Jocelyn Bérubé a rendu cet hommage au Père Lemieux lors du premier colloque du Regroupement du conte au Québec (RCQ), événement tenu les 26 et 27 novembre 2005 à Saint-Eustache. Il soulignait entre autres la nomination du Père Lemieux à titre de membre honoraire du RCQ.
Il m’est très agréable de vous entretenir ici d’un homme d’exception que j’ai eu le bonheur de rencontrer à quelques reprises, notamment lors du 2e Festival international du conte du Québec, en 1994, car Marc Laberge, directeur du festival, avait eu la bonne idée de choisir le père Germain Lemieux comme président d’honneur. Je le connaissais déjà de réputation pour avoir lu ses premières publications aux débuts des années 70. Ses livres étaient pour moi, conteur novice, des « trésors » pour employer un mot cher à un autre grand collecteur de tradition orale : le père Anselme Chiasson. À cette époque, les livres de contes « canadiens » accessibles dans les librairies étaient plutôt rares.
En octobre 1994, je fais donc la rencontre du père Lemieux. L’homme est bien charpenté malgré son âge ; il a un beau regard de la couleur du ciel clair réfléchi par le fleuve Saint-Laurent qui coulait en face de chez lui en Gaspésie où il est né et a grandi ; sa main est large comme celle d’un sculpteur sur bois ou d’un bûcheron ; il vous serre la pince juste assez et avec une grande courtoisie. Puis, à ma grande surprise, je me rends compte qu’il me connaît ; il m’avait vu et entendu conter Alexis le Trotteur, qu’il avait apprécié. J’en étais ému, car je n’avais jamais considéré Alexis comme un conte à proprement parlé, mais plutôt comme une sorte « d’épopette en rimettes » comme je m’amusais à situer cette histoire. De mon côté, je l’ai félicité pour ses publications et son apport immense à la conservation et à la diffusion de la littérature orale transcendant les particularités du pays pour rejoindre l’universalité du conte. Il m’a alors demandé mon adresse postale pour m’envoyer, m’a-t-il dit, des documents pertinents à mon travail. Environ un mois plus tard, je reçus par la poste une grande enveloppe contenant une pile de feuilles photocopiées, toutes portant sur des recherches ou collectes sur le personnage d’Alexis Lapointe, dit « le Trotteur ». Je lui ai envoyé une carte de remerciements avec mes souhaits les plus chers pour la continuation de son œuvre, car malgré son âge avancé - quatre-vingts ans bien sonnés - il continuait quoiqu’au ralenti, ses travaux de chercheur.
Pour cerner d’un peu plus près le personnage, je vais d’abord vous amener faire un tour dans son enfance. Germain Lemieux naît à Cap-Chat en Gaspésie, le 5 janvier 1914, dans une famille de 12 enfants. Il va à la « p’tite école » du village tout en aidant la famille aux nombreux travaux quotidiens. Très jeune, il prend goût à la musique et vers 7 ou 8 ans, il devient violoneux. Il chante dans la famille et répète à la maison les chants entendus à l’église. Dans ce temps-là, les villages de Gaspésie étaient comme des puits quasi inépuisables de tradition orale ; on a qu’à lire le beau livre de l’ethnologue Carmen Roy : Littérature orale en Gaspésie [1] pour en avoir une idée. Comme tous les enfants de son milieu, le jeune Germain assiste aux nombreuses veillées où l’on chante, danse, raconte des contes et des légendes, des faits d’histoire nourris par la tradition orale et enjolivés par l’inspiration du moment.
Comme il réussit à l’école au-dessus de la moyenne, il est repéré par le clergé comme un bon aspirant au cours classique. Au hockey, ceux qui dénichent les futurs talents potentiels pour la grande ligue, sont appelés « éclaireurs », mais dans ce cas-ci, c’étaient plutôt les « éclairés » du Séminaire de Gaspé ! Il y entre pensionnaire pour sept années d’affilées. Le jeune Germain a 14 ans. Tous ses étés d’adolescent se passent en forêt comme bûcheron pour aider la famille à survivre à la crise économique qui s’était affublée d’un froc de bonhomme Misère. Son cours classique terminé avec de « belles notes », il est « repêché » par le « gros club » : les Jésuites de Montréal ! Il y revisite son cours classique car dans cet ordre religieux, on y approfondit et privilégie une formation littéraire et philosophique solide.
En 1941, sa congrégation l’envoie à Sudbury dans le nord de l’Ontario où il est nommé professeur au Collège Sacré-Cœur. Ce sera un grand tournant dans sa vie. Il « révolutionne » à sa façon, si je peux dire, l’enseignement des institutions latines et grecques en se servant de contes traditionnels entendus dans son enfance comme base de cours en vue de traductions, de versions grecques ou latines, de points d’ancrage de civilisations et de matières à réflexion. Il a même recourt à la chanson traditionnelle, entre autre à la complainte, comme source de référence et de repère pour certains points de l’histoire de nos ancêtres issus du Moyen-Âge.
Cinq ans plus tard, en 1947, il a 33 ans, il décide de partir en collectage dans la région de Sudbury, son coin d’adoption. Ses premières collectes « timides » comme il disait, sont publiées dans la revue de la société historique locale. Le père Lemieux venait de poser un pied dans le sentier merveilleux de la tradition orale ; il y mettra le deuxième et n’enlèvera plus ses pas de cette route ; comme un Tit-Jean de conte, il commence une longue quête et il marchera le pays en sourcier de « trésors ».
Déjà un érudit en littérature et en philosophie, il se rend compte qu’il n’en sait pas encore assez car les chemins qu’il a foulés depuis maintenant plusieurs années, magnétophone à bobines en bandoulière, sont sans frontières ; l’érudit retourne aux études. Nous sommes au début des années 1950, le père Lemieux emprunte le « chemin des écoliers » qui mène à l’Université Laval à Québec, histoire d’y parfaire ses connaissances en littérature orale. Il y côtoie des spécialistes de la culture traditionnelle comme Luc Lacourcière, Marius Barbeau, Carmen Roy, Mgr Félix-Antoine Savard, l’ethno-musicologue Roger Matton et bien d’autres… Il revient de Québec en 1955 avec une maîtrise en histoire et, en 1961, fort d’un doctorat en ethnologie et en études canadiennes. Revenu à Sudbury, il repart en collectage, magnétophone sur l’épaule – pour ceux qui s’en souviennent, ces magnétophones pesaient une tonne, enfin… disons une tonne de conteur… – La route est longue comme le pays et sa soif n’est jamais assouvie ; il visite autant les Métis du Manitoba que des villages d’Acadie ; il retourne souvent dans ses terres natales de Gaspésie pour y recueillir chansons, légendes, contes, gigues de violoneux, techniques artisanales et y capter sur rubans les mémoires et les gestes encore alertes de tous ces artisans et artisanes, marins et forestiers qui ont son admiration.
Il continue en vie parallèle sa carrière de professeur à l’Université Laurentienne à Sudbury de 1961 à 1966, y enseignant l’histoire de l’Antiquité et celle de la civilisation canadienne. Il revient pour un temps à l’Université Laval comme titulaire de cours, pour retourner à nouveau à l’Université de Sudbury y reprendre ses recherches sur la culture matérielle, devenant ainsi, en 1975, premier professeur du département de Folklore. Il a entre-temps, fondé en 1972, puis dirigé le Centre franco-ontarien de folklore (CFOF) dont les bureaux étaient situées à l’Université de Sudbury. Tout ça bien sûr, après avoir lu quotidiennement un chapitre de son bréviaire et dit sa messe tous les matins !
En plus de l’enseignement régulier, de la direction du Centre, de ses recherches et de la préparation de ses manuscrits, il donna au fil des années un nombre incalculable de conférences et d’ateliers dans les milieux universitaires, tant en Alberta, au Manitoba qu’en Ontario pour mieux faire connaître les cultures francophones du pays.
Le père Lemieux et certains autres collecteurs importants comme le père Anselme Chiasson ou, avant eux, Marius Barbeau, furent fascinés par les cultures populaires du Moyen-Âge dont ils reconnaissaient, dans les premiers colons foulant le sol d’Amérique, les continuateurs d’un héritage collectif qu’il fallait conserver, encourager et développer : artisans, artisanes, sculpteurs sur bois, jongleurs (de mots), trouvères, troubadours, poètes, etc. étaient pour eux des porteurs de cultures et ils en retrouvaient la lignée dans leurs collectages.
L’amour que le père Lemieux portait à la langue française – dans tous ses terroirs – transcendait ses travaux. En guise de parenthèse, je pourrais ajouter que l’on retrouve ce même amour de la langue dans tous les livres de Félix-Antoine Savard dont le père Lemieux était un bon ami. Il faut lire le chapitre du « Vieux John » dans Le Barachois [2] pour être ému devant la beauté de la langue de ce poète et être projeté dans une veillée de contes dont l’auteur fut témoin dans un petit village de pêcheurs acadiens. Monseigneur Savard y accompagnait son ami, l’ethnologue Luc Lacourcière, dans ses collectages en Acadie. Mais revenons, pour conclure, au père Lemieux.
Parler de son travail de collecteur, c’est dénombrer plus de 3000 versions de chansons folkloriques, près de 650 versions de contes et de légendes dont les publications diffusées en librairie ne sont qu’une petite partie ; il fît même des collectes en France, en 1971.
Infatigable, il continua après sa retraite en 1984 à promouvoir le patrimoine franco-ontarien ; le Centre franco-ontarien de folklore (CFOF) [3] a grandi depuis et a fait des pas de géant même si la route est ardue. Le Centre continue son action, sauvegarde les acquis et sensibilise un public de plus en plus curieux des savoirs populaires anciens.
Si ce petit tableau d’un grand homme vous donne, conteurs et conteuses, la curiosité d’en savoir davantage sur lui, le goût de lire son œuvre et l’idée d’appuyer les actions du CFOF, alors les trois vœux qui ont inspiré ce texte seront exaucés.
Le père Lemieux est toujours vivant. Il demeure dans la maison de retraite des Jésuites dans le nord de Montréal ; il ne voyage plus qu’à l’intérieur de lui-même, il se repose bien malgré lui. Quand la grande porte du ciel s’ouvrira pour le faire entrer, elle ne sera pas encore assez haute : il devra se pencher un peu, avec cette humilité qu’il a toujours eue en entrant, avec respect, dans les modestes maisons d’habitants et de marins pour y sauver les « trésors » enfouis dans les mémoires. Tous ces gens-là l’attendent de l’autre côté de la porte, en cortège, pour lui faire la fête et le remercier de les avoir sauvés de l’oubli.
Notre « Tit-Jean » Lemieux aura alors fini sa quête.
Merci à Joanne Gervais du Centre franco-ontarien de folklore (CFOF) pour sa générosité et son amabilité, ainsi qu’à Léo-Paul Leduc, membre du Centre, pour les notes bibliographiques.
Publications du Père Germain Lemieux
Placide-Eustache, sources et parallèles du conte-type 938, Les presses de l’Université Laval, Québec, 1970, 215 pages.
Les Jongleurs du billochet, Les Éditions Bellarmin, Montréal, Maisonneuve et Larose, Paris, 1972, 134 pages.
Les Vieux m’ont conté, volumes 1 à 33, Les Éditions Bellarmin, Montréal 1973-1993. Les deux premiers tomes ont été réédités.
Chansonnier franco-ontarien 1 (1974) et 2 (1975), Centre franco-ontarien de folklore, Tome 1, 135 pages, Tome 2, 138 pages.
Contes de mon pays, Éditions Héritage, première édition 1976, deuxième édition 1980, 158 pages.
Les Vieux m’ont conté, Tome 1 et 2 (édition de poche), Les Éditions Bellarmin 1981 (tome 1 : 231 pages, tome 2 : 252 pages).
Le Four de glaise, Prise de parole, Sudbury 1982, 67 pages.
La Vie paysanne (1860-1900), Prise de parole, Sudbury, 1983.
Curriculum vitae du père Germain Lemieux s.j.
Études :
1928-1935 Études secondaires au Séminaire de Gaspé |
1935 : B.A. Université Laval - Entrée dans la Compagnie de Jésus |
1941 : Lic. Phil. Collegium Maximum Immaculatae Conceptionis |
1948 : Lic. Théol. Collegium Maximum Immaculatae Conceptionis |
1953-1955 : Étudie le folklore et l’histoire à l’Université Laval |
1956 : M.A. (histoire) |
1959-1961 : Étudie à Laval : folklore |
1961 : Doctorat (études canadiennes) |
Enseignement et recherche
1941-1944 : Professeur d’humanités au Collège Sacré-Coeur, Sudbury |
1949-1953 : Professeur d’humanités au Collège Sacré-Coeur, Sudbury |
1956-1957 : Professeur d’humanités au Collège Sacré-Coeur, Sudbury |
1957-1959 : Professeur d’histoire à l’Université de Sudbury |
1961-1965 : Professeur d’histoire à l’Université Laurentienne |
1965-1968 : Professeur de folklore à l’Université Laval |
1971 : Enquête d’un mois dans deux provinces de France surtout en Normandie et en Bretagne |
1972 : Conférencier invité à l’Université de Windsor, département de français en décembre |
1972 : Fondateur du Centre franco-ontarien de folklore |
1972 : Directeur du Centre franco-ontarien de folklore |
1975-1980 : Professeur de folklore à l’Université de Sudbury |
1981 : Se retire de l’enseignement pour se consacrer à la recherche et à la publication |
1991 : Professeur d’un cours de musique ancienne à l’Université de Sudbury |
Honneurs
1972 : Prix Champlain, Conseil de la vie française en Amérique |
1977 : Doctorat honorifique, York University |
1978 : Doctorat honorifique, Université d’Ottawa |
1979 : Médaille Luc Lacourcière, Centre d’étude sur la langue, les arts et les traditions (CÉLAT), Université Laval |
1983 : Prix du Nouvel-Ontario, La nuit sur l’étang |
1983 : The Carnochan Award, Ontario Historical Society |
1984 : Doctorat honorifique, Université Laurentienne |
1984 : Membre de l’Ordre du Canada, Gouverneur général |
1986 : Certificat : Officier de l’ordre des Palmes académiques, ministère de l’Éducation nationale de la République française |
1986 : Médaille Marius Barbeau, Association canadienne d’ethnologie et de folklore |
1988 : Membre permanent de distinction de l’Association canadienne pour les études en folklore. |
1991 : Officier de la Compagnie des Cent-associés francophones. |
1991 : Certificat de mérite Communicateur de l’année offert par Le Voyageur |
1992 : Prix patrimonial de la Ville de Sudbury. |
1992 : Ordre de l’Ontario |
1993 : Ordre des francophones d’Amérique, Conseil de la vie française en Amérique. |
1996 : Certificat : Commandeur de l’ordre des Palmes académiques, ministère de l’Éducation nationale de la République française |