message, volontairement ou non.
La mémoire blanche : le blanc de mémoire
Le facteur le plus évident de la transformation d’une pièce par la mémoire est le blanc de mémoire : on oublie un vers, une strophe. Souvent cela entraîne une lacune dans le sens, ce qui provoquera d’autres blancs ; car sans logique, la pièce est de plus en plus difficile à retenir. On dit souvent que la poésie des chansons traditionnelles n’hésite pas à prendre des raccourcis du côté de la syntaxe, de la logique et ne s’empêtre pas dans les explications fastidieuses. C’est sûrement vrai mais parfois ces raccourcis sont dus à des oublis.
Un bon exemple serait la chanson « La pointe du jour » telle que chantée par les Charbonniers de l’Enfer, selon la version de Jean-Claude Mirandette.
C’est dans Paris y-a-t-une bruneReste à savoir si je l’auraiOui je l’aurai quoiqu’il m’en coûteLe rossignol prit sa voléeLe rossignol a pris son volVers le château il s’en allaIl arriva la porte barréePar la fenêtre il y entraSalut à un, salut à l’autreSalut à tous me revoilàSi il était venu lui-mêmeIl n’aurait point regretté ses pasIl aurait dîné avec moiTandis que là dînera pas…Il aurait soupé…Il aurait dansé…Il aurait couché … etc.
Dans ce texte, la logique en prend un coup !
Que vient faire le rossignol ? Pourquoi va-t-il au château ?Qui salue-t-il, pourquoi dit-il « me revoilà » comme s’il y était allé avant ?Qui est-ce qui n’est pas venu lui-même et qui a manqué un dîner, un souper, une danse, un coucher, un mariage… ?
Or il existe une chanson en laisses qui commence ordinairement par les mots « J’ai un long voyage à faire ». Elle raconte l’histoire d’un jeune homme qui a un rendez-vous avec son amie. Mais il ne peut s’y rendre à temps. Il charge un rossignol de lui servir de messager et d’aller dire à sa maîtresse qu’il ne l’a pas oubliée. Le rossignol prend son envol et va au château où se trouve la jeune fille. La porte est fermée, il entre par la fenêtre. Il y trouve trois jeunes femmes. Il salue la première, salue la seconde et adresse le message du jeune homme à la troisième. Celle-ci est très fâchée et donne sa réponse au rossignol : si mon ami était venu lui-même, il aurait dîné, soupé, dansé, couché avec moi… mais il n’est pas venu… [1]
À partir de ce texte on comprend… pourquoi le rossignol, pourquoi le château. On saisit que le « il » de « il n’est pas venu » est un jeune amant dont on a omis de parler au début de la chanson. Car la chanson commence en parlant d’une brune dedans Paris, ce qui est le début de quelques autres chansons en laisses dont l’histoire est fort différente.
Voilà pour le texte. Quant à la musique des chansons en laisses, on ne s’efforce pas toujours de la retenir : on préfère souvent inventer sa propre version. C’est ainsi que Marius Barbeau avait recensé plus de 90 versions différentes de l’histoire des trois canards, allant de « V’la l’bon vent » au « Bout du banc ». Ce qui est intéressant dans la version de la « Pointe du jour », c’est que la musique est en fait le refrain d’une chanson fort connue au XVIIIe siècle qui s’appelait alors « Lon lan la derirette » et qui a servi de mélodie à une contredanse française aussi très répandue sous le nom de « La petite Janneton »
La mémoire colorée
Parfois la mémoire transforme plutôt que de simplement oublier. Ces transformations peuvent être dues à plusieurs facteurs dont le plus important est, je crois, l’incompréhension du texte.
C’est ainsi que des écoliers qui comprenaient mal le style un peu ampoulé de Basile Routhier transformaient ce vers du « O Canada » :
Ton histoire est une épopée
en
Ton histoire est une des pas pires.
C’est ainsi qu’un chanteur acadien qui n’avait jamais visité un château médiéval chantait :
Le roi Renaud de guerre vintPortant ses tripes dans ses mainsSa mère était sur les carreauxÀ vu venir son fils Renaud
Alors que la mère de Renaud était en fait sur les créneaux.
C’est ainsi que le vers « Avec six pièces de campagne », qui décrit les canons de Phips, venu assiéger Québec, devient dans l’esprit d’une nonagénaire de Sainte-Luce-sur-mer un certain « Alexis Pierre de compagne » venu prêter main forte. Ce texte, recueilli en 1890, est d’ailleurs fort intéressant en regard du travail transformateur de la mémoire.
J’ai parti de l’Angleterre pour venir en CanadaArmé de trente six voiles et de dix mille soldatsCroyant par ma vaillance prendre la ville de QuébecJ’ai mouillé devant la ville le plus fort de mes vaisseauxAlexis Pierre de compagne (avec six pièces de campagne)Pour me servir de renfort…Dis-lui que j’ai de la bonne poudre et de bons bouletsDes canons en abondance au service de l’AnglaisEt le malheur qui m’accable, qui m’a jamais laisséCent français pleins de courage m’en ont laissé la moitié [2]
Dans ce texte, c’est l’amiral anglais Phips qui parle. Il décrit ses effectifs devant Québec en 1690 et attribue sa défaite au destin : le malheur qui m’accable, qui m’a jamais laissé… lequel destin fut aidé par « cent français pleins de courage ». Il manque un vers après « renfort » pour expliquer que Phips s’adresse ensuite à un messager qu’il va envoyer pour intimider les Français. Nulle part on ne nomme Phips et on a longtemps cru que ce texte concernait la Guerre de sept ans entre la France et l’Angleterre. Mais une seconde version de la même chanson est venue nous éclairer.
Elle a été recueillie par Marius Barbeau en 1946 de Joseph Brisebois (nonagenaire) des Escoumins. En voici la teneur :
C’est le général de Flip qu’est parti de l’AngleterreAvecque trente-six voiles et plus de mille hommes faitsCroyait par sa vaillance prendre la ville de QuébecA mouillé devant la ville les plus beaux de ses vaisseaux.Il met leur chaloupe à terre avec un beau générauC’est pour avertir la ville de se rendre vite au plus tôt :Avant qu’il soye un quart d’heure j’allons lui livrer l’assaut.C’est le général de ville z’appelle mon franc canonVa t’en dire à l’ambassade : retire-toi mon généralVa lui dire que ma réponse c’est au bout de mes canonsAvant qu’il soye un quart d’heure nous danserons le rigaudon.C’est le général de Flip qui mit son monde à BeauportTrois canons les accompagnent pour leur donner du reportCar ça m’a l’air qu’il m’accable et que m’a toujours durerLes Français pleins de courage m’en ont détruit la moitié…
Ici ce n’est plus Phips qui parle mais un narrateur. Et pour éviter toute confusion le narrateur indique quel général va parler dans son récit. C’est Phips qui dit : Avant qu’il soye un quart d’heure, j’allons lui livrer l’assaut.
Le général de ville qui lui répond, c’est Frontenac. Il s’adresse à son messager qu’il charge d’aller dire à Phips que sa réponse est dans la bouche de ses canons, fait bien connu de l’Histoire. Puis on retourne à Phips, qu’on décrit à la troisième personne. Et c’est bien lui qui parle dans les 2 derniers vers :
Car ça m’a l’air qu’il m’accable et que m’a toujours durerLes Français pleins de courage m’en ont détruit la moitié…
Nous le savons grâce à l’autre version car ici, ce n’est pas évident : le texte commence à se dégrader et la fin du vers est devenue incompréhensible :
Le malheur qui m’accable
est devenu
Ça m’a l’air qui m’accable …
Ainsi travaille la mémoire colorée.
La mémoire noire
Parfois la mémoire, plutôt que de colorer le texte, le barbouille de noir : c’est l’oubli volontaire, la censure.
Un bon exemple est la chanson « Margoton va-t-à l’ieau » qui se trouve dans les cahiers de la Bonne Chanson. On pourra la comparer ici avec une version du XVIIe siècle publiée par Christophe Ballard à Paris en 1711 sous le titre de : « Brunetes ou petits airs tendres avec les doubles et la basse continue ; mêlés de chansons à danser ».
Version du XVIIe s. :
Margoton va à l’iauAvecque son cruchonMargoton va à l’iauAvecque son cruchonLa fontaine étoit creuseElle est tombée au fondAhïe Ahïe Ahïe Ahïece dit MargotonLa fontaine étoit creuseElle est tombée au fond (bis)Par là ils passirentTrois beaux jeunes garçonsQue donrez vous la belle ?Nous vous retireronsJ’ay dedans ma pochetteQuelques demy testonsCe n’est pas là la belleCe que nous vous voulonsLa prirent la menèrentDessus le verd gazonEt puis ils luy apprirentTrois fois la chanson
Version de La Bonne chanson
Margoton va à l’iauAvecque son cruchonMargoton va à l’iauAvecque son cruchonLa fontaine était creuseElle est tombée au fondAïe Aïe Aïe Aïese dit MargotonLa fontaine était creuseElle est tombée au fond (bis)Par là passirentTrois jeunes et beaux garçonsQue donn’rez vous la belle ?Nous vous retireronsTirez d’abord dit-elle,après ça nous verronsQuand la belle fut tirée,commence une chansonCe n’est point ça la belleque nous vous demandonsC’est votre cœur en gage,savoir si nous l’auronsMon petit cœur messiresn’est pas pour un baronMa mère me le gardePour mon joli mignon
Le texte du XVIIe siècle relate carrément un viol, qui a été gommé dans la version plus tardive. On pourrait croire que l’abbé Gadbois aurait pu être l’auteur des corrections. Mais la version corrigée date au moins du XIXe et on la retrouve avec quelques variantes chez Barbeau dans L’Alouette et chez Sœur Marie-Ursule dans La civilisation traditionnelle des Lavalois. L’abbé Gadbois fait remonter la chanson au XVe siècle, ce qui est fort plausible. La mélodie se retrouve d’ailleurs publiée par Claude Gervaise sous forme de « Branle Gay » dans son Sixième livre de danceries, au milieu du XVIe siècle.
Quant à la musique, elle n’a pas changé entre la version de Ballard et celle de la Bonne chanson, ce qui est tout de même remarquable. Une seule différence marquée entre les deux versions : la dernière note de la version de Ballard reste à la même hauteur que l’avant-dernière, ce qui crée un effet de suspension qui ne se retrouve plus dans la version de la Bonne chanson. Jacques Labrèque chantait cette chanson à la façon du XVIIe siècle, avec la note en suspension. Non qu’il ait consulté Ballard…il trouvait tout simplement que ça faisait plus joli !
Pour terminer parlons un peu de la musique. La mémoire de la musique est différente.
Il n’y a pas de garde-fou logique comme dans le cas d’un texte, ce qui fait que la musique est beaucoup plus facilement sujette à des variations (qu’on appelle variantes dans les éditions). Il y a aussi une tendance à l’uniformisation : refaire toutes les phrases sous le même schéma rythmique, laisser tomber les petites particularités qu’un auteur individuel peut avoir conçu pour sa pièce : une fin de phrase déviée, une formule rythmique inattendue. Très souvent le musicien préfère composer une musique nouvelle sur un texte ancien plutôt que de retenir l’air ancien. Cela permet de suivre les modes et, aujourd’hui, de recueillir plus de droits d’auteurs…