NDLR : Toujours dans notre série de Textes anciens, nous vous présentons aujourd’hui un texte majeur de Marius Barbeau, paru dans la Revue du Québec industriel. (Vol. IV, n°2, 1939)
Le nombre des émigrants français qui s’embarquaient pour les bords du Saint-Laurent, au milieu du dix-septième siècle, augmentait d’année en année. On se laissait facilement séduire par le mirage de la liberté des aventures lointaines. Le fardeau des guerres incessantes et les impositions d’une noblesse fastueuse se faisaient lourdement sentir par tout le royaume. Les provinces du nord-ouest, tout comme l’Espagne, auraient peut-être ainsi perdu des ressources vitales précieuses si le roi, par son édit de 1673, n’avait mis trève à cet écoulement graduel de sa population rurale. Près de neuf mille colons venus de la Loire et de la Normandie avaient déjà, à cette époque, fondé une nouvelle patrie dans les forêts du Nouveau-Monde.
C’est principalement de cette souche ethnique, dont le volume s’est redoublé tous les trente ans depuis, que sont descendus les deux millions de Canadiens français habitant aujourd’hui le versant oriental du Canada. Les districts ruraux de Québec constituent un oasis au milieu du désert de 1’uniformité américaine.
L’industrialisme n’y a pas jusqu’ici fait disparaître toute couleur locale. La gaieté, la nonchalance et un certain charme archaïque y survivent encore, bien qu’ils se soient depuis longtemps perdus au-delà des frontières. L’on peut même y entendre, aux veillées d’hiver surtout, les chansons et les contes qui égayaient naguère les ancêtres.
On ne saurait manquer de reconnaitre ici la vieille France. Bien des traits nous y rappellent des affiliations provinciales distinctes, comme les vastes églises gothiques surmontées de hauts clochers et entourées de cimetières exigus, les maisons de pierre ou de bois blanchi aux toits recourbés, les larmiers gracieux et même quelquefois les façades à encorbeillement, les granges aux toits de chaume, les moulins-à-vent, les fours de pierre ou de terre cuite, et les lentes charrettes à bœufs le long du chemin du roi. Les costumes d’étoffe grise ou de flanelles colorées que portent encore les habitants des vieux comtés et les tournures archaïques de leur langage d’oïl évoquent des réminiscences d’un âge disparu même aux foyers de leur origine.
Pourquoi le touriste n’irait-il pas lui-même visiter quelques-unes de ces maisons rustiques dans les bourgs séculaires à l’est de Québec, plutôt que de séjourner dans les villes cosmopolites ? Là du moins, il sentirait que l’accueil est cordial et sincère. Sa vue se porterait à loisir sur des objets inaccoutumés, tels que des catalognes ou tapis aux couleurs fraiches fabriqués à domicile, des meubles robustes qu’a polis la patine de l’âge, une vieille horloge aux rouages de bois ou de cuivre, et une cheminée massive de pierre au centre de l’appartement le plus spacieux. Avec tant soit peu de diplomatie il arriverait peut-être à explorer le vaste grenier où repose une collection d’outils et d’objets maintenant au rancart, les ouvets, le métier, les dévidoirs, et des coffres bleus remplis de beaux tissus de laine ou de toile de couvrepieds ornés de dessins traditionnels vieux de milliers d’années. C’est là que les arts domestiques anciens se préparent maintenant à leur dernier sommeil.
Si le visiteur aime à comparer le présent au passé, il n’aura guère de peine à induire la vieille dame de la maison, la grand’mère, à déclarer ce qu’elle pense de la génération qui grandit. Pour elle le passé était l’âge d’or. Tout le monde de son temps était honnête, robuste et industrieux. Rien aujourd’hui ne vaut les bonnes étoffes, les jolies flanelles, les patrons en frappé ou en mottonné sur les portières ou les tissus, la broderie ou la sculpture de l’ancien temps. Comme on savait danser, chanter et dire des contes ! Maintenant les enfants vont à l’école pour ne rien apprendre, si ce n’est qu’à mépriser ce que leurs aînés savaient si bien. Les travaux de la ferme ou de la maison sont trop ignobles pour ces jeunes messieurs et ces jeunes demoiselles. La belle-fille — la bru comme on l’appelle — ne tient à rien plus qu’à s’amuser, à lire quand la besogne attend. Les amusements des veillées d’hiver qui mettaient le coeur en joie ne sont plus permis par le curé de la paroisse, on ne se rend plus visite avec la même cordialité entre voisins ou entre parents. C’est tout comme si l’on se soupçonnait les uns les autres. Des querelles politiques et municipales ont aujourd’hui succédé à la belle humeur qu’entretenaient jadis le voisinage facile et les fêtes interminables. En une mot, tout va de mal en pis depuis que la lampe à pétrole a détrôné l’antique chandelle. C’est là l’idée que la grand’mère se fait du progrès — dans son village. Et peut-être s’en trouvera-t-il qui lui donneront raison en plus d’un point, comme les modes et les usages qui s’introduisent de nos jours dans les campagnes de Québec ne sont pas tous sanctionnés par la clairvoyance et le bon goût.
L’habitant ne s’est toutefois pas encore adapté aux courants sociaux de l’Amérique jusqu’au point d’y perdre son individualité. Il demeure dans une large mesure indépendant et conservateur. Il se suffit à lui-même. Il n’y a pour lui aucun lieu sous le soleil où l’on soit si bien et si heureux qu’en son village natal. Cet attachement naïf aux pénates des ancêtres est la source de sa sérénité. Mettez en question l’autonomie présumée de sa foi et de son gouvernement et vous le verrez sitôt se faire bigot ou nationaliste, pour la circonstance. Ce qu’il lui faut c’est un directeur populaire en politique et des principes dogmatiques en religion. Le doute n’est pas de sa nature et, il n’aime pas à surcharger son esprit de problèmes. S’il va à l’église c’est par éducation, car il reste foncièrement épicurien. Rabelais plus que tout autre a décrit son type. Son paganisme ancestral durera bien au-delà de son christianisme de beaux dimanches.
Les quelques milliers de colons ancêtres qui firent voile pour la Nouvelle-France au dix-septième siècle n’avaient pas lieu de sa vanter de grand’richesse. Ils étaient d’ailleurs si à l’étroit sur leurs légers navires que les objets les plus indispensables purent seuls les suivre au-delà des mers. Mais leur mémoire était incomparablement mieux dotée que leur patrimoine. Elle continua à hanter les royaumes habituels des traditions ancestrales et de leurs féeries enchanteresses. À défaut d’autre héritage, leurs descendants reçurent d’eux un nombre incalculable de contes et de chansons qui dissipaient leur ennui et peuplaient la solitude de leurs foyers dans les forêts vierges du Nouveau-Monde.
La distance, le temps et les traverses ne purent distraire les générations successives de ces souvenirs profondément ancrés dans la race, ni même en altérer sensiblement les traits déjà fourbis de la patine de l’âge.
Quand la loi de prohibition entra en vigueur au Canada, en 1918, un de nos vieux chanteurs s’écria : « Mais qu’allons-nous faire de nos chansons à boire ? ». L’absence de vins ou de liqueurs indigènes n’a pas amoindri l’estime que les paysans de Québec ont toujours eue pour leurs chansons bachiques. Bien que la licence des mœurs n’y soit guère connue, des chansons y glorifient sur toutes les lèvres des épanchements amoureux qui tiennent plus de la féerie que de la vie réelle. Le rationalisme moderne n’est pas encore parvenu à discréditer auprès des vieux Canadiens leur riche répertoire de contes merveilleux qui leur tiennent lieu de littérature.
Les contes du Dragon à Sept Têtes, du Petit Cheval Vert, de Petit Jean et des Géants, et combien d’autres, égayent encore maintes soirées d’hiver. Des chansons par centaines, par milliers, répètent encore partout les échos d’un passé lointain. De nouvelles anecdotes surgissent chaque jour dans l’imagination populaire sur les loups-garous, les feux follets, les nains gardant des trésors cachés, les âmes en peine et les revenants d’outre-tombe, et la rumeur de merveilles incroyables réveille encore souvent la curiosité des moins crédules dans les campagnes et les villages.
La chanson populaire plus que toute autre manifestation de l’art traditionnel a jusqu’à la dernière génération fait ici partie intégrante de la mentalité rustique. Le lecteur s’intéressera davantage à celles qu’a choisies Miss Gascoigne s’il cherche à les situer en imagination dans le milieu pittoresque d’où elles ont été tirées.
La plupart des mélodies et des thèmes poétiques qu’on entend au Canada, viennent des troubadours et des jongleurs qui pratiquaient leur art dans les provinces de France, il y a plusieurs siècles. Ils se sont depuis transmis assez fidèlement de bouche en bouche, parmi la foule obscure des illettrés. Des critiques ont prétendu qu’aucun livre de poèmes ne contient plus de chef-d’oeuvres littéraires qu’un volume quelconque de chansons populaires. Et leur opinion est jusqu’à un certain point supportée par le témoignage d’estime universelle dans laquelle ces pièces anonymes se sont maintenues au cours de nombreuses générations.
Il se trouve, dans le répertoire populaire, des chansons pour toutes les circonstances et tous les goûts. On aimait autrefois mieux le chant et on était moins morose qu’aujourd’hui. Les enfants, les mères, les travailleurs, les amoureux et les buveurs, avaient tous leurs chansons. Un chanteur doué tant soit peu en savait un grand nombre, et il n’y a rien d’extraordinaire dans le fait que deux d’entre eux nous ont chacun communiqué plus de trois cents chansons qu’ils avaient apprises dans leur enfance. Notre collection de plus de cinq mille versions de chansons du Canada n’est qu’une parcelle de ce que les folkloristes pourraient encore y recueillir s’ils étaient suffisamment intéressés dans ce sujet.
Des berceuses, des rondes, des chansons de merveilles ou de mensonges, et des formules rimées pour les jeux constituaient naguère le principal passe-temps chez les enfants. Deux exemples de ces genres — tirés des Chansons Populaires du Canada de Ernest Gagnon (1865) — sont ici donnés par Miss Gascoigne : Sainte Marguerite, une berceuse, et Marion danse, une ronde.
Un nombre illimité de chansons lyriques et anecdotiques sur l’amour fournissaient aux jeunes gens des formules toutes prêtes sitôt que l’improvisation des reparties galantes faisait défaut. La gaieté, la gauloiserie et un penchant prononcé pour la pantomime et le débat dramatique se manifestaient à leur tour, dans les réunions, à l’aide d’un répertoire incessamment renouvelé de chansons comiques et de vaudevilles.
Les ballades, les complaintes, les Noëls et les cantilènes religieuses, se chantaient dans l’âge mûr près de l’âtre, les jours d’hiver. Le Noël d’Aoste, Qu’as-tu vu, bergère, sont ici donnés par Miss Gascoigne.
Les chants rythmés du labeur manuel, plus nombreux et plus importants que tout autre, servaient à maintenir et à guider l’énergie des travailleurs aux champs ou à l’atelier — les canotiers, les bûcherons, les laboureurs, les fouleurs d’étoffe, les fileuses et les tisseuses. Les chansons que Miss Gascoigne a ici tirées de la collection Gagnon, tombent principalement dans cette catégorie. Il n’est guère de chansons de rames ou d’avirons mieux connues que À la Claire Fontaine, Le Plongeur, (Isabeau s’y Promène), les Ânes changent de Poil, (Marianne), et la Fille du Roi d’Espagne. Complétons maintenant le texte de cette dernière chanson, que M. Gagnon n’a pas rapporté au complet :
La fil’ du roi d’Espagne :
VOGUE, MARINIER’, VOGUE,
Veut apprendre un métier,
VOGUE, MARINIER ! Veut apprendre un métier !
VOGUE, MARINIER !
À battre la lessive,
La battre et la couler.
Un battoir on lui donne,
Un beau banc à laver.
Au premier coup qu’ell’ frappe, L’anneau d’or a tombé.
Ell’ s’est jetée à, terre,
Ell’ s’est mise à pleurer.
Mais par ici luy passe
Son gentil cavalier.
“Que donneriez-vous, belle,
Si j’allais le chercher ?”
“Un doux baiser, dit-elle,
Deux, trois, si vous voulez.”
Le galant s’y dépouille,
À la mer s’est jeté.
Dès la première plonge,
La mer en a brouillé.
Dès la seconde plonge,
L’anneau d’or a sonné.
Dès la troisième plonge,
Le galant s’est noyé.
Sa mère à la fenêtre.
Qui ne fait que pleurer :
“Faut-il pour une fille
Y voir mon fils noyé.
C’est à la cadence des chansons d’avirons que les échos des grands fleuves d’Amérique connurent pour la première fois la venue envahissante des Blancs. Certains voyageurs des anciens jours - Talbot, Moore, de la Rochefoucault, de Maufras, et autres - ont dans leurs mémoires fait l’éloge des chants remarquables de leurs rameurs canadiens le long des fleuves sauvages et pittoresques. De la Rochefoucault, un Français qui visitait le Haut-Canada au commencement du dix-neuvième siècle, dit : « Dans toutes les navigations dont sont chargés les Canadiens, les chants commencent dès qu’ils prennent la rame et ne finissent que quand ils la quittent. On se croit dans les provinces de France. Cette illusion fait plaisir ».
Des confins de l’Orégon, un diplomate français — Duflos de Maufras — rapportait de semblables réminiscences, en 1844 : « Dans notre voyage en canot le long de la rivière Columbia, nos cœurs étaient souvent émus quand les canotiers, même à la pluie et au vent, réveillaient ces échos lointains de leurs chants si caractéristiques de l’ancienne France ».
Thomas Moore, le poète irlandais, qui descendait le Saint-Laurent, entre Kingston et Montréal, en 1803, raconte :
« Nos voyageurs avaient des voix excellentes et chantaient ensemble, parfaitement, à l’unisson. L’une de leurs chansons était longue et semblait tenir d’un récit incohérent :
Dans mon chemin j’ai rencontré
Deux cavaliers très bien montés...
et le refrain à chaque couplet était :
À l’ombre d’un bois je m’en vais jouer ;
À l’ombre d’un bois je m’en vais danser.
Je me suis même aventuré d’harmoniser et de publier cette mélodie. À défaut du charme rétrospectif de tout ce qui se rattache au souvenir d’une aventure émouvante et déjà lointaine, cette mélodie paraîtra peut-être triviale. Mais je ne puis oublier que, lorsque nous entrions au soleil couchant dans un de ces évasements superbes où le fleuve s’ouvre avec tant de grandeur et de majesté, j’écoutais ce simple motif avec un plaisir que les plus fines compositions des grands maîtres ne m’ont jamais donné. Il ne s’y trouve maintenant pas une note qui ne me rappelle la cadence des avirons dans les eaux du Saint-Laurent, la descente vertigineuse de notre embarcation dans les Rapides et toutes les impressions inoubliables qui envahissaient mes sens au cours de ce voyage merveilleux... »