Le but de cet article est de brosser un portrait historique des compositeurs dans les traditions musicales écossaise, irlandaise et québécoise. Il s’agit d’un résumé d’une partie du mémoire de maîtrise que j’ai déposé le printemps dernier à l’Université de Montréal et intitulé « Singularités et similarités chez les compositeurs de musique traditionnelle québécoise, écossaise et irlandaise ».
La tradition écossaise
L’Écosse est le berceau d’une partie du répertoire de base des violoneux tant au Québec, qu’en Irlande et en Écosse. Des reels encore joués aujourd’hui comme Mason’s apron, Moneymusk et Lord Macdonald, ont été composés au XVIIIe siècle en Écosse. Dès le XVIIe siècle, certains chefs de clans dans les Hautes terres de l’Écosse ont introduit le violon en espérant ainsi « civiliser » leurs concitoyens et remplacer la cornemuse et la harpe. Ils ne se doutaient pas que le violon serait rapidement adopté pour faire danser les gens grâce à une adaptation du répertoire traditionnel de la cornemuse. Ainsi est née la tradition de violon écossaise, qui a d’abord été transmise oralement. Malgré quelques collections comme celles de Playford au début du siècle, ce n’est qu’en 1757 que l’écossais Robert Bremner (c1720-1789), éditeur de musique, publie un premier recueil intitulé Scots Reels or Country Dances, recueil destinés aux violoneux « lettrés » et couvrant une partie du répertoire de l’époque. Bremner donnait le nom du compositeur d’une pièce quand il le connaissait.
À partir de ce moment, la parution de nouvelles publications s’accélère. La création d’un large répertoire de musique de danse pour violon dans les Basses-Terres de l’Écosse dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle est considérée comme l’âge d’or de la musique traditionnelle écossaise. Plusieurs violoneux-compositeurs de cet âge d’or ont bénéficié de l’appui et du patronage de la noblesse. Parmi les plus célèbres du XVIIIe siècle, on peut retenir Niel Gow (1727-1807), renommé pour son coup d’archet puissant et caractéristique dans les strathspeys et pour ses airs lents, dont plusieurs sont encore joués. Il a fait publier ses compositions tardivement, quand il avait plus de 60 ans, conjointement avec celles de son fils, Nathaniel Gow (1763-1831). Ce dernier est devenu éditeur de musique d’abord en Écosse, ensuite à Londres où un marché lucratif a existé pour la musique traditionnelle pendant une cinquantaine d’années. Une dizaine de ses 197 pièces sont encore très populaires, dont certaines en Irlande. William Marshall (1748-1833), valet du duc de Gordon, avait la réputation d’être un compositeur intuitif. On connaît 257 pièces de sa création, dont quatre demeurent de grands classiques du répertoire. Daniel Dow (?-1783) était violoniste et guitariste. On lui doit l’un des plus fameux reels de la tradition, le célèbre Moneymusk.
Vers 1820, la musique traditionnelle perd de sa popularité et son soutien chez la noblesse et la bourgeoisie écossaise ; elle redevient une musique plus populaire ou, dans les classes moyennes à riches, une musique d’adeptes. Tout au long du XIXe siècle, apparaissent quelques collections, fruits de collecteurs souvent aussi violoneux et compositeurs. James Hill (c.1814-1860), qui a passé sa vie dans le Nord de l’Angleterre, était connu pour ses hornpipes souvent acrobatiques, encore jouées : Steamboat, Hawk, High Level, Bee’s Wings. Tout au long du siècle, le répertoire ne cesse d’augmenter, sans qu’il soit possible d’établir l’origine des pièces. Les collections négligent en général de mentionner le nom du compositeur et cherche plutôt à se rattacher à une longue tradition. Par exemple, la collection de Simon Fraser (1773-1852), qui contient plusieurs strathspeys, reels et airs de chansons gaéliques sans leurs paroles, fait appel au côté ancien de son contenu plutôt qu’à sa nouveauté. Malgré cette valorisation du passé qui domine au XIXe siècle, certains violoneux-compositeurs persistent à publier de nouvelles pièces, tel Alexander Walker (1819- ?) en 1866.
Chevauchant les XIXe et XXe siècles, le plus célèbre des compositeurs écossais, virtuose du violon, a été James Scott Skinner (1843-1927). Personnage flamboyant, Skinner a enseigné la danse autant que le violon en qualité de maître à danser. Il aurait écrit environ 600 pièces. L’université d’Aberdeen, sa ville d’origine, a rendu disponible en ligne la collection complète des pièces publiées de Skinner. La grandeur de James Scott Skinner semble avoir relégué dans l’ombre les autres compositeurs de l’époque. Par le remplacement au cours du XXe siècle du violon par l’accordéon comme instrument de prédilection pour accompagner la danse, on voit apparaître dans les années 1930 à 1960 des collections de pièces composées par des accordéonistes tels que Angus Fitchet ou Jimmy Shand. À l’instar d’autres sociétés dans le monde, l’Écosse a connu un revival de la musique et de la chanson traditionnelles à partir des années 1960. Fruit de ce revival, la tradition écossaise se trouve maintenant riche des pièces publiées par de nombreux compositeurs tels que : Arthur Scott Robertson, Alpha Munro, Bill et Ian Hardie, Brian McNeill, Freeland Barbour, Ian Powrie, Ron Gonella et William A. Hunter. Une collection intitulée The Nineties Collection : New Scottish Tunes in Traditional Style (Hardie 1995) présente 200 pièces issues de ces compositeurs et d’autres moins connus. Les îles Shetland, complètement au nord de l’Écosse, possèdent aussi une tradition distincte de violon avec des compositeurs comme Tom Anderson, Frank et Ronald Jamieson et Sam Polson.
Au Canada, il existe quelques communautés écossaises bien marquées, formées surtout d’immigrants des Hautes Terres. L’île du Cap Breton en Nouvelle-Écosse se distingue culturellement par la survivance d’une riche tradition de chant gaélique, de violon et de danse. Le Cap Breton a accueilli en très peu de temps environ 30 000 immigrants des Hautes Terres de l’Écosse, surtout pendant la triste période des clearances au début du XIXe siècle. Contrairement à ce qui s’est passé en Écosse aux XVIIIe et XIXe siècles, la tradition s’est transmise surtout oralement au Cap Breton et ce, jusqu’à tout récemment. On voit apparaître une riche tradition de composition tôt au XXe siècle. La collection compilée par Gordon MacQuarrie, violoneux et joueur de cornemuse (MacQuarrie 1940) contient les compositions de l’auteur ainsi que celles d’autres habitants du Cap Breton des années 1930. Dan R. Macdonald (1911-1976) fut le premier compositeur prolifique de l’île avec environ 2 000 pièces. Depuis les années 1980, un nouveau souffle a été donné grâce à la détermination de Paul Stewart Cranford. Ce violoneux et compositeur a réédité plusieurs anciennes collections de musique écossaise qui n’étaient plus disponibles (Skye Collection, Fraser Collection, Alexander Walker Collection, etc.). Il a surtout permis à des compositeurs actuels comme Brenda Stubbert et Jerry Holland de publier des collections de leurs compositions. On trouve aujourd’hui un grand nombre de compositeurs au Cap Breton : Elizabeth Beaton, Margaret McPhee, Wilfrid Gillis, Donny Leblanc, Howie MacDonald, J. Francis MacDonald, Sandy MacIntyre, Roddie MacIsaac, Natalie McMaster, Doug MacPhee, Wilfrid Prosper, Hector MacKenzie, etc.. Enfin, pour conclure la section de la tradition écossaise sur une note un peu excentrique, un certain MacDougall d’Antigonish près du Cap Breton s’est donné comme objectif de composer 30 000 pièces avant sa mort. Il serait déjà rendu à plus de 3 000 !
La tradition irlandaise
Malgré un répertoire évalué vers 1980 à plus de 7 000 pièces selon Brendan Breathnach, très peu de compositeurs irlandais sont connus avant le XXe siècle. En Irlande, jusque vers 1800, se sont chevauchées deux traditions orales musicales distinctes : d’abord celle des harpistes, très ancienne, puis celle de la musique de danse. La tradition des harpistes s’est éteinte avec le XVIIIe siècle en tant que tradition vivante. Le harpiste et compositeur aveugle itinérant Turlough O’Carolan (1670-1738) demeure le plus célèbre des harpistes compositeurs. Amalgamant curieusement le goût baroque italien avec le vieux fond celtique, il a composé surtout des airs à écouter et des chansons pour ses nombreux mécènes, mais aussi quelques gigues (6/8) [1] pour ce qui est des pièces de danse. L’Irlande, contrairement à l’Écosse, a compté très peu de gens de la bourgeoisie ou de la noblesse, ou de musiciens au service de ceux-ci, qui se sont adonnés à la composition d’airs de danse au XVIIIe siècle. La création d’un nouvel instrument, la cornemuse irlandaise ou uillean pipes, dans le premier quart du XVIIIe siècle a toutefois contribué à créer un répertoire de musique de danse propre à l’Irlande. O’Neill (1913) rapporte l’existence d’une douzaine de gentlemen pipers ou joueurs de cornemuse irlandaise de la classe aisée au XVIIIe siècle. Le plus connu est Walker Jackson (? -1798) auquel on attribue plus de 70 pièces (Breathnach 1975), dont six toujours populaires aujourd’hui. Edmund Keating Hyland (1780-1845), un joueur de cornemuse professionnel aveugle, aurait composé la pièce descriptive The Fox Chase, un classique du répertoire de la cornemuse irlandaise.
La seconde moitié du XVIIIe siècle voit le début de l’ère des maîtres à danser. En quelques décennies, ceux-ci se sont mis à pulluler en Irlande, particulièrement dans le sud et l’ouest. Allant d’un village à l’autre, ils jouaient du violon tout en enseignant la danse ou parfois ils engageaient violoneux et joueurs de cornemuse pour les aider dans leurs tâches. La seule pièce attribuée à un maître à danser est le set dance intitulé The Blackbird, un classique du répertoire, composé par un certain Keily de Limerick vers 1820. Pour le reste, l’origine des pièces utilisées est demeurée anonyme ou presque. L’appauvrissement progressif de l’Irlande tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, le manque de marché lucratif pour des recueils de musique traditionnelle auprès des classes aisées, et le développement d’une tradition davantage orale qu’écrite, tout cela a fait en sorte que les noms des compositeurs de la plupart des pièces du répertoire ont été oubliés. Les collecteurs qui ont publié au XIXe siècle comme Edward Bunting (1773-1843), George Petrie (1790-1866) et Patrick Weston Joyce (1827-1914) s’attachaient à démontrer le caractère ancien, particulier de la musique irlandaise. Tout comme dans les collections manuscrites réalisées par des amateurs, il est très rarement fait mention des compositeurs des airs collectés. Les quatre collections manuscrites de James Goodman (1829-1896), pasteur protestant et joueur de cornemuse, contiennent cependant plusieurs pièces attribuées à Tom Kennedy, un joueur de cornemuse de la région de Cork. Le collecteur Henry Hudson (1798-1889) a compilé et publié plusieurs pièces dont ses propres compositions qu’il faisait passer pour des airs traditionnels. Il a été démasqué par la suite. Ce fait, courant chez les collecteurs du XIXe siècle selon O’Brien-Moran (1999), nous donne peut-être une piste sur la quasi-absence de compositeurs identifiés à l’époque : l’intérêt d’une pièce tenait à son ancienneté plutôt qu’à sa nouveauté. Ces compositeurs accordaient peu d’importance à ce que leur nom soit connu en tant que compositeurs. Ils voulaient surtout que leurs pièces soient acceptées dans la tradition ou que le répertoire se trouve augmenté par la découverte supposée de pièces rares et anciennes, une tendance qui existe encore de nos jours dans certains cercles.
Pour Breathnach (1971), les gigues auraient surtout été composées par les violoneux et joueurs de cornemuses du XVIIIe siècle. Plusieurs reels ont été empruntés à la tradition écossaise, comme en témoigne les nombreuses versions irlandaises connues de reels écossais. Plusieurs de ces reels sont arrivés à Dublin sous forme de musique en feuille à partir de la fin du XVIIIe siècle. Le travail saisonnier sur des fermes écossaises ou tattyhoking a aussi contribué à l’acquisition de chansons et de musique de danse écossaise tout au long du XIXe siècle et même au XXe siècle. Pour ce qui est des hornpipes, une autre forme binaire apparue à la même époque, la source du répertoire se trouve plutôt du côté de l’Angleterre. À la toute fin du XIXe siècle, la création des Feis Ceol, aujourd’hui Fleadh Ceol, comportait un volet Newly composed pieces (concours de compositions nouvelles). C’est ainsi que le reel The Morning Thrush a été présenté par James Ennis (1885-1965) lors du feis ceol de Dublin en 1913. Cette tradition de concours de composition perdure aujourd’hui.
Un phénomène ayant grandement contribué à la diffusion, la survie et la création de pièces a été la forte immigration irlandaise vers l’Amérique tout au long des XVIIIe et XIXe siècles. C’est à cette source qu’ont puisé deux célèbres collecteurs irlando-américains. William Bradbury Ryan (1831-1910) a publié en 1883 une collection intitulée William Bradbury Ryan’s Mammoth Collection of more than 1050 Reels and Jigs, etc., mieux connu sous le titre 1000 fiddle tunes. La collection comprend du répertoire irlandais et du matériel extrait d’autres collections plus anciennes ou collecté auprès de musiciens de Nouvelle-Angleterre (Sky 1995). Fait exceptionnel, Ryan mentionne les noms de 33 compositeurs différents associés à des pièces. Francis O’Neill (1848-1936) a passé la majeure partie de sa vie à Chicago où il est devenu policier puis chef de police. Avec l’aide de son collègue James O’Neill (1863-1949) qui pouvait noter la musique, il est responsable de la publication en 1903 de la plus importante collection de musique traditionnelle irlandaise à ce jour et d’autres publications et d‘ouvrages très fouillés sur la tradition irlandaise (O’Neill 1913 et 1922). Malheureusement, même si O’Neill indique toujours sa source, il ne précise jamais le nom du compositeur. Nous savons pourtant grâce à un autre de ses ouvrages que plusieurs des musiciens qu’il consultait étaient aussi des compositeurs. Cette confusion fréquente entre la source d’une pièce et son compositeur tend à disparaître mais existe encore.
À partir de la deuxième moitié du XXe siècle, des compositeurs identifiables apparaissent non seulement en Irlande, mais aussi aux États-Unis car les liens sont devenus fréquents entre la diaspora irlandaise des grandes villes américaines et l’Irlande surtout rurale. De cette période, on peut retenir les noms de trois compositeurs particulièrement prolifiques dont les pièces sont encore populaires et dont il existe des collections publiées : l’accordéoniste irlandais Paddy O’Brien (1922-1991) ; le violoneux irlandais Sean Ryan (c1925-1985) et le violoneux irlando-américain Ed Reavy (1897- 1988). D’autres compositeurs de la même génération sont moins connus mais ils ont tout de même vu leurs compositions publiées : Martin Junior Crehan (1908-1998), Packie Manus Byrne (1917), Joe Liddy (1916- ), Terry « Cuz » Teahan (1905-1989). La liste des musiciens traditionnels qui s’adonnent de nos jours à la composition dans la tradition irlandaise est considérable. Voici une liste des plus connus et le titre d’une pièce qu’ils ont composé et qui est fréquemment jouée dans les sessions irlandaises ou enregistrée commercialement.
Vincent Broderick* (1920- ) - Crock of Gold (reel) – voir Smith (1990) ;
Liz Carroll (1956- ) – Wissahickon Drive (reel) ;
Tommy Coen (1913-1974) – Christmas Eve (reel) ;
Jackie Coleman (1928- ) – Jackie Coleman’s no. 1 (reel) ;
Finbar Dwyer (1939- ) - The Berehaven reel ;
Michael Dwyer (1940- ) - Crosses of Annagh (reel) ;
Richard Dwyer (1935- ) - Richard Dwyer’s no. 1 (reel) ;
Paddy Fahey (1926- )* - Paddy Fahey’s no. 1 (reel) – voir Holohan (1995) ;
Lucy Farr (1911-2003) – Lucy Farr’s polka ;
Michael Gorman (1901-1970) – The Mountain Road (reel) ;
Josephine Keegan* (1935- ) - The Curlew (reel) – voir Keegan (2002) ;
Eddie Kelly (1933- ) – The Meelick Team (gigue) ;
P.J. Kelly* (1926- ) – Father Kelly’s no. 1- voir Connaughton (2007) ;
Charlie Lennon* (1938- ) – The Road to Cashel (reel) – voir Lennon
(1993) ;
Frank McCallum (1910-1973) - The Home Ruler (hornpipe) ;
Billy McComiskey (1951- ) – The Controversial Reel ;
Josie McDermott (1925-1992) – Father O’Grady’s visit to Bocca (reel) ;
Brendan McGlinchey (1940- ) – Sweeney’s Buttermilk (reel) ;
James McMahon (1905-1978) - McMahon’s reel ou The Banshee ;
Paddy Moloney (1938- ) - Garret’s wedding (slip jig) ;
Martin Mulhaire (1937- ) – The Golden Keyboard (reel) ;
Charlie Mulvihill (1917-1975) – Charlie Mulvihill’s reel no. 1 ;
Connie O’Connell (1943- ) - Thorn Jacket (reel)
Tommy Peoples - Grainne’s Jig, Green Fields of Glentown (reel) ;
Larry Redican (1908-1975) – Larry Redican’s reel no. 1 ;
Brendan Tonra* (1935- ) –Tonra’s jig no. 1 – voir Tonra et Kisiel
(2000) ;
Martin Wynne (1916-1998) - Martin Wynne’s no. 1 (reel).
Combien d’autres encore composent ? Nul ne le sait. À part quelques exceptions, la tradition irlandaise ne retient qu’une seule ou quelques-unes des pièces de tous ces compositeurs contemporains.
La tradition québécoise
On sait que la danse était très populaire au Québec durant la première moitié du XVIIIe siècle, notamment en raison de l’apparition du phénomène des « veillées » (Séguin 1986). Un recueil manuscrit, datant d’environ 1767, intitulé Livre de contredances avec les figures et déposé aux archives du séminaire de Trois-Rivières, présente 61 mélodies de contredanses utilisées pour ces danses ; on y retrouve sensiblement les mêmes danses et le même répertoire de musique qu’en France à la même époque. Le menuet était également très populaire. À partir de la fin XVIIIe siècle, sous le début du régime anglais, une bonne partie de la classe aisée française qui tenait les bals dans les villes est retournée en France. Les veillées se sont tout de même poursuivies dans les campagnes et les bals, dans les villes, avec la désapprobation répétée de l’Église (jusqu’au XXe siècle !). Les nouveaux arrivants, dont plusieurs écossais, ont amené le dynamisme de leur musique de danse qui a tôt fait d’impressionner nos ancêtres. Rappelons que c’était l’âge d’or de la musique traditionnelle en Écosse et même en Angleterre. Bien vite, on joue des « casse-reel » (Scotch reels) et, plus tard, des « arlepapes » (Hornpipes). Comment le transfert culturel s’est fait, nul ne le sait avec précision. En effet, les premiers Anglais et Écossais étaient trop peu nombreux pour avoir pu imposer leurs goûts en musique et en danse. Quoiqu’il en soit, il existe quelques témoignages comme celui de De Gaspé qui confirment que l’on savait jouer et danser le reel à la fin du XVIIIe siècle tout le long du St-Laurent. Ceci n’a pas empêché nos ancêtres de garder des danses plus françaises. Ainsi, le menuet a survécu longtemps au Québec, après le milieu du XIXe siècle selon certains témoignages (Séguin 1986). Y-a-t-il eu des menuets composés au Québec ? Il n’y en a pas trace.
Tout comme en Europe, on trouve des maîtres à danser dans les villes québécoises à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Ils enseignent les danses à la mode : menuet, cotillon et quadrille. Les quelques sources manuscrites de répertoire de danse (p. ex. les manuscrits Frobisher et Bacquet) ne mentionnent pas de noms de compositeurs. En dehors de quelques pièces fétiches, comme le Monymusk, La Bistringue et quelques autres, toute la période de 1763 à la fin du XIXe siècle demeure un mystère pour ce qui est du répertoire des violoneux au Québec, encore plus pour ce qui est des compositeurs des pièces. L’influence des nombreux immigrants des îles britanniques et passants dans la vallée du St-Laurent, est indéniable, celle de la Nouvelle Angleterre aussi. Le violoneux est un personnage important non seulement dans l’imaginaire québécois mais aussi dans la réalité sociale du Québec au XIXe siècle. Quelle contradiction entre cette importance culturelle et le peu d’information disponible sur le répertoire des violoneux au XIXe siècle ! Le fait que l’Église catholique réprimait la danse au XIXe siècle pourrait expliquer le peu d’information et le manque d’intérêt pour la musique de danse, peut-être même chez nos premiers folkloristes. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la musique traditionnelle québécoise demeure donc avant tout une musique rurale, et une musique de tradition orale. Trudel (1977) résume bien le peu d’information que nous avons et, malgré tout, la certitude qu’il y a eu des compositions.
Revenons-en aux violoneux. Ils sont tous justement des créateurs. Combien d’airs ont-ils composés en l’honneur d’un tel ou à l’occasion de tel ou tel événement ? Il ne sera jamais possible de le savoir. Ces mélodies et ces rythmes se mêlent à ceux du répertoire que la tradition a gardés ».
Le début du XXe siècle voit de grands changements dans la société québécoise, notamment à cause de l’urbanisation. Ceci aura pour effet de créer un marché pour de nouvelles compositions dans l’idiome traditionnel, incitant des musiciens à se démarquer sur ce marché. Cependant, ils sont peu à réclamer la paternité des pièces enregistrées. L’époque se caractérise aussi par le développement d’événements nostalgiques et patriotiques tels que les Veillées du bon vieux temps organisées par le folkloriste Conrad Gauthier dès 1920. Cette nouvelle mode folklorique dans les villes est maintenant qualifiée de première époque revivaliste (Chartrand 1998). À partir de 1918, plusieurs violoneux et accordéonistes québécois ont enregistré des disques commerciaux (Labbé 1977). Bon nombre d’entre eux ont composé leurs propres pièces :
Joseph Allard (1873-1947), qui aurait composé une soixantaine de pièces dont plusieurs sont encore populaires (Cuillerier, 1992) ; _ Omer Dumas (1889-1980), violoneux et violoniste, qui notait et publiait ses compositions ; _ Willie Ringuette (1898-1969) qui a composé entre autres la Valse joyeuse et le reel La ronfleuse Gobeil ; _ Isidore Soucy (1899-1963), qui aurait composé de nombreuses pièces mais, tout comme pour Joseph Allard, il est difficile de démêler lesquelles sont nouvelles et lesquelles sont traditionnelles ; _ Jos Bouchard (1905-1979) qui adaptait des pièces existantes, écossaises ou même étrangères ; _ Alfred Montmarquette (1871-1944), qui a sans doute composé une grande partie des pièces qu’il a enregistrées.
Le nombre de violoneux, d’accordéonistes et « d’orchestres folkloriques » qui enregistrent à partir des années 1940 est encore plus considérable. Chez les grands noms du violon (Rosaire Girard, J.O. La Madeleine, Victor Morin, Gérard et Laurent Joyal, Adalbert “Ti-Blanc” Richard, Fernand Thibault, Edmond Pariseau, Jean Carignan) et de l’accordéon (les frères Pigeon, Gaston Dufresne, Théodore Duguay, Gérard Lajoie, René Alain), peu se sont affichés ouvertement comme compositeurs, même si presque tous ont sans doute introduit quelques pièces nouvelles dans le répertoire traditionnel. L’accordéoniste Adélard Thomassin s’est distingué par la composition du reel du Carnaval avec lequel il a remporté un concours organisé à l’occasion du carnaval de Québec de 1958. Des orchestres de musique traditionnelle paraissent à la radio et sur disque dès 1930. Des groupes tels que « Omer Dumas et ses Ménestrels », « Tommy Duchesne et ses Cavaliers », « La famille Soucy » et « Gérard Joyal et ses compagnons » font partie de ce nouveau type de formation. Cependant, nul n’aura un effet aussi marquant que l’orchestre du violoneux du Nouveau-Brunswick Don Messer. Don Messer et ses acolytes instituent une nouvelle approche dans la musique traditionnelle. Au côté de pièces traditionnelles bien arrangées, ils insèrent des pièces nouvelles, les enregistrent, les publient en cahier et apposent leur droit d’auteur. L’ensemble de Don Messer a eu un effet marqué sur la musique traditionnelle, non seulement dans le Canada anglais mais aussi au Québec, en raison de son émission de radio qui était diffusée dans tout le pays.
Commencée timidement dans les années 1960, la deuxième vague revivaliste a pris une ampleur nouvelle dans les années 1970, allant de pair avec la montée du mouvement souverainiste et mettant l’emphase sur la spécificité du Québec. Le nouveau marché créé par cette seconde vague a permis la résurgence de styles régionaux comme celui de Louis Pitou Boudreault (1905-1988) au Lac St-Jean, ainsi que la découverte de toute une série de violoneux et d’accordéonistes enregistrés sur l’étiquette Le Tamanoir. Cette vague a aussi permis l’appréciation de folkloristes et d’interprètes exceptionnels tels que Philippe Bruneau, compositeur au talent reconnu, et Jean Carignan (1916-1988), virtuose du violon, qui n’était cependant pas reconnu comme compositeur, même s’il aurait composé des pièces. La vague revivaliste des années 1970 a surtout permis la venue de plusieurs jeunes musiciens qui n’avaient pas nécessairement grandi dans la tradition. Combinant dans leur répertoire chansons traditionnelles, musique de danse et créations, les groupes « La Bottine Souriante » et « Le Rêve du Diable » font partie de cette mouvance. Des groupes comme « Éritage » et « Tradison » se destinaient plutôt à accompagner la danse traditionnelle, celle-ci connaissant aussi un renouveau. Parallèlement à toute cette mouvance, la tradition des concours de violon a pris de l’ampleur partout au Canada, y compris au Québec. Cela a engendré des maîtres qui sont d’actifs compositeurs, par exemple, Yvon Cuillerier. Dans les régions où la tradition n’a jamais été abandonnée, des figures nouvelles se sont fait connaître en tant que compositeurs. Ainsi, l’accordéoniste et fabriquant d’accordéon Marcel Messervier jouit d’une grande renommée à titre de compositeur ; plusieurs de ses pièces sont connues et jouées partout dans la province.
Dans les deux volumes de Canadian Fiddle Music d’Ed Whitcomb (2000 et 2001), on retrouve plusieurs violoneux-compositeurs québécois dont voici la liste : Yvon Cuillerier, Claude Jacob, André Brunet, Marie Déziel, Éric Favreau, Richard Forest, Guylaine Gagner, Francine Grenier, Henri Grimard, Jacques Larocque, Germain Leduc, Melika Lefebvre, Jean-Paul Loyer, Michel Mallette, Claude Méthé, Viateur Pagé, Conrad Pelletier, Donny Perreault, Jean-Denis Plante, Gaston Prévost, Simon Riopel, Léopold Théorêt et André Turcotte. La collection compilée par la violoneuse Laurie Hart (2001), afin de présenter la musique traditionnelle québécoise sur le marché américain, comporte plusieurs sections mettant en vedette des compositeurs, selon l’instrument qu’ils jouent. Elle comprend des compositions des violoneux Michel Bordeleau, Michel Faubert, Éric Favreau, Richard Forest, Daniel Lemieux, Lisa Ornstein, Martin Racine et Jean-Marie Verret ; des accordéonistes Philippe Bruneau, Guy Loyer, Danielle Martineau, Marcel Messervier, Raynald Ouellet, Lorenzo Picard et Adélard Thomassin ; et enfin de Jean-Paul Loyer (banjo), André Marchand (guitare), Jean-Claude Mirandette (banjo et violon) et Daniel Roy (flageolet). Cette collection constitue un portrait assez typique du répertoire de base actuel d’un grand nombre de musiciens traditionnels au Québec. À ces listes de compositeurs actuels, on peut ajouter quantité d’autres noms car, de plus en plus, tous et toutes semblent s’adonner à la composition.
Conclusion
On vu que plusieurs compositeurs d’airs de danse ont reçu l’appui de la bourgeoisie au cours du XVIIIe siècle en Écosse. Cet âge d’or a pris fin au XIXe siècle quand ce genre de musique a perdu sa popularité auprès des classes aisées qui l’ont rendu à ses sources populaires et plus anonymes. Le côté nostalgique et ancien était un aspect des collections du XIXe siècle qui favorisait le côté anonyme de la tradition. Au XXe siècle, on a assisté à la renaissance de la composition signée en Écosse, mais tout autant, sinon davantage, au Cap Breton, particulièrement à partir du milieu du siècle. En Irlande, les compositeurs de musique de danse sont restés pour ainsi dire anonymes depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’au XXe siècle, à quelques rares exceptions près, privés qu’ils étaient d’un soutien de la classe dirigeante et occupés à survivre. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que la composition signée est apparue dans la tradition irlandaise, timidement d’abord, ensuite en force à partir des années 1950, et ce, autant en Irlande que dans la diaspora irlandaise d’Amérique. Au Québec, on ne peut faire que des conjectures sur l’histoire de la composition de musique traditionnelle de danse avant le XXe siècle. Le répertoire des musiciens traditionnels s’est nourri de plusieurs influences, nommément celles des répertoires écossais, irlandais, américain et anglais, mais on ignore la source de la plupart des airs. Au XXe siècle, la production de nombreux disques de musique traditionnelle a donné à quelques générations de musiciens l’occasion de contribuer à la tradition en y ajoutant leurs compositions. Cette perspective historique démontre que les traditions écossaise, irlandaise et québécoise ont connu des époques intensives de création de répertoire, anonyme ou non. L’époque actuelle semble toutefois la plus prolifique.
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– Smith, Tony. 1990. Traditional Irish Flute Solos ; The Turoe Stone Collection by Vincent Broderick. Dublin : Walton’s Music. 40 pages.
– Tonra, Brendan et Helen Kisiel. 2000. A Musical Voyage with Brendan Tonra. Mac an Ri Publishing. 70 pages.
– Trudel, Jean. 1977. « La musique traditionnelle au Québec ». Revue Possibles 1977 : 165-197. Whitcomb, Ed. 2000. Canadian Fiddle Music,
Volume One. Pacific : Mel Bay Publications. 224 pages (première édition à compte d’auteur en 1990).
– 2001. Canadian Fiddle
* Jean Duval, de Montréal, est flutiste, et finissant
à la maîtrise en ethnomusicologie à l’Université de
Montréal.