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Notes sur la danse en Nouvelle-France

Vo l . 1 7, N° 1, Hiver 2016

par PLANTE Gilles

Ceux qui ont fréquenté les manuels d’histoire du Canada, du Québec, de la Nouvelle-France savent qu’on n’y parle pas beaucoup de musique, et encore moins de danse. On y parle plutôt de combats, de trêves, de traités. Pourtant ces mêmes soldats qui s’illustraient dans les escarmouches passaient presque le tiers de leur vie (l’hiver) en garnison à Québec à jouer aux cartes et à danser, si on en croit le journal d’un jeune soldat connu seulement pas ses initiales « JCB » [1] : ­

 Québec, 1752 : « Il y a dans cette ville de bons commerçants, il y règne beaucoup d’ordre, les habitants sont affables et de bonne société, les amusements de l’été sont les promenades en calèches et le jeu. Ceux d’hiver sont les courses en carrioles ou en traîneaux et en patins sur la glace ; le soir, le jeu et le bal… »

 Québec,1753 : « Comme il était déjà question de rentrer en campagne au mois de janvier l’an prochain, et que j’étais prévenu que je serais compris dans le détachement, je ne pensai qu’à passer agréablement le peu de temps qui me restait et je l’employai aux promenades en carrioles et au bal de société. » [2]

On sait par ailleurs que le clergé s’est régulièrement élevé contre ceux qui s’adonnaient à la danse, de Mgr de Laval à la conquête, et même après ! On peut en déduire que si le clergé protestait, c’est qu’il y avait des danseurs et danseuses. Mais cela ne nous donne pas une idée très positive de ce qui se passait dans le monde des bals.

Quelles danses ?

Alors, que pouvait-on danser dans les noces et les bals au XVIIe siècle ? La même chose qu’en France. Car il est évident que les colons français qui venaient s’établir en Amérique y venaient avec leur bagage culturel, leurs coutumes, leurs croyances. On sait aussi que les bourgeois essayaient, tout comme les nobles, de suivre la mode de Paris et de la cour, tant pour les vêtements, les coiffures que pour la danse, qui est une manifestation sociale importante, surtout sous Louis XIV. Cela a d’ailleurs surpris le Marquis de Montcalm, à son arrivée à Québec :

 Janvier 1757 : « Je suis parti le 3 pour me rendre à Québec, où je suis arrivé le 16. M. l’Intendant y a tenu un très grand état et y a donné deux très beaux bals, où j’ai vu plus de quatre-vingts dames ou demoiselles très aimables et très bien mises. Québec m’a paru une ville de fort bon ton ; et je ne crois pas que, dans la France, il y en ait plus d’une douzaine au-dessus de Québec pour la société… » [3]

En ce qui concerne la description des danses anciennes, il existe un traité très détaillé pour le XVIe siècle : l’Orchésographie de Thoinot Arbeau. Pour le XVIIe siècle, on peut s’en remettre à un inventaire plutôt sommaire dans l’Harmonie Universelle de Marin Mersenne, publié en 1632, quelques années avant la fondation de Montréal. En comparant avec l’Orchésographie, on y remarque que les branles « provinciaux » (de Bourgogne, de Champagne…) ont laissé place aux branles de base (double, simple… ). Il ne reste que le Branle de Poitou, désormais appelé « Branle à mener » qui serait l’ancêtre du futur menuet. En fait, les danses de la Renaissance qui ont le mieux survécu au XVIIe siècle, toujours selon Mersenne sont les danses en couple : Pavane, Allemande, Volte et Courante. Il y a aussi les Gavottes qu’on appelle alors « danses aux chansons » car elles ont des textes et sont chantées plutôt que jouées aux instruments. Fait intéressant, il est resté quelques-unes de ces Gavottes dans le répertoire des chants traditionnels : donnons comme exemple la chanson Margoton va-t-à l’ieau dont la mélodie se trouve déjà sous forme de branle au XVIe siècle (Danceries de Claude Gervaise), réapparaît dans un recueil de Chansons à danser publié par Ballard au XVIIe siècle et finalement dans les cahiers de la Bonne Chanson au Québec ! Une nouvelle mode se dessine aussi en ce début du XVIIe siècle : celle des Ballets qui… « ne sont autre chose qu’un mélange de toutes sortes d’airs, de mouvements et de pieds à discrétion, et selon que la science conduit l’esprit de l’auteur de ces danses. » [4]

Cela expliquerait cette curieuse remarque de l’auteur du Journal des Jésuites à Québec :

 Juin 1646 : « Le 18 se fit le mariage de Montpellier, soldat et cordonnier, avec la fille de Sevestre ; on y dansa une espèce de ballet, savoir 5 soldats. » [5]

À partir de la fin du XVIIe siècle, le menuet prend le devant de la scène et éclipse toutes les autres danses dans les bals. Ainsi, le manuscrit Berthelot, qui appartenait à une famille bourgeoise de Québec, contient près de 200 menuets [6]. De même, dans les nombreuses allusions aux fêtes et bals donnés à Montréal pour la visite de l’intendant Bigot en 1749, qu’on trouve dans les Lettres de Mme Bégon, on ne mentionne aucune autre danse que le menuet :

 20 janvier 1749 : « On a dansé tout l’après-dîner et M. de Longueuil, pour donner plus de liberté aux demoiselles, a fait porter un beau dîner à ce que l’on dit, chez M. de Lantagnac où il est avec M. de Varin et M. de Noyan, sans oublier Deschambault qui y a porté de bons vins, si bien que l’on assure qu’il y a de belle besogne faite : on y chante sauvage et on se prépare à aller au bal couler son menuet. »

 29 janvier 1749 : « M. de Noyan, voulant danser chez M. Varin, où est l’assemblée, est tombé en coulant son menuet, sa perruque d’un côté et lui de l’autre… »

 14 février 1749 : « M. Bigot passe à ce qu’on dit les nuits de ces bals à regarder, les mains jointes devant lui. S’il danse deux ou trois menuets, c’est le tout. Tu m’as fait son portrait fort au naturel ; il est d’une tranquillité admirable. » [7]

Les instruments de la danse

En France, pour la danse, le violon est l’instrument par excellence. On aime sa sonorité éclatante, son agilité, le fait qu’on puisse en jouer en marchant dans les rues pour les noces. Toutes choses qu’on ne peut faire aux violes de gambe, qu’on relègue alors à la musique de salon.

« Les violons sont principalement destinés pour les danses, bals, balets, mascarades, sérénades, aubades, festins et autres joyeux passetemps, ayant été jugés plus propres pour ces exercices de récréation qu’aucune autre sorte d’instruments. » [8]

On signale d’ailleurs, déjà en 1645, deux violons aux noces de la petite-fille de Louis Hébert. Au violon, dans les salles de bal, pouvaient s’ajouter d’autres violons, une basse de viole ou un violoncelle avec un clavecin. Les intendants Robert DeMeulles et Dupuis possédaient clavecins et épinettes. Sûrement aussi les Raudot, qui donnaient un concert tous les jeudis soir, même pendant le carême ! [9] Dans le cas particulier de la Nouvelle–France, où il y avait une bonne concentration de soldats, surtout en hiver, saison des bals, on pouvait aussi trouver des flûtistes puisque chaque régiment était accompagné d’un tambour et d’un joueur de fifre qui pouvait toujours s’escrimer à la flûte traversière le temps venu.

Les lieux de la danse

Il n’y a pas trace de salles de bal attitrées en Nouvelle-France. Il était coutume de choisir une grande pièce d’une maison et de sortir les meubles afin d’accommoder danseurs et musiciens. C’est ce qu’on faisait pour les noces. C’est aussi ce que fit l’Intendant Bigot lors d’une visite officielle à Montréal :

 Montréal, 9 février 1749 : « Les dames et les demoiselles ont un beau bal ce soir que M. l’Intendant leur donne et, comme sa maison est trop petite, il a pris tout le bas de celle de M. Varin qu’il a démeublée de tout et y a fait porter des chaises de paille et tout ce qu’il faut pour son bal. » [10]

Toutefois à Québec, le palais de l’Intendant pouvait servir de salle de bal et de concert. Surtout sous l’Intendant Bigot où les bals et banquets se succédaient à un rythme effréné semble-t-il :

Journal du Marquis de Montcalm.

 12 mars 1759 : « Les plaisirs, malgré la misère et la perte prochaine de la colonie, ont été des plus vifs à Québec. Il n’y a jamais eu tant de bals, ni de jeux de hasard aussi considérables, malgré les défenses de l’année dernière. (Ordonnance du roi, 7 fev. 1758) » [11]

La danse « sociale »

Le bal, à l’époque de la Nouvelle-France, est une manifestation sociale importante. Pour la jeunesse, c’est une occasion privilégiée de rencontrer les personnes de l’autre sexe, sous une surveillance relâchée. Cela permettait, par exemple, à un jeune homme d’établir des contacts, de montrer ses préférences, de faire valoir son habileté et de démontrer ses bonnes manières. Déjà, dans son traité de danse, Thoinot Arbeau en rajoutait : danser est une bonne façon de savoir si l’autre est en bonne santé, s’il a l’haleine fraîche ou s’il sent « L’épaule de mouton » ! Et on espérait que tout cela se termine par un mariage ! Dans le cadre de la Nouvelle-France, c’était particulièrement important au moment où on faisait venir des « filles du Roy » pour les marier et peupler le pays. Cela expliquerait pourquoi, en mars 1667, l’Intendant Talon s’est opposé vivement à Mgr de Laval qui voulait priver de leur association pieuse les Dames de la Sainte-Famille qui s’étaient beaucoup amusées aux bals durant le carnaval. Évidemment ces avantages sociaux de la danse avaient peu de place dans les valeurs du clergé qui ne voyait que le côté extrême de ces rencontres profanes. Mme Bégon a très bien résumé tout cela en décrivant le sermon du dimanche d’un curé de Montréal, après une semaine particulièrement fertile en bals et banquets en janvier 1749, autour de la visite de l’Intendant Bigot :

« Il a été prêché ce matin un sermon par M. le Curé, sur les bals. Tu le connais et ne seras point surpris de la façon dont il a parlé, disant que toutes les assemblées, bals et parties de campagne étaient toutes infâmes, que les mères qui y conduisaient leurs filles étaient des adultères, qu’elles ne se servaient de ces plaisirs nocturnes que pour mettre un voile à leurs impudicités et la fornication et faisant le geste de ceux et celles qui dansent, il dit : Voyez tous ces airs lascifs qui ne tendent qu’à des plaisirs honteux, que résulte-t-il - en s’écriant - de ces abominations ? des querelles et des maladies honteuses ; et après cela on croit être en droit de venir demander à manger de la viande en carême !

Cela résume bien toute la philosophie du clergé face aux bals !

Épilogue

En guise d’épilogue, on peut se demander, alors qu’il est resté un si riche répertoire de chansons françaises des XVIIe et XVIIIe siècles dans notre patrimoine folklorique, pourquoi les danses françaises de la même époque sont disparues de notre folklore. Sans apporter de réponse définitive, on peut penser que les danses sont soumises aux caprices de la mode ; quand elles ne sont plus appréciées par les jeunes en quête de nouveautés, que les plus vieux n’osent plus trop faire des gambades aux soirées dansantes, elles sombrent dans l’oubli. C’est arrivé au menuet qui a été détrôné par les contredanses, après quelques cent cinquante ans de règne dans les salles de bal. Par ailleurs, les chansons ne sont pas une affaire de mode : elles font partie de la richesse d’une famille, elles se transmettent au gré des fêtes, par les parents, les oncles, les tantes ; les chanteurs sont fiers de l’étendue de leur répertoire et ont à cœur de le préserver et de le communiquer. Cela a pu faire la différence.

Ici, une petite voix nous dit qu’il faut poser quelques nuances. Notons d’abord que la barrière de la langue a été un puissant « rempart » pour la préservation du répertoire de chansons françaises, barrière qui ne s’applique pas dans le monde de la danse ou de la musique. D’autre part, la fierté de posséder un répertoire et de le transmettre n’est pas l’apanage exclusif des chanteurs. En fait cette « fierté » est un point fort de la tradition orale et s’applique à l’ensemble des traditions populaires.

« On n’a qu’à écouter les danseurs de la Famille Verret, ceux du Poulailler, ceux entourant Louis Boudreault pour comprendre que pour eux les danses font partie de la richesse familiale, et se transmettent au gré des fêtes, par les parents, les oncles, les tantes… » [12]

En somme, c’est l’aspect social de la danse qui fait la différence. La chanson relève d’une pratique individuelle et survit très bien dans le cadre restreint d’une famille.

Tandis qu’« au long du 20e siècle, on peut observer que les répertoires dansés sont souvent les premiers à disparaître vu la pratique collective qu’ils nécessitent (on doit avoir 8 danseurs sinon plus qui sont aptes à suivre figures et pas), ce qui n’est pas le cas de la musique ou de la chanson (pratique plus individuelle) » [13]

Mais surtout, la société suit la
mode… et la mode change !

Autres articles du même auteur :

 Les instruments de musique en Nouvelle-France, par Gilles Plante, Bulletin Mnémo Vol. 4, no. 3, Automne 1999 :
http://www.mnemo.qc.ca/spip/bulletin-mnemo/article/les-instruments-demusique-en.

 Le violon en France au temps de la colonie, par Gilles Plante, Bulletin Mnémo Vol. 6, no. 1, Été 2001 :
http://www.mnemo.qc.ca/spip/bulletinmnemo/article/le-violon-en-france-au-tempsde-la.

 La vie musicale en Nouvelle-France, par Gilles Plante, Bulletin Mnémo Vol. 8, no. 2, Hiver 2004 :
http://www.mnemo.qc.ca/spip/bulletin-mnemo/article/la-vie-musicale-en-nouvelle-france.

 Qu’est-ce que la turlutte ? par Gilles Plante, Bulletin Mnémo Vol. 7, no. 3, Automne 2002 :
http://www.mnemo.qc.ca/spip/bulletin-mnemo/article/quest-ce-que-la-turlutte.

 Maudite mémoire, par Gilles Plante, Bulletin Mnémo, Vol. 10, no. 4, Printemps 2007 :
http://mnemo.qc.ca/bulletin-mnemo/article/maudite-memoire

Quelques articles sur le même sujet :

 Le Livre de contredanses... (manuscrit de Trois-Rivières), par Pierre Chartrand et Anne-Marie Gardette, Bulletin Mnémo Vol. 12, no. 2, Automne 2009 :
http://www.mnemo.qc.ca/spip/bulletin-mnemo/article/le-livre-de-contredanses-manuscrit.

 La danse en Nouvelle-France, par Pierre Chartrand, Bulletin Mnémo Vol. 5, no. 1, Été 2000 :
http://www.mnemo.qc.ca/spip/bulletinmnemo/article/la-danse-en-nouvelle-france.

Notes

[1Ajout avril 2020 : Dans L’Avertissement à son édition du « Voyage au Canada » (Québec), 1887, l’Abbé H. C. Casgrain émet l’hypothèse qu’il puisse s’agir d’un M. Bonnefons (ou Bonnefois) qui a servi au Fort Duquesne sous le Capitaine Poncho.

[2J.-C. B., Voyage au Canada fait depuis l’an 1751 à 1761, Aubier Montaigne, Paris 1978, p. 32 et 77.

[3Journal du Marquis de Montcalm Editions Michel Brulé, 2007, p.133.

[4MERSENNE, Marin, Harmonie universelle, livre second, proposition xxv, p.170 Edition CNRS. Paris 1965 vol.II.

[5Journal des Jésuites, Montréal, Laval, Laverdière et Casgrain, Editions François-Xavier, 1973 p.52.

[6Ajout avril 2020 : un décompte plus précis réduit ce nombre à 160, selon la thèse de Ingrid Hollerbach : La musique de danse, écho d’une société émergente en Nouvelle-France au XVIIIe siècle : une interprétation du Manuscrit Berthelot, UQAM, Juin 2017, p.78

[7La correspondance de Mme Bégon. Rapport de l’Archiviste de Québec Rédempti Paradis 1935. Pp. 31,32,38. Mme Bégon est la veuve du gouverneur de Trois-Rivières. Elle habite alors à Montréal. Elle écrit des lettres à son gendre, sous forme de journal.

[8P. Trichet, Traité des instruments de musique, 1642, Minkoff reprint, Genève 1978, pp. 170 et 75.

[9« Les concerts et une espèce d’opéra sont tenus régulièrement chez Monsieur l’Intendant qui aime si fort ce genre de divertissement qu’il les fait continuer les festes et les dimanches et ordinairement encore le jeudi. Le Carême n’a pas été excepté à la réserve des 15 derniers jours. » Lettre de M. Glandelet, doyen du Chapître à Mrg de St-Vallier citée par Élisabeth Gallat-Morin dans La vie musicale en Nouvelle-France, Septentrion, Québec, 2003, p. 304.

[10La correspondance de Mme Bégon. Rapport de l’Archiviste de Québec Rédempti Paradis 1935. p. 36.

[11Journal du Marquis de Montcalm Editions Michel Brulé, 2007 p. 140.

[12Extrait d’un échange avec Pierre Chartrand.

[13Ibid



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