J’ai commencé à collecter il y a quatre ans. En fait, j’avais commencé à chanter l’année d’avant et je sentais le besoin de prendre ma place dans la chaîne de transmission orale. À défaut de pouvoir naturellement me constituer héritière du répertoire familial, je me suis mise à piocher dans la collection de mes parents. J’ai écouté des heures et des heures de bandes, convaincue que pour chanter, il faut avoir entendu. Puis j’en suis venue à la conclusion que pour entendre, le mieux est encore de rencontrer. Instinctivement, je me suis tournée vers la collecte.
Je n’ai pas collecté beaucoup : j’ai accumulé peut-être 25 à 30 heures d’enregistrement brut sur trois ans (j’exclus la présente année, au cours de laquelle je n’ai pas collecté du tout). Depuis la prospection en « terre inconnue » jusqu’au travail de fond échelonné sur plusieurs rencontres avec une même personne, j’ai quand même eu le temps de prendre un peu de métier. Ça m’a donné l’occasion de me questionner sur la nature du travail de collecte et sur les rapports existant entre les porteurs et les porteuses de tradition (les chanteurs et les chanteuses, dans mon cas) et leurs répertoires.
Le phénomène de réappropriation du répertoire par les chanteurs et les chanteuses traditionnels, surtout dans un contexte où la culture traditionnelle est marginalisée et méconnue, me fascine particulièrement. D’une situation à l’autre, on s’aperçoit vite que le même répertoire peut être à la fois source de honte et de fierté. Il est d’une part fréquent de rencontrer des personnes incapables de concevoir qu’on s’intéresse aux vieilles chansons de leurs parents –de toute façon, elles ne les connaissent pas (!) – et qui insistent pour vous chanter des romances littéraires du début du siècle apprises à la radio à la place : « Ça, c’était beau… ». Dans d’autres cas, au contraire, on tombe sur des personnes dont on a l’impression qu’elles ont voulu protéger leur répertoire comme si elles avaient senti qu’il y avait quelque chose de précieux et de fragile là-dedans, mais qui trouvent bien peu d’espace autour d’elles pour le faire vivre. Et un savoir qui n’est jamais sollicité est nécessairement en danger, qu’il soit clandestin ou reconnu.
Dans ce contexte, la fonction première du collectage n’est pas pour moi de saisir et de stocker le maximum d’information possible, mais de provoquer la rencontre qui mette le savoir et sa richesse au centre, qui rende hommage à ses porteurs et à ses porteuses de façon à ce que la conscience de leur importance leur revienne, et qui s’ouvre sur un espace de pratique vivant. La dimension de « conservation du patrimoine » existe, bien sûr, mais elle n’est à mon sens qu’une partie de l’échange qui n’implique pas tant la science que la responsabilité du collecteur ou de la collecteuse. Quand je collecte, le détenteur du savoir, ce n’est pas moi. Si je suis la « savante », ce n’est que via l’initiative que je prends de me mettre en situation de recherche de connaissances. En fait, je suis là pour apprendre à chanter. Et si on veut bien me montrer, je m’engage en retour à continuer de faire vivre le répertoire au meilleur de mes capacités.
À ce sujet, le plus beau cadeau que j’ai reçu en tant que collecteuse-chanteuse, c’est ma rencontre avec Jean-Paul Guimond. Tant pour son style que pour la densité de son répertoire, Jean-Paul est un chanteur phénoménal, dont le parcours illustre bien ce à quoi je fais référence quand je parle de réappropriation du répertoire par les chanteurs et les chanteuses.
Pour faire une histoire courte, Jean-Paul est un agriculteur à la retraite, originaire de Wotton dans les Cantons de l’Est, où il a grandi au contact d’un environnement humain fort porté sur la chanson et sur les veillées. En plus d’assimiler naturellement le répertoire de sa famille et de ses voisins, il s’est mis peu à peu à constituer volontairement son propre répertoire, et il a chanté beaucoup. Au cours des années 60-70, les occasions de se rassembler autour de la chanson sont devenues de plus en plus rares à Wotton comme partout, et de fil en aiguille, il a cessé de chanter complètement pendant presque 25 ans. Ce n’est qu’au début des années 90 que Jean-Paul a retrouvé, via les galas folkloriques, une manière de fréquenter de nouveau un milieu musical. Les galas étant ce qu’ils sont, cela n’a toutefois pas été l’occasion pour lui de renouer avec la profondeur de son répertoire tant qu’avec cinq ou six chansons – toujours les mêmes. La rencontre charnière dans la vie de chanteur de Jean-Paul, celle dont je parle en disant que le collectage est une rencontre, s’est déroulée à Québec, le 28 novembre 1992, lors d’un atelier organisé par le Centre de Valorisation du Patrimoine Vivant auquel Jean-Paul avait été convié par Claude Méthé, après que celui-ci l’ait « découvert » dans un gala. Deux choses importantes se sont produites à ce moment-là. D’une part, on a reconnu Jean-Paul Guimond le chanteur. D’autre part, Jean-Paul Guimond l’ethnologue a réalisé que Jean-Paul Guimond le chanteur était en train d’oublier ses chansons et qu’il ne fallait pas laisser faire ça. En d’autres mots, il s’est opéré une reconnaissance à la fois extérieure et intérieure de la valeur de son savoir, et c’est ce qui a conduit Jean-Paul à reprendre en main son répertoire, à se le réapproprier, et à chercher à le transmettre aussi. Suite à ça, il a travaillé à faire la liste de ses chansons, à retrouver les chansons dont il lui manquait des morceaux et même à s’enregistrer lui-même sur cassettes.
Pour ma part, j’ai connu Jean-Paul Guimond au Festival International des Arts Traditionnels à Québec en 1998, peu de temps après avoir entendu l’« appel du collectage ». L’occasion était trop belle. Je voulais apprendre, il voulait transmettre ; je voulais prendre un relais, il voulait en passer un... D’un commun accord, nous avons décidé d’entreprendre de faire le tour de son répertoire, sous la condition implicite que je garde ses chansons en vie en continuant à les chanter. Il s’en est suivi une belle collaboration que nos différences d’âge, de sexe ou de milieu culturel, pourtant importantes, n’ont jamais entravée. Ensemble, nous sommes avant tout des chanteurs, et c’est par la chanson que nous avons pu développer le respect et la confiance dont je lui suis si reconnaissante aujourd’hui. En échange d’un minimum de connaissance théorique du répertoire pour l’aider à se souvenir et de la méthode nécessaire pour assurer un peu d’ordre dans la démarche d’enquête (qu’il avait commencée sans moi, je le rappelle), j’ai eu le meilleur professeur de chant qui soit.
Quant à lui, je crois pouvoir affirmer que chaque chanson enregistrée le soulage d’une pesante responsabilité – celle de mettre tout ça en sécurité au plus vite – et lui libère de l’espace dans la mémoire. Que ce soit pour ramener à la surface des chansons enfouies ou pour continuer d’élargir son répertoire, je peux garantir qu’il s’agit-là d’espace bien utilisé. Nous avons eu jusqu’à maintenant quatre séances plus ou moins importantes au cours desquelles nous avons enregistré grosso modo 150 chansons, dont plusieurs trésors, et je serais prête à jurer que nous n’avons pas encore atteint la moitié de ce qu’il sait.
Merci beaucoup, Jean-Paul, de ta générosité et de ta confiance. J’espère de tout mon coeur pouvoir chanter avec toi encore longtemps !