Séjour chez les fées

Vol. 13, no. 3, Printemps 2012

par GODBOUT NICOLAS

Tout ce qui peut être imaginé est réel.

Pablo Picasso

Ernest Fradette au Petit Champlain, à Québec, le 7 décembre 1990. Photographie Léo Daniel Lambert

L’ethnologue est le témoin privilégié des manifestations culturelles qu’il observe au sein des groupes d’individus qui sont à la base des rouages sociétaux de sa société d’appartenance. Les faits de culture étudiés par ce chercheur ont un caractère dynamique et polymorphe, car leur forme et leur substance changent au gré des contextes sociaux et historiques dans lesquels ils sont sans cesse produits et reproduits, mais jamais à l’identique. En fait, ces pratiques culturelles sont de grands générateurs de représentations sociales, de mémoires collectives et d’identités culturelles ; elles sont donc au fondement de toutes les sociétés humaines passées et présentes. C’est la mission de l’ethnologue que celle de recueillir et de colliger des traces de ce système culturel complexe, que, toujours, il retrouve en pleine effervescence sur le terrain, d’où le caractère changeant et éphémère des manifestations culturelles. Ainsi, la culture serait à l’image d’un grand chaudron, dans lequel bouillonne une copieuse mixture comportant un certain nombre d’ingrédients qui en définissent l’odeur, la texture et la saveur, pour lui donner son unicité, son originalité et son authenticité.

Au Québec et ailleurs en Amérique française, si l’on tend volontiers de nos jours à reconnaître l’importance de la tradition qui s’est développée autour de l’expression orale du récit traditionnel, c’est non seulement grâce à la voix de ces innombrables porteurs de tradition qui ont su en assurer la pérennité à travers le temps et l’espace par leur pratique, mais aussi, au fait des efforts conjugués des folkloristes, ethnographes et ethnologues canadiens depuis le début du XXe siècle. Pensons seulement aux premières collectes de récits et de chansons réalisées par Marius Barbeau, entre 1914 et 1918, et à celles menées, à partir de 1942, par Félix-Antoine Savard et Luc Lacourcière dans la province de Québec ainsi qu’aux enquêtes de Germain Lemieux chez les Franco-ontariens et de Anselme Chiasson chez les Acadiens du Nouveau-Brunswick. Ces fonds et collections représentent un héritage culturel inestimable pour la grande francophonie nord-américaine, voire universelle.

Aujourd’hui, lorsque nous regardons dans la perspective historique que nous permet le recul de notre contemporanéité par rapport aux événements passés, nous constatons qu’il y a présence de deux traditions, l’une littéraire et scientifique et l’autre orale et populaire, qui ont évolué en concomitance se nourrissant mutuellement. Si les conteurs procuraient aux chercheurs le matériel leur permettant d’exercer l’étude ethnographique de notre société, les ethnologues ont contribué, pour leur part, à la valorisation et à la reconnaissance de ces savoirs populaires comme objets de culture – depuis quelques années, ils parlent volontiers de patrimoines culturels pour désigner ces pratiques, ces connaissances et ces savoir-faire traditionnels. C’est ainsi qu’il est maintenant possible de faire une lecture événementielle et interprétative de la relation qu’ont entretenue diverses générations de chercheurs avec les différents porteurs de tradition de la famille Fradette de Saint-Raphaël de Bellechasse pour en faire l’institution qu’elle représente aux yeux de nombreux contemporains.

Conteurs et chercheurs : une relation de réciprocité fondée sur le respect de la pratique et de la tradition

Durant l’automne 1953, Luc Lacourcière, l’instigateur des Archives de folklore de l’Université Laval (AFUL) et du programme d’études canadiennes en folklore, rendait visite à Cléophas Fradette et à sa femme Délina Roy, afin d’enregistrer les dernières performances du conteur bellechassois de 75 ans. Lors des six rencontres qui auront lieu au cours des mois de septembre, octobre et novembre entre le folkloriste et les membres de la famille rassemblés pour l’occasion, Lacourcière fera la collecte de 133 récits et chansons de tradition orale, un imposant répertoire dénombrant : des contes traditionnels, des contes facétieux, des contes d’animaux, des légendes traditionnelles de même que des récits lyriques (chansons narratives et complaintes) et autres chansons traditionnelles. Au sein de la famille Fradette, on avait élevé le conte populaire au niveau d’un art de la parole ; c’est principalement ce type de matériel ethnographique que les folkloristes de l’époque cherchaient à recueillir à travers leur grande entreprise de collecte. Cléophas Fradette succombera à un cancer de l’intestin le 9 décembre, soit près de trois semaines seulement après la dernière visite rendue par Lacourcière à la famille le 15 novembre. Dans ses dernières heures, le vieux conteur racontera récit après récit à son éminent auditeur, et ce, au bénéfice des AFUL et de la postérité. Il demandera à sa femme de poursuivre la narration de ses récits lorsque, indisposé par la maladie qui le tenaille, il n’est plus en mesure d’y parvenir lui-même.

Sensible et conscient de l’importance de la tradition orale sur laquelle il venait de mettre le doigt, le chercheur entretiendra tout au long de sa vie une relation privilégiée avec des membres de la famille Fradette, notamment avec Délina et Ernest qui succèderont à Cléophas comme principaux porteurs de la tradition familiale. Entre 1953 et 1978, au moment de prendre sa retraite comme professeur à l’Université Laval, Luc Lacourcière rendra visite à diverses reprises aux dépositaires de la tradition en vue d’effectuer de nouveaux enregistrements de récits précieusement gardés dans la seule mémoire des conteurs.

Parallèlement à ces activités de collecte, Lacourcière s’emploiera à réaliser la classification des chansons et des récits traditionnels qu’il aura recueillis auprès de conteurs et de chanteurs populaires disséminés un peu partout dans les milieux ruraux de l’Amérique française, car les folkloristes de l’époque croyaient indubitablement que les dernières manifestations de notre folklore canadien-français prenaient place dans les rases campagnes, dernier bastion culturel de la société traditionnelle devant le triomphe de la modernité, dont la ville et le mode de vie urbain incarnent le fer de lance. De même, il s’occupera de former par son enseignement universitaire une nouvelle génération d’ethnographes qui, à leur tour, pérenniseront son oeuvre en alimentant sans cesse les fonds et les collections d’archives de folklore d’ici et d’ailleurs.

De 1974 à 1979, deux étudiants à la maîtrise et au doctorat en ethnographie traditionnelle se lanceront sur les traces de Luc Lacourcière en menant une enquête auprès de porteurs de tradition, qu’avait rencontrés leur professeur au cours des décennies précédentes. La piste que suivront Vivian Labrie et Robert Bouthillier les mènera auprès d’Ernest Fradette et de sa soeur Maria. Ainsi, on a rétabli les ponts entre les deux traditions ; leurs héritiers respectifs produiront de nouvelles performances et du nouveau matériel ethnographique à analyser par les futures générations de chercheurs. Il y a donc présence d’une continuité sur les plans intergénérationnel et institutionnel entre la pratique ethnographique de l’ethnographe et la pratique narrative du conteur.

Si Vivian Labrie fait la soutenance de sa thèse de doctorat en présentant une étude intitulée « La tradition du conte populaire au Canada français : circonstances de la circulation et fonctionnement de la mémorisation » (1978), Robert Bouthillier, pour sa part, poursuit ses travaux de collecte, en 1979, en réalisant de nouveaux enregistrements avec le conteur Ernest Fradette alors âgé de 56 ans. À l’époque, le jeune chercheur occupe un poste d’enseignant à l’Université Laval, où il partage avec ses étudiants le fruit de ses réflexions et de ses recherches sur les traditions orales du conte populaire et de la chanson traditionnelle aux côtés de professeurs tels Jean Du Berger, Conrad Laforte et Elli Kaija Köngäs-Maranda. Tous ces chercheurs appartenant à la tradition lavalloise se sont intéressés à l’étude de la littérature orale (essentiellement au conte et à la légende traditionnels) et à celle de la chanson de tradition orale.

En marge des travaux de réflexion qui ont porté sur le champ de l’oralité, se développe, au cours des années 1970, notamment aux suites des travaux de Jean-Claude Dupont sur les arts de la forge et la pratique du forgeron, toute une nouvelle perspective d’étude des pratiques culturelles avec l’approche contextuelle. Tranquillement, le champ d’intérêt des recherches en ethnologie passe de l’étude de la littérature orale à celle de la culture matérielle. Dorénavant, les jeunes ethnologues fréquentant l’Université Laval s’intéresseront davantage à la performance de l’artisan et au contexte de production de l’objet matériel qu’à la collecte et à l’analyse comparative des genres narratifs du récit traditionnel. Cette période marque un important tournant dans la réflexion et la conception de la discipline. C’est une véritable redéfinition des objets d’étude et des approches théoriques et pratiques qui s’amorce dans ce contexte de changements. À l’avenir, les ethnologues s’intéresseront autant, sinon plus, au contexte de production marqué par l’action sociale de l’événement, dont émanent le discours populaire et la pratique langagière, qu’à la structure narrative du récit.

Loin de tomber dans l’oubli en raison de cet apparent désintérêt de la part des chercheurs, la pratique narrative du récit de tradition orale telle qu’on la retrouve chez la famille Fradette devient un objet de fascination à saveur d’authenticité pour nombre de jeunes ethnographes qui cherchent à trouver leurs racines par la découverte ou la redécouverte de traditions et de savoir-faire ancestraux. Cette période de nationalisme politique, social et culturel, qui marque le Québec des années 1970 en est une d’affirmation, de proclamation et de revendication sur le plan identitaire. Dans ce contexte favorable à l’expression de l’identité culturelle des Québécois et des Québécoises, certains universitaires voient en la personne du porteur de tradition une figure emblématique caractéristique d’une société traditionnelle qui, bien que révolue, persiste malgré tout à survivre à travers la pratique de ces hommes et de ces femmes qui ont su développer une compétence pour ces formes de savoirs traditionnels. C’est notamment à cette époque qu’émergent de jeunes formations musicales, comme le Rêve du Diable et la Bottine souriante, qui évoluent sur scène en interprétant des airs et des paroles directement issus du grand répertoire de la musique et de la chanson traditionnelles. Au même moment, on voit poindre à l’horizon une nouvelle vague de jeunes conteurs, en la personne d’individus comme Jocelyn Bérubé et de Alain Lamontagne, qui, pour la première fois, prennent d’assaut la scène et brûlent les planches dans une formule de spectacle de variétés. C’est un véritable renouveau qui se manifeste alors dans le champ des pratiques culturelles liées à l’oralité. Il est à noter que depuis le début des années 1990, le phénomène du « renouveau du conte » a pris de plus de plus d’importance au sein notre société, allant sans cesse en s’accélérant avec les nombreux festivals et autres événements culturels autour du conte qui gagnent chaque année en importance, les maisons d’édition et de production, la constitution d’associations de conteurs et les projets de formation et de recherche subventionnés.

Si les années 1970 sont marquées par les passions populaires qui émanent d’un fort nationalisme autour de la question de l’identité québécoise et par la réalisation de nombreux projets de recherche et d’études ethnologiques dans le champ de la culture matérielle, la décennie suivante est sans conteste celle voyant se mettre en place les grands inventaires des biens culturels. Ces projets nationaux visaient essentiellement à répertorier et à classifier les artefacts à forte teneur symbolique et identitaire, des objets figurés témoignant de toute la richesse de notre histoire sociale et de nos modes de vie traditionnels : le patrimoine religieux, l’habitation canadienne-française, les outils liés aux arts et métiers traditionnels, les costumes, les intérieurs domestiques, etc. La littérature orale n’est dorénavant plus le seul fait d’armes des ethnologues ni même leur principale sujet de préoccupation. Les subventions gouvernementales fusent de toute part pour encourager les entreprises de recherche visant à l’identification et à la préservation de ce qui constituera les bases du patrimoine matériel tel que nous tendons à le reconnaître et le définir depuis les dernières années, c’est-à-dire les monuments historiques, les biens historiques et archéologiques, les oeuvres d’art, les sites historiques et archéologiques, les arrondissements historiques, les sites du patrimoine et les arrondissements naturels [1].

Ernest Fradette et Michel Faubert à Saint-Raphaël le 1 avril 1993. Photographie Jacques Leduc. Source CVPV

En 1983 Lucille Guilbert obtient un poste de professeur en arts et traditions populaires à l’Université Laval. C’est au cours de ses premières années de recherche et d’enseignement, qu’elle entre en contact avec Maria et Ernest Fradette. Par la suite, elle invitera le conteur bellechassois à livrer une performance en présence de ses étudiants et de ses étudiantes dans le cadre de rencontres organisées à des fins pédagogiques. C’est d’ailleurs, en juin 1988, que Lucille Guilbert présenta Michel Faubert, qui faisait alors la collecte de chansons et de récits de tradition orale, à Ernest.

De cette heureuse rencontre émergera une grande complicité entre les deux hommes qui les mènera à se produire tous deux sur scène devant le grand public québécois. À propos d’Ernest Fradette, Faubert écrira, en 2007, soit près d’un an et demi après le décès du conteur survenu en novembre 2005 :

« J’ai eu le bonheur de rencontrer en lui quelqu’un de raisonnablement bien articulé, qui connaissait la valeur de son savoir, qui avait le désir de cet art, que ces contes, qu’il avait reçus de son père et de sa mère, puissent être transcendés, transformés, diffusés. Ernest Fradette était un homme ouvert ; même le cinéma d’animation l’intéressait ! S’il en avait eu les moyens, cet homme là aurait fait toute sorte de choses. La scène, par exemple, le stimulait beaucoup et la première fois qu’il s’y est retrouvé, il était comme chez lui. [2] »

Entre 1993 et 1995, différents groupes et associations de chercheurs, principalement des ethnologues, s’intéresseront à la pratique narrative du conte dans la famille Fradette et à l’homme qui en constitue le principal porteur de tradition. Ainsi, Léo Plamondon et Normand Legault, deux ethnologues associés au Centre de valorisation du patrimoine vivant (CVPV), produiront un ethnodocumentaire sur la pratique du conteur de Saint-Raphaël de Bellechasse [3]. En parallèle à cette entreprise ethnographique, le Ministère de la Culture et des Communications du Gouvernement du Québec, par l’entremise des travaux de recherche menés à bien par Sophie-Laurence Lamontagne, présentera Ernest Fradette en couverture d’un important ouvrage de référence sur le patrimoine immatériel publié en 1994 [4].

Aujourd’hui, Ernest Fradette est sans doute l’une des figures emblématiques les plus marquantes de la tradition orale du conte dans notre société. Comme je le soulignais dans une étude faisant état de la pratique narrative du conte au Québec en 2011, Ernest Fradette est la représentation culturelle par excellence du conteur traditionnel. Souvent considéré par nombre de nos contemporains comme l’un des derniers grands porteurs de tradition à avoir développé une véritable compétence pour cet art de la parole conteuse en contexte traditionnel, il est aujourd’hui perçu comme une icône dans nos modes de représentation culturelle de la pratique [5].

Le 6 novembre 2005, la communauté villageoise de Saint-Raphaël apprenait la mort de son réputé conteur, décédé à l’âge de 82 ans. C’est à l’occasion d’un dernier hommage posthume qui eut lieu à l’été 2006, que parents et amis se rassemblèrent avec d’autres membres de la communauté régionale dans la salle paroissiale de Saint-Raphaël afin de célébrer une dernière fois la mémoire d’Ernest Fradette. Pour l’occasion, les organisateurs de l’événement, soit l’association des artistes et des artisans de Bellechasse, invitent Michel Faubert à livrer un témoignage émouvant à l’adresse de celui qui fut, pour lui, à la fois un ami, un mentor et un complice de scène : un homme avec qui il avait partagé, plusieurs années durant, une passion débordante pour la tradition orale du conte populaire. C’est aussi lors de cet événement commémoratif que l’on a prié les enfants du défunt conteur à monter, pour une première fois, sur la scène afin de narrer à l’auditoire rassemblé ce jour-là certains des récits les plus célèbres de leur père.

Ce rassemblement public marque un autre moment fort important dans le mode de passation intergénérationnelle de la pratique au sein de la tradition de la famille Fradette. Des deux enfants d’Ernest qui se produiront sur scène cette journée-là, sera mise à l’avant-scène une nouvelle figure qui sera, dès lors, reconnue par la communauté comme un porteur de la tradition familiale. De la même façon, dont Ernest entreprit sa « vocation » de conteur aux suites des événements marquant le décès de Cléophas en 1953, Jean succèdera à son père dans un esprit de continuité et de sauvegarde d’un patrimoine familial. Ainsi, se perpétue encore aujourd’hui la pratique du conte dans la communauté régionale de Bellechasse, car, depuis cet événement de l’été 2006, Jean fut sollicité à diverses reprises pour raconter les fabuleuses histoires appartenant au répertoire de sa famille depuis tant d’années – chose, par ailleurs, qu’il fait à merveille ! Ainsi en va-t-il des rouages de la tradition qui, continuellement, tend à se reproduire dans le cadre de la réélaboration [6] d’une pratique véhiculée à travers les époques et les sociétés.

Aujourd’hui, lorsque l’on considère l’importance de la collecte qui a été effectuée par les folkloristes et les ethnologues auprès de porteurs de tradition de la famille Fradette depuis près de 60 ans, il est facile de constater que nous sommes en présence d’un important témoignage de notre patrimoine culturel. En travaillant sur les traces qui sont conservées dans les fonds et les collections des Archives de folklore et d’ethnologie de l’Université Laval, j’ai pu dénombrer une soixantaine de récits traditionnels, essentiellement des contes et des légendes, ce qui représente près de dix heures en continu d’enregistrement audio si nous nous prêtons à l’exercice d’écoute de tous ces récits mis bout à bout. C’est tout de même remarquable d’être en mesure de se remémorer un aussi vaste répertoire de récits, sans autre support que la seule mémoire des individus qui les ont partagés et transmis tout au long de leur existence.

L’étude du récit traditionnel en contexte contemporain : quelques pistes de réflexion

Le conteur, comme nombre d’individus dans nos sociétés, a la tête farcie d’histoires : des histoires parfois drôles et amusantes qui nous font rire aux larmes, d’autres fois effroyables et terrifiantes, allant jusqu’à nous glacer le sang et nous donner la chair de poule ; encore, elles peuvent revêtir un caractère historique, lyrique, merveilleux ou fantastique, voire anecdotique (rumeur et légende urbaine). Mais, dans son cas, je dirais que le conteur ressent peut-être plus fortement le besoin de les mettre en forme sur un plan esthétique et d’exprimer ces récits extraordinaires en les communiquant à autrui, souvent des proches. Le conte est une quête de sens. Il est fondamentalement empreint de symbolisme. Derrière le récit narré par le conteur se trouve un reflet de ce que nous sommes en tant que société : un ensemble de normes, de règles et de valeurs, tout un système de représentations culturelles complexe que l’on ne perçoit pas toujours consciemment tant nous sommes immergés dans notre mode de vie sociale. Pour nombre de conteurs et d’auditeurs, le conte est un voyage dans l’imaginaire. Il permet l’évasion et l’inversion des rôles, alors que le modeste héros de ces récits traditionnels, comme le malin petit tailleur, le plus jeune des trois fils du meunier, l’orphelin esseulé ou le garçon du pauvre paysan, même le fin voleur, le sot et le fainéant, gagne, au final, la main de la princesse qui, toujours, est belle comme le jour, remportant ainsi sur les autres prétendants qui sont de haute naissance et de nobles origines. Ainsi en va-t-il de la justice sociale dans les contes traditionnels.

Le conteur est l’héritier d’une tradition orale vieille comme le monde. Il est un acteur social qui participe pleinement, dans le cadre de sa pratique, à la construction identitaire et à la création des représentations culturelles du groupe auquel il appartient. Le récit traditionnel est donc un art vivant de la parole qui, à l’image d’un rite, rappelle à l’individu son appartenance à une collectivité donnée, car c’est autour de la parole conteuse que se rassemble un auditoire venu non seulement pour entendre, mais pour écouter, ne serait-ce que l’instant de l’événement, la narration de récits qui transcendent littéralement les individus, les âges et les sociétés. Si, personnellement, je conçois aujourd’hui le récit traditionnel comme un art de la parole, une pratique langagière singulière, qui, à l’image du rite, concrétise les liens qui unissent les individus d’un groupe d’appartenance (une collectivité, une société), par une réélaboration constante de sa forme et de sa substance prenant racine dans l’action même de la narration du conteur, je me représente aussi la somme de toutes les traces de performances, actuelles et passées, qui sont rattachées à cette pratique culturelle comme constituant une seule et grande tradition orale. Cette oralité est un élément caractéristique fondamental de notre identité et de nos représentations culturelles. Comme je le mentionnais plus tôt, elle est à l’origine de toute société humaine, grande ou petite. C’est notre mémoire actuelle du passé qui cimente la cathédrale de nos institutions sociales et culturelles pour en faire ce qu’elles représentent à nos yeux, mais aussi, ce qu’elles incarnent au regard que porte sur nous l’Autre, tel un reflet dans un miroir dans lequel on se mire. L’histoire que je vous ai racontée − car c’est bel et bien d’une histoire, dont il est ici question ! − est celle d’une tradition orale de conteurs qui s’est perpétuée à travers le temps et l’espace, une tradition, dont la passation de sa pratique s’est effectuée par le geste et la parole, et ce, au gré des jours qui façonnent l’univers social. Le récit traditionnel est en quelque sorte une recette qui s’est transmise de génération en génération au sein de la famille Fradette de Saint-Raphaël de Bellechasse. Les ethnologues ayant été conviés si généreusement à s’asseoir à leur table, le temps de partager un repas, ont eu le privilège de goûter et de savourer cette recette familiale aux arômes capiteux d’unicité, d’originalité et d’authenticité.

Pour ma part, j’ai eu la chance, dès ma plus tendre enfance, de baigner dans ce folklore local riche en culture et en histoires fabuleuses. Ces contes et ces légendes qui en composent le répertoire sont aujourd’hui parmi les plus beaux trésors de notre patrimoine culturel, des trésors n’ayant rien à envier à ceux des richissimes rois des contes merveilleux qui m’ont été racontés jadis par Ernest. Aujourd’hui encore, je continue à écouter ces récits qui me sont maintenant racontés par Jean. Chaque fois, immanquablement, leur narration me fascine et me transporte.

Si un jour le folkloriste monta en voiture pour se rendre dans les campagnes pour y entendre une parole populaire tout droit sortie de la bouche du maître conteur, parvenu à cette étape de son expédition, il n’était, en fait, arrivé qu’au point de départ de son véritable voyage. Comme le mentionnait Luc Lacourcière, « Il suffit de peu de choses aux contes pour transporter les hommes au pays de l’enchantement. “Il était une fois…” ou, selon la formule canadienne : “Il faut bien vous dire… Il est bon de vous dire qu’il était une fois…” » [7]. Puisse-il venir le jour, où nos héritiers entendront cette parole conteuse afin que ces hommes et ces femmes de demain aient, à leur tour, la chance de faire le voyage dans ce pays de l’enchantement, qu’évoque de façon si poétique le père fondateur des Archives de folklore de l’Université Laval.

Notes

[1Un regard neuf sur le patrimoine culturel. Document de réflexion, Québec, Gouvernement du Québec, 2007, p. 39.

[2Michel Faubert, « L’âme qui sortait par la bouche du conteur… », dans L’art du conte en dix leçons, Montréal, Planète rebelle, 2007, Coll. « Collectif Littorale », p. 91.

[3Léo Plamondon et Normand Legault, Ernest Fradette, conteur, [Trois-Rivières], CVPV, 1995.

[4Sophie-Laurence Lamontagne, Le patrimoine immatériel : méthodologie d’inventaire pour les savoirs, les savoir-faire et les porteurs de traditions, Québec, Gouvernement du Québec, Ministère de la Culture et des Communications, 1994, 132 p., Coll. « Patrimoines [Québec] ; Dossier 88 ».

[5Nicolas Godbout, Un regard sur la pratique narrative du conte au Québec. Rapport d’enquête, Québec, Gouvernement du Québec, 2011, p. 20-21.

[6J’emprunte volontiers le terme de « réélaboration » à Jean Du Berger, notamment présenté dans ses ouvrages Contes et légendes de l’Amérique française. Guide pédagogique, [Québec], s.n., 1996 et Grille des pratiques culturelles, Québec, Septentrion, 1997, 250 p., coll. « Ethnologie de l’Amérique française ».

[7Luc Lacourcière, Le folklore, patrimoine traditionnel, Boston, Société historique franco-américaine, 1951, p. 8-9.



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