Aux yeux du grand public, l’histoire de la chanson dans l’entre-deux-guerres se résume bien souvent à l’emblématique Madame Bolduc, à La Bonne chanson de l’abbé Gadbois, à quelques chanteurs comme Ovila Légaré et aux reels de danse des violoneux. En dépit d’importants travaux sur le folklore et le disque au Québec, il semble juste d’affirmer que la vie musicale de cette époque échappe en bonne partie à la mémoire du temps. Jusqu’à tout récemment, la radio des origines faisait figure d’angle mort de la recherche. Cette dimension du sujet a certes été abordée, mais généralement de façon secondaire. Chez les chercheurs en folklore, Gabriel Labbé (1977) parle un peu des émissions à l’antenne dans son livre sur les pionniers du disque. Éric Favreau (1997) a aussi consacré l’un de ses articles pour le Bulletin Mnémo au folklore radiophonique (www.mnemo.qc.ca/spip/195). De l’autre côté de la lorgnette, des spécialistes de l’histoire de la radio comme Elzéar Lavoie (1971), Roger Baulu (1982) et Pierre Pagé (2007) dressent un intéressant panorama des ondes, mais qui laisse peu d’espace pour approfondir la question du folklore ou de la musique populaire. Cela se comprend assez bien vu l’inexistence d’archives sonores connues avant 1940.
Dans ce contexte, la presse quotidienne devient une source inestimable d’information. En étroite collaboration avec la musicologue Marie-Thérèse Lefebvre (2011), j’ai consacré ma thèse de doctorat au sujet de la chanson à la radio des origines à Montréal (Bellemare 2012).
Je vous en livre ici certains résultats inédits. Pour les années 1920, l’émission de la Brasserie Frontenac du poste CKAC devient non seulement un lieu de diffusion du folklore, mais également de cohabitation — voire de métissage — avec d’autres influences musicales.
À l’origine du poste CKAC de Montréal
Avant d’aller plus loin, une petite entrée en matière paraît pertinente. Propriété du journal La Presse, le poste CKAC de Montréal entre en ondes en 1922. Dès lors, il est le tout premier poste d’Amérique du Nord à diffuser des contenus en français. Il s’impose aussi pendant l’entre-deux-guerres en tant que plus grand marché du créneau radiophonique privé dans la langue de Molière. La réalité technique de ces années pionnières impose toutefois un partage des ondes avec le poste anglophone CFCF de Marconi. Il se développe aussi en septembre 1927 un partenariat entre CKAC et le grand réseau américain CBS, en vue de l’importation locale de chansons de variétés et de prestigieux concerts symphoniques. Même si la musique occupe jusqu’à 70 % du temps d’antenne, le flot quotidien des ondes est dominé par de la musique classique européenne, de l’opéra et de l’opérette, en plus bien entendu de chansons américaines, ou jazz, au sens populaire du terme. Ainsi n’insistera-t-on jamais assez pour dire que la radiodiffusion de folklore canadien-français était bien sporadique à Montréal pendant l’entre-deux-guerres.
La pratique répandue à l’époque veut que les artistes se rendent au studio radiophonique pour livrer leur prestation en direct. Des émissions peuvent toutefois être retransmises à partir d’un hôtel ou d’une brasserie. Les disques en ondes constituent ainsi l’exception plutôt que la règle. Par ailleurs, l’omniprésence de contenus américains sur les chaînes privées canadiennes comme CKAC entraîne, à la fin des années 1920, la tenue de la Commission Aird, en quelque sorte l’ancêtre de l’actuel CRTC. Le rapport mènera en 1932 à la création de la Commission canadienne de la radiodiffusion — les postes CRCM et CRCQ au Québec —, puis en 1936 au réseau public bilingue de Radio-Canada/CBC, calqué sur le modèle britannique de la BBC.
Les Débuts du folklore et de la Brasserie Frontenac à l’antenne
Malgré la rareté du folklore en ondes, ses manifestations n’en sont pas moins significatives au plan historique. Dès l’automne de 1922, à l’aube de CKAC, il s’installe une proximité étroite entre certaines émissions spéciales à l’antenne et les célèbres Veillées du bon vieux temps de Conrad Gauthier, sur la scène du Monument national. Le tout premier programme de folklore canadien-français que j’ai réussi à documenter remonte au 4 novembre 1922. Au micro, Conrad Gauthier et Arthur Lapierre se chargent de faire la promotion de la Veillée d’ouverture de la saison 1922-1923, à venir deux jours plus tard. Ces soirées thématiques à saveur folklorique sont présentées quatre ou cinq fois par année, à Noël, à la Mi-Carême, aux Sucres, à l’Épluchette de blé d’Inde et à la Sainte-Catherine. Le commanditaire pour la production au Monument national est l’homme d’affaires montréalais Ludger Gravel, par ailleurs propriétaire de l’Huile Balmoral pour essieux et machines. Les billets se vendent à prix populaires au magasin de musique Archambault, rue Sainte-Catherine. Mis à part ces émissions, Conrad Gauthier reparaît avec Arthur Lapierre en ondes quelques fois avant 1925, pour livrer avec ses collaborateurs des récitations en parler populaire, des chansons à répondre, des cotillons et gigues joués au violon et à l’harmonica. Loin de s’arrêter au folklore, la vocation publicitaire précoce de la radio va même s’accentuer avec les années.
L’un des premiers commanditaires durables de CKAC est la Brasserie Frontenac, une compagnie de propriété canadienne-française depuis 1913, sise sur la rue Casgrain, dans le Mile-End. L’émission de la Brasserie Frontenac est lancée le 13 octobre 1923 dans un nouveau studio spécialement aménagé à la cafétéria de l’édifice. Pendant plusieurs années, le coordonnateur de cette série radio sera Pierre Beaubien, l’un des directeurs de la compagnie. En 1926, lorsque la Brasserie Frontenac est rachetée suite à un cartel de la bière — on nage alors en pleine prohibition américaine —, celui-ci accède au poste de vice-président de National Breweries, la nouvelle entité de propriété anglophone. Pour vous situer un peu, la nouvelle compagnie fusionnée possède notamment les bières de marques Frontenac et Dow — « Dites-donc Dow ! ».
Les premières saisons de la Brasserie Frontenac à la radio consistent en des blocs de seulement quelques émissions, échelonnés sur autant de semaines consécutives. La série devient hebdomadaire le 21 juin 1927, ce qui laisse croire que le marché se consolide. Le répertoire offert bénéficie du soutien instrumental d’une grande fanfare ou, le cas échéant, d’un orchestre symphonique maison. Ces deux expressions sont à prendre avec un grain de sel, mais portent néanmoins une part de vérité.
Certains grands programmes de la Brasserie Frontenac se consacrent à des oeuvres lyriques européennes de Georges Bizet, Charles Gounod et Théodore Dubois, de même qu’à la création d’opérettes d’Henri Miro, un compositeur établi à Montréal. Un certain espace est aussi réservé à la musique populaire américaine, que l’on assimile alors à du jazz. On trouvera ainsi en ondes le chef d’orchestre Jerry Shea, la pianiste de cinéma Vera Guilaroff et son mari, le xylophoniste Harry Raginsky. Les émissions de la Brasserie Frontenac profitent d’une généreuse couverture médiatique dans le magazine musical La Lyre, dont l’un des éditeurs propriétaires est… Henri Miro.
Après quelques tâtonnements, le folklore canadien-français devient l’un des pôles de l’émission de la Brasserie Frontenac. Charles Marchand et ses Troubadours de Bytown y font au moins une apparition remarquée. Conrad Gauthier et Ovila Légaré sont également des joueurs clés du virage folklorique de l’émission. Reprenons dans l’ordre ces segments de la programmation afin de tenter d’y voir un peu plus clair.
Conrad Gauthier et la Fanfare de la Brasserie Frontenac
Selon mes informations, le chanteur folkloriste Conrad Gauthier participe essentiellement aux émissions de la Brasserie Frontenac entre le printemps 1924 et le printemps 1925. Il partage l’antenne avec la Fanfare de la Brasserie Frontenac de même qu’avec des musiciens invités, dont Blanche Gonthier, Hercule Lavoie, Émile Gour, le Trio Goulet, J.-B. Dubois, Joseph Beauchamp, Jack Hunter, Bert Mason, Roy O’Connor, Bill Cudney et, bien entendu, Arthur Lapierre. Le répertoire couvert par tout ce beau monde touche à la musique classique, à l’opérette, à la chanson américaine — du fox-trot, des marches, du tango —, et un peu au folklore canadien-français. Il est néanmoins plausible d’imaginer que la participation de Conrad Gauthier assure une meilleure visibilité aux Veillées du bon vieux temps du Monument national. En fait de métissage musical, il faut rappeler que Gauthier et Lapierre prennent part le 12 juin 1923 à une radiodiffusion de l’opérette Les Cloches de Corneville de Robert Planquette, avec orchestre sous la direction de Joseph-Jean Goulet. L’émission de la Brasserie Frontenac revient à l’antenne après 1925, mais sans Conrad Gauthier.
Le Répertoire lyrique et l’Orchestre symphonique maison
Les programmes de la Brasserie Frontenac orientés vers le chant lyrique européen se concentrent entre le printemps 1927 et la fin de l’année 1929. Henri Miro dirige alors l’Orchestre symphonique maison d’une vingtaine de musiciens. Fort de cette tribune, il donne à l’antenne ses opérettes Lolita et Le Roman de Suzon, en plus de sa suite Vox populi, sur 14 airs de folklore canadiens-français. Parmi les chanteurs invités, Léonide Létourneux, Jeanne Maubourg, Émile Gour, Hercule Lavoie et Armand Gauthier. À eux s’ajoute le trio instrumental formé d’Oscar O’Brien au piano, de Gabriel-Roger Markowski au violon et de Lucien Labelle au violoncelle. Les chanteurs sont pour l’essentiel des proches de la Société canadienne d’opérette. Ils font l’objet d’une caricature à l’occasion de la « Semaine de la radio », en septembre 1928.
Il est intéressant de suivre les accointances folkloriques de certains musiciens au profil classique. Jeanne Maubourg aurait commencé sa carrière radiophonique avec Charles Marchand lors de deux concerts spéciaux, pour la revue La Lyre le 25 octobre 1924 et pour les disques Starr le 17 janvier 1925. Oscar O’Brien est pour sa part surtout connu comme l’arrangeur-pianiste d’airs folkloriques du même Charles Marchand et, par la suite, comme le directeur artistique du Quatuor Alouette. Le violoniste et chef Gabriel-Roger Markowski, un musicien absolument méconnu de nos jours, assure simultanément en 1927 la direction des orchestres de la Brasserie Frontenac et de l’Hôtel Queen’s de Montréal. Son association à Oscar O’Brien dans un trio instrumental au même hôtel vient nous rappeler que les artistes n’ont pas un parcours unidimensionnel.
Charles Marchand et ses Troubadours de Bytown
Je n’ai retracé qu’une dizaine de présences radiophoniques de Charles Marchand au fil de mes dépouillements. Parmi celles-ci, une participation spéciale à la couverture radio des élections fédérales de l’automne 1925, de même que des apparitions éparses aux concerts des disques Starr, de la revue La Lyre et de la Brasserie Frontenac. C’est peu, surtout en comparaison à d’autres vedettes de l’époque qui se faisaient entendre à l’antenne chaque semaine, sinon chaque jour. La radio agit néanmoins comme un prolongement de l’oeuvre du folkloriste et de son groupe vocal des Troubadours de Bytown. C’est à tout le moins l’image qui semble rester du concert spécial de la Brasserie Frontenac, en novembre 1927.
Vers la fin de l’année 1921, Charles Marchand fonde sous l’influence de Théodore Botrel le Carillon canadien, un « organe de la bonne chanson » au Canada. Le numéro de La Lyre de juin 1924 (n° 20) consacre sa page-titre à cette organisation. Des feuilles de musique des chansons du Carillon canadien comme La Fermière canadienne, La Grand’ demande et La Radiomanie paraissent aussi en ces années aux éditions La Lyre. Charles Marchand fait paraître seulement deux numéros de sa propre revue folklorique intitulée Le Carillon, en mai-juin 1926 et en janvier 1927. À compter d’avril 1927, ce magazine fusionne à La Lyre. La nouvelle publication renferme la rubrique « Les Pages du Carillon », avec des partitions de chansons de folklore du Carillon canadien, harmonisées par Oscar O’Brien. Charles Marchand fonde ensuite le groupe folklorique des Troubadours de Bytown, à l’occasion du centenaire d’Ottawa, en 1927. Soit dit en passant, Bytown est l’ancien nom d’Ottawa, choisi en l’honneur du lieutenant-colonel By, fondateur de la ville et superviseur de la construction du Canal Rideau. L’ensemble vocal se produit au premier Festival des métiers du terroir du Canadien Pacifique, au Château Frontenac de Québec, du 20 au 22 mai 1927. Serez-vous étonnés de lire que La Lyre couvre encore très généreusement l’événement ?
On savait déjà que Charles Marchand quitte son emploi de fonctionnaire dans la région d’Ottawa pour lancer sa carrière de chanteur traditionnel au tournant des années 1920. Gabriel Labbé (1977) indique plus avant que le premier spectacle montréalais du folkloriste a lieu en mars 1919. L’article de Gilles Potvin dans L’Encyclopédie de la musique au Canada mentionne par ailleurs l’influence sur Charles Marchand des interprétations de folklore par la chanteuse new-yorkaise Loraine Wyman, lors des Veillées du bon vieux temps, également en mars 1919.
L’artiste américaine collabore de près avec Marius Barbeau. En mai 1918, à l’invitation de la Société historique de Montréal, Loraine Wyman donne une « interprétation réaliste » de chansons anglaises du Kentucky pendant la conférence de Marius Barbeau, qui sert de coup d’envoi aux premières Veillées (Barbeau 1920). On peut raisonnablement croire que c’est aussi à l’initiative de Marius Barbeau qu’un article de collecte de terrain intitulé « Songs From Percé », signé par Loraine Wyman, paraît dans le Journal of American Folklore (Wyman 1920). L’expression « interprétation réaliste » qui caractérise le chant de cette dernière est à entendre dans le sens d’une diseuse de chansons au style « fin de siècle », tel que l’incarne Yvette Guilbert en France à compter des années 1890. Marius Barbeau explique d’ailleurs sans ambiguïté le lien qui unit Loraine Wyman et Yvette Guilbert : Pour ce qui est de la chanson, Miss Loraine Wyman nous fera saisir jusqu’à quel point l’art peut métamorphoser une mélodie rustique tout en conservant son contour original. Bien qu’Américaine de naissance, Miss Wyman représente ici le style et le goût français. La distinction, la finesse et la sincérité de son interprétation tiennent surtout de la tradition fondée par Gaston Paris et Julien Tiersot, et élargie par Yvette Guilbert, dont elle fut l’élève.(Barbeau 1920 : 50)
On sait par ailleurs qu’Yvette Guilbert a fait le voyage à Montréal au moins trois fois. Ces voyages ont lieu en 1897, en 1906 et en mai 1919, pour un concert sous les auspices de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (Lefebvre et Pinson 2009).
Dans ses rares apparitions à la radio, Charles Marchand participe le 6 décembre 1924 à « Un programme de chansons du Chat Noir ». L’information n’est pas tout à fait anodine, car elle témoigne indirectement d’une influence de Loraine Wyman sur le maître d’oeuvre du Carillon canadien. En musique, cela signifie le métissage d’airs traditionnels et d’une diction dramatisée, à la façon des cafés-concerts montmartrois. Le fait que Charles Marchand ait fait ses débuts sous l’influence de Botrel prend tout à coup une nouvelle couleur…
Ovila Légaré, de chanteur folkloriste à comédien
Le chanteur folkloriste et comédien Ovila Légaré s’était fait connaître au début des années 1920 en participant aux Soirées de famille d’Édouard-Zotique Massicotte, en frayant dans les cercles de théâtre amateur et en devenant « calleur » de danses carrées. L’artiste s’éclipse quelques années de la scène pour fonder une famille avec son épouse, la comédienne Jeannette Deguire. À la radio, la première trace que j’ai retrouvée d’Ovila Légaré remonte au 4 octobre 1927, à l’occasion d’une émission spéciale en prévision d’une Veillée du bon vieux temps de Conrad Gauthier au Monument national. Ce moment précis marque un retour à la scène, alors que Légaré incarnera six jours plus tard le rôle de Jos Montferrand. Fait à noter, l’artiste participe alors autant à la partie contes et sketches qu’à la partie en chants et danses instrumentales des populaires soirées.
On trouve dans la presse une autre trace sans équivoque d’Ovila Légaré, à compter de décembre 1928 dans le cadre de la Brasserie Frontenac. Pour faire suite à sa phase d’orientation plutôt lyrique, l’émission suit alors une tangente folklorique et dramatique. Une anecdote rapportée par Roger Baulu veut qu’Ovila Légaré ait involontairement fait une publicité en ondes pour le chapelier Michaud. L’histoire se produit à la Brasserie Frontenac, tout juste avant le début de la série commanditée par le chapelier Michaud Hats. L’auteur écrit : Ovila Légaré, qui participait ce soir-là à un programme folklorique, arriva en studio avec un chapeau tout neuf qu’il arborait fièrement. L’émission est en marche, et l’animateur lui demande à brûle-pourpoint où il s’est procuré ce magnifique couvre-chef. Et Légaré de répondre : “Mais chez Michaud, naturellement, c’est le seul bon chapelier de la ville !” Or, le lendemain, le chapelier en question, harcelé par les centaines de coups de téléphone d’acheteurs en puissance, décide de prendre contact avec le poste dans le but d’acheter des réclames, ayant constaté leur efficacité. C’est ainsi, raconte-t-on, que fut structurée définitivement la publicité radiophonique, c’est-à-dire la durée des réclames et leur tarif. Car jusque là, le commanditaire pouvait acheter une émission toute entière, et il n’était identifié qu’au début et à la fin de l’émission. (Baulu 1982 : 35)
L’histoire est probablement ici un peu enjolivée. Aux côtés d’Ovila Légaré à l’émission de la Brasserie Frontenac paraissent le comédien Ernest Loiselle et des chanteurs proches de la Société canadienne d’opérette, à savoir Jeanne Maubourg, Hercule Lavoie, Armand Gauthier et Léonide Letourneux. Malgré un changement de cap, l’esprit de cohabitation des répertoires en ondes est donc toujours de mise.
Certaines sources ont déjà soutenu qu’Ovila Légaré prend part à la nouvelle série de concerts de la Brasserie Dow, que le poste CKAC inaugure en 1929 (Bouchard 1983) — pour mémoire, Dow et Frontenac ont alors le même propriétaire. Selon mes informations puisées dans la presse de l’époque, j’incline à croire qu’Ovila Légaré n’y participe pas. Le premier répertoire de l’émission de la Brasserie Dow est plutôt constitué en grande majorité de chansons américaines, un peu comme si Dow s’adressait à l’auditoire anglais, et Frontenac au marché français.
Pour établir un lien clair entre Légaré et Dow, il faut attendre la création en janvier 1935 de la série dramatique quotidienne Le Curé du village de Robert Choquette. À ce moment, Ovila Légaré tient le rôle titre du curé et la Brasserie Dow est le commanditaire principal. Ce dernier est entouré de Juliette Béliveau, Alfred Amirault, Lorenzo Bariteau, Jeannette Teasdale, Paul Guèvremont, Bella Ouellette, Julien Lippé, Guy et Estelle Mauffette, Georges Bouvier et Eugène Daignault. Plusieurs d’entre eux étaient comédiens dans la troupe des Veillées du bon vieux temps de Conrad Gauthier. La série Le Curé du village se poursuit tout au long des saisons 1936 et 1937, à raison d’un quart d’heure de radiodiffusion par jour. Elle est retransmise à Québec au poste CHRC, à Hull au poste CKCH et à Chicoutimi au poste CRCS. Tous les indices laissent deviner qu’Ovila Légaré se réoriente alors avec sa propre troupe vers le métier de comédien de théâtre. Il conserve néanmoins une attache à la chanson en devenant — avec le crooner Jean Lalonde, père de Pierre Lalonde — un des maîtres de cérémonie de l’émission Chantons en choeur, à CKAC.
Le dépouillement de la presse met encore en lumière des participations d’Ovila Légaré aux séries radiophoniques méconnues de la MacDonald Blenders et de la Living Room Furniture. Le passage d’Ovila Légaré à l’émission MacDonald Blenders précède d’une semaine ceux de Madame Bolduc et du pianiste de cinéma Willie Eckstein, en septembre et octobre 1930. On comprend l’importance du détail lorsque l’on observe qu’en janvier 1929, les émissions de la Brasserie Frontenac avec Ovila Légaré étaient le mardi soir, tout comme les émissions Eckstein Broadcasters et Chiclet & Dentyne, avec Willie Eckstein dans les deux cas. Quant à la Living Room Furniture, c’est le lieu d’un tout autre chapitre de l’histoire de notre chanson, commençant avec Conrad Gauthier et Madame Bolduc, la veille du Jour de l’An 1930. Ce sera l’objet d’un autre article, au prochain bulletin.
Bibliographie
Barbeau, Marius. 1920. Veillées du bon vieux temps à la Bibliothèque Saint-Sulpice, à Montréal, les 18 et 24 mars 1919. Montréal : G. Ducharme.
Baulu, Roger. 1982. CKAC, une histoire d’amour : l’histoire magnifique du pionnier des ondes de la radio française dans le monde. Avec la collaboration de Raymond Taillefer. Montréal : Stanké.
Bellemare, Luc. 2012. Les Réseaux des “Lyriques” et des “Veillées” : une histoire de la chanson au Québec par la radiodiffusion au poste CKAC de Montréal (1922-1939) . Thèse de doctorat, Québec, Université Laval.
Bouchard, Josée. 1983. La Tradition de la veillée théâtrale : un témoin, Ovila Légaré. Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval.
Favreau, Éric. 1997. La transmission de la musique traditionnelle par la radio. Mnémo [en ligne www.mnemo.qc.ca/spip/ (consulté le 25 octobre 2012).
Labbé, Gabriel. 1977. Les Pionniers du disque folklorique québécois, 1920-1950. Montréal : L’Aurore.
Lavoie, Elzéar. 1971. « L’Évolution de la radio au Canada français avant 1940 ». Recherches sociographiques 12, 1 :17-49.
Lefebvre, Marie-Thérèse. 2011. « Analyse de la programmation radiophonique sur les ondes québécoise entre 1922 et 1939 : musique, théâtre, causeries ». Les Cahiers des dix, 65 : 179-225.
Lefebvre, Marie-Thérèse et Jean-Pierre Pinson. 2009. Chronologie musicale du Québec, 1534-2004 : musique de concert et musique religieuse. Avec la collaboration de Mireille Barrière, Paul Cadrin, Élisabeth Gallat-Morin, Bertrand Guay et Micheline Vézina. Québec : Septentrion.
Pagé, Pierre. 2007. Histoire de la radio au Québec : information, éducation, culture. Montréal : Fides.
Wyman, Loraine. 1920. « Songs From Percé ». Journal of American Folklore 33, 130 (octobre-décembre) : 321-335.
*Grilles radiophoniques quotidiennes de La Presse (1922-1939)