Violon baroque et musique traditionnelle

Essai sur la réminiscence du jeu baroque en musique traditionnelle, Vol. 11, no. 1, Hiver 2008

par ROULEAU Rémi

Pour le musicien d’académie, le jeu du violoniste traditionnel apparaît comme archaïque et aux antipodes des techniques du jeu moderne. Cet anachronisme témoigne pourtant d’une époque lointaine où ce jeu a priori rudimentaire était la norme. S’il nous était permis de remonter le temps pour assister à une session musicale au milieu du XVIIe siècle, peut-être reconnaîtrions-nous chez ces violonistes les habitudes de ceux qui gratifient aujourd’hui nos pubs de reels et de gigues endiablées. Il est frappant de constater la réminiscence des caractéristiques du jeu renaissant et baroque grâce à la spontanéité et la liberté de la musique traditionnelle. Si d’aucuns étaient plus familiers avec les anciennes pratiques musicales, peut-être que les railleries désobligeantes envers les violoneux passionnés se feraient moins sévères… Mais lorsqu’il s’agit d’expliquer les particularités du violon baroque, on se rend vite compte du volume limité de renseignements dont nous disposons et des nombreux points qu’il nous reste à éclaircir concernant la fonction de l’instrument à cette époque. Il est encore plus étonnant de constater que bon nombre de généralisations concernant le violon baroque s’avèrent discutables après vérification. Voici un essai détaillé, mais non exhaustif, sur le violon baroque qui permet de deviner quels rapprochements sont permis entre le jeu baroque et le jeu en musique traditionnelle.

La différence majeure entre le violon baroque et le violon moderne est bien entendu la nature des cordes employées. Les cordes musicales utilisées dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles étaient faites de boyaux que l’on préparait à partir des intestins de moutons. Cette corde de matière organique possédait des qualités mécaniques et acoustiques bien différentes de celles de métal ou de nylon utilisées aujourd’hui par les manufacturiers de cordes. Les conséquences de l’utilisation de ce matériau sur le comportement acoustique du violon ont souvent été mal interprétées. D’emblée on évoque avec nostalgie le timbre riche, intime et léger de la corde baroque. Qu’en est-il réellement ?

Le premier préjugé quasi unanime concerne la tension des cordes baroques. Ainsi, lorsqu’on laisse entendre que les cordes de boyau imprimaient moins de tension à la table, on réfère essentiellement à la manière de l’employer. Rien n’indique dans la documentation que les cordes étaient systématiquement moins tendues que nos cordes modernes. À titre d’exemple, la tension totale donnée pour un jeu de corde Dominantes du fabricant Thomastik (jeu largement répandu chez les musiciens actuels de tous niveaux) est de 22 kilogrammes-force, alors que le théoricien François-Joseph Fétis avançait une valeur de 30 kilogrammes-force pour un jeu de cordes à l’époque de Tartini.

La raison pour laquelle une corde de boyau fonctionnerait avec une tension radicalement différente tient à la longueur de corde préconisée à l’époque. Étant généralement plus courte, l’accord de l’instrument nécessitait alors moins de tension. Mais toute généralisation s’arrête ici. Les diapasons (longueurs de corde vibrante) et les accords (la 440 Hz aujourd’hui adopté par convention) n’étaient pas standardisés et s’accolaient aux préférences et aux habitudes des communautés de musiciens, de facteurs de cordes et d’instruments. La réelle distinction concernant la tension tient à sa répartition sur les différentes cordes de l’instrument. Alors que les quatre cordes du jeu baroque possédaient des tensions très semblables, une tendance à distribuer de plus en plus de tension vers les aiguës s’installe progressivement au cours des périodes classiques et romantiques. Cette évolution dans la facture des cordes harmoniques s’effectue parallèlement au développement des nouvelles formes d’expression musicales. Les salles de plus en plus grandes demandent un volume sonore accru, ce que rend possible une corde de forte tension, en autant que l’instrument soit en mesure d’y résister !

En ce qui concerne le timbre de la corde de boyau, il semble offrir une esthétique exaltante pour le jeu traditionnel. Si le boyau possède une élasticité inférieure à celle de l’acier, sa différence fondamentale réside en sa faible masse linéique (masse par unité de longueur de corde). Ces deux caractéristiques conditionnent de façon très étroite le comportement acoustique de la corde. Sa légèreté produit une attaque franche offrant peu d’inertie. Son jeu très nerveux, articulé et demandant très peu d’effort favorise une ornementation abondante et délicate. Cette vivacité et cette prédisposition à l’ornementation ne sont définitivement pas étrangères au jeu traditionnel. La structure de la caisse, qui est demeurée essentiellement inchangée jusqu’à nos jours, était parfaitement adaptée à ce type de sollicitation. La barre d’harmonie, réglet d’épinette collé à l’intérieur de la table agissant comme ressort du côté des cordes graves, était de dimension inférieure aux barres installées aux XIXe et XXe siècles. Les tables étaient d’ailleurs communément plus minces que ce qu’autorise la pratique moderne. La corde de boyau nu, plus fragile, impose toutefois ses limitations : la chanterelle se rompt à des tensions inférieures[Ce qui oblige à réduire la longueur de la corde afin de conserver une note d’accord suffisamment élevée.] comparativement à la corde d’acier et, bien que sa faible masse linéique soit propice à l’obtention d’un timbre riche en tessiture moyenne à élevée, l’émission des notes graves est problématique. Ce défaut demeure bénin tant que l’on dispose du secours des voix de l’alto et du violoncelle pour pallier ce manque. Plus tard, lorsque le jeu virtuose se développe, l’instrument contraint alors sérieusement les possibilités musicales ; il faut envisager un changement. Ainsi, pour les cordes basses, on torsade très fortement le trait de boyau pour en augmenter le diamètre tout en évitant d’accentuer sa rigidité. Mais le matériau ne peut se travestir davantage. L’efficacité des cordes graves demeura longtemps mitigée. Les compositeurs sont conscients du problème et dans le cas du violon on évite même de jouer sur la corde de Sol. Il faut attendre la seconde moitié du XVIIe siècle pour qu’enfin apparaissent une solution technique : les cordes filées. En enroulant un délicat fil de métal sur une corde de boyau, on augmente sa masse et les graves deviennent plus faciles d’émission. Tout le registre de l’instrument devient potentiellement utilisable. Malgré cette innovation, l’introduction est lente et il faut un siècle avant que leur utilisation soit courante, les musiciens étant réfractaires au changement, surtout lorsqu’il implique un coût d’achat plus élevé[Faut-il interpréter le célèbre « air sur la corde de sol » de Jean-Sébastien Bach (second mouvement de la Suite pour orchestre No 3 en Ré majeur BWV 1068) comme une tentative de valorisation de la corde filée ?]…

Trois types de chevalets (de gauche à droite) : le moderne, le baroque usuel, le Toscan de Stradivari.

Le second point sur lequel notre attention se porte est le manche. Il s’agit probablement du point le plus critique pour la fonctionnalité d’un violon. La relation qu’établit le luthier entre le manche, la corde et la caisse détermine à la fois le rendement sonore et la maniabilité de l’instrument. Ce rapport est aujourd’hui fixé selon des normes précises connues par tout luthier sérieux. En comparaison avec le manche de violon moderne, le manche baroque semble trapu[Sa longueur variait entre 120 mm et 125 mm selon les fabricants, ce qui n’empêche pas de rencontrer des manches originaux répondant parfaitement aux critères modernes (130 mm chez Jacob Stainer). ]. S’il est ordinairement plus court, plus épais et plus large, c’est probablement pour répondre aux exigences du jeu baroque, lesquelles ne furent tout d’abord que le perfectionnement des rudimentaires articulations des vielles de la Renaissance. L’instrument étant dépourvu de mentonnière et d’épaulière, le musicien le portait appuyé sur son bras ou contre sa poitrine[Il est aujourd’hui intéressant de retrouver ce type de tenue chez certains violonistes traditionnels qui n’utilisent pas d’épaulière et très peu leur mentonnière.]. Le manche devait occuper suffisamment de place dans la main du musicien pour assurer une prise ferme sur l’instrument. Le mode de fixation du manche à la caisse se complétant à l’aide de clous. Le luthier devait aussi ménager suffisamment de matériau au pied du manche pour ne pas risquer de dénuder leurs pointes. On comprend que l’exécutant était en quelque sorte encombré par la tenue de l’instrument. Le démanché et le jeu dans le suraigu n’existait virtuellement pas. Le répertoire courant exigeant seulement l’atteinte du Do sur la chanterelle rendait toutefois le manche convenablement adapté au rôle qu’on lui réservait. Cette technique de jeu apparemment inconcevable pour le musicien contemporain, tenue et étendue confondues, est toutefois très appropriée à l’utilisation de la corde de boyau. Capricieuses dans l’aigu, octaviant différemment sur les graves comparativement à la chanterelle, le musicien contrôle plus efficacement son intonation lorsqu’il se limite au jeu sur la partie du manche dégagée de la caisse. La tentation d’explorer le jeu en démanché est donc relativement faible. On ne peut s’empêcher de constater que les pratiques courantes du jeu traditionnel se transposent parfaitement sur ce modèle baroque. L’héritage de la musique traditionnelle semble transcender le répertoire, puisque la manière de le jouer est toute aussi porteuse de tradition. Le musicien contemporain curieux souhaitant renouer avec le jeu baroque authentique tirerait davantage de leçon des ménétriers de pub que de poussiéreux grimoires ! Plus tard, lorsque la technologie des cordes se perfectionne et règle les problèmes d’octaviation, le musicien perfectionne son art. Il cherche une prise plus légère sur l’instrument en le coinçant sous son menton. Sa main gauche ainsi dégagée se délie et autorise l’approfondissement du registre supérieur de l’instrument. Docile, le luthier adaptera la forme du manche à la nouvelle demande.

Un autre aspect du manche qui mérite examen attentif est le renversement. On entend par renversement l’inclinaison du manche vers l’arrière nécessaire à l’obtention d’une bonne hauteur de chevalet. Le manche baroque est moins renversé que le manche moderne. Il est en réalité rarement renversé [S’il l’est ce n’est que de 2 degrés.] et poursuit la ligne du bord de table, ce qui le place parfaitement dans l’axe de la caisse. C’est la touche qui, façonnée en forme de coin, donne l’élévation nécessaire à l’obtention d’une bonne hauteur de chevalet. En moyenne, cette hauteur avoisine les 25 à 26,5 mm, alors qu’une élévation de 26,5 à 27 est préconisée dans la pratique moderne. La différence de renversement entre le violon baroque et le violon moderne n’est donc importante que pour ses valeurs extrêmes [Ce qui légitime la simple interversion des chevalets modernes et baroques des violonistes néo-baroquisants souhaitant retrouver un jeu sur cordes de boyau plus authentique sans avoir à racheter un nouvel instrument.]. Entre la fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle, la forme moderne du manche de violon s’est donc développée pour respecter assez fidèlement la géométrie initiale fixée par les meilleurs luthiers baroques. Son inclinaison apparemment plus forte ne relève donc que du domaine de la perception. Le nouveau type d’assemblage en tenon et mortaise (communément appelé enclavement), étant plus solide, permet au manche de s’amincir puisque l’utilisation de clous devient dispensable. Le renversement étant désormais produit lors de l’enclavement du manche dans la caisse, la touche d’ébène peut être plus fine. Combiné à une longueur plus importante du manche, l’impression d’inclinaison semble accrue. Le violon possède alors toutes les qualités qu’on lui connaît et devient unanimement adopté dans le monde des musiciens d’avant-garde. On peut cependant se demander si cette amélioration est salutaire pour le répertoire traditionnel. Bien qu’il soit à présent adopté de façon unanime, on reconnaît aujourd’hui qu’il ne permet de feindre que maladroitement les subtilités des jeux anciens.

La touche baroque devait s’adapter aux proportions du manche. À l’origine plus large au sillet [25 à 27 mm pour le baroque contre 24 mm sur le violon moderne.], les côtés de la touche prolongeaient leur course au-delà du sillet de tête pour donner dimension aux parois du chevillier. Lorsque se sont affinées au XIXe siècle les dimensions de la poignée du manche, le chevillier a été fondu à l’étranglement du sillet pour donner la forme évasée qu’on lui connaît aujourd’hui. La touche était aussi plus courte de 20 à 70 mm, puisqu’on n’utilisait pas le jeu en démanché. Sa longueur usuelle permettait tout juste une étendue de deux octaves sur la chanterelle. Sa courbure s’adaptait à celle du chevalet et était donc légèrement moins prononcée. Fabriquée d’un bois léger qu’on recouvrait d’un placage d’ébène, elle colorait le timbre tout en évitant de rendre criarde la chanterelle et permettait au luthier d’économiser ses bois précieux.

Le montage baroque intégral est sans conteste un aspect de la pratique le moins bien documenté. Peu d’instruments nous sont parvenus sans modification majeure. Barres d’harmonie, chevalets et âmes étant périssables, la majorité des pièces d’origine furent prestement remplacées au cours des siècles. Les quelques exemples existants ne constituent qu’un mince échantillon et permettent difficilement de se prononcer avec certitude. La forme du chevalet baroque et sa taille varient énormément selon les régions et les luthiers. La forme la plus connue est celle du chevalet très élaboré que le célèbre Antonio Stradivari avait conçu pour une commande spéciale destinée au duc de Toscane. Ce modèle « Toscan » s’est ensuite popularisé lorsqu’on a redécouvert la collection des documents personnels du luthier que s’était procuré le comte passionné de violon Cozio di Salabue. C’est aujourd’hui à tort que l’on associe ce cas atypique au chevalet baroque courant. Le chevalet usuel installé sur les instruments ordinaires était beaucoup plus près de sa forme actuelle. Il était plus épais que le chevalet moderne dans sa partie supérieur (1.7 à 2mm), mais plus mince au niveau des pieds (3.5 à 4,5 mm). Cette distribution des masses est déterminante pour la caractérisation du timbre baroque. Le luthier habile laissait le chevalet légèrement plus épais du côté des aiguës.

Ce détail permettait de diminuer l’intensité de certaines harmoniques élevées. Le timbre des cordes graves et de la chanterelle gagnait sensiblement en homogénéité. Parce que la corde de boyau possède une forte amplitude de vibration, le luthier les disposait plus espacées (13 mm entre chaque corde) afin qu’elles ne produisent pas de son parasite en s’entrechoquant. Le chevalet, qui était plus étroit aux pieds de quelques millimètres pour favoriser une réponse nerveuse, possédait également une courbure plus plate qui facilitait le jeu en triples cordes et la production d’accords. Cette particularité est appréciée de nos chers violoneux qui exigent parfois que le luthier leur taille un chevalet de courbure semblable.

Le cordier baroque possède quelques variantes surtout cosmétiques qui ont moins d’incidence sur le jeu du musicien. Outre sa forme plus plate, et son contour trapézoïdal, c’est son mode d’attache qui différait. Les cordes étaient fichées dans des trous de diamètres appropriés et étaient solidement retenues par un nœud. Le système d’attache de ce type de cordier, dit en cavalier, consistait en un lien en boyau de 2 mm de diamètre qu’on passait dans les deux trous percés à plat sur l’extrémité étroite du cordier. On ligaturait ses extrémités pour les nouer au bouton du violon. Ce lien plus souple pouvait libérer le mouvement du cordier (certain avantage acoustique), mais on fabrique aujourd’hui des liens de nylon aussi flexibles.

On ne saurait limiter les observations à l’instrument. L’archet caractérise peut-être davantage le jeu baroque, puisque sans archet adéquat, la corde et le violon ne pourraient rendre aucun effet sonore intéressant. En comparaison de l’archet moderne, la mèche de crin était plus courte et étroite. Ce contact plus léger avec la corde étouffait moins le son et autorisait un spectre harmonique plus large. Si un archet moderne était utilisé sur un montage baroque, la corde s’effondrerait sous son poids et ne produirait que des grincements de très faible valeur musicale. Il fallait donc un archet de faible masse afin d’utiliser le plein potentiel de la corde. La courbure convexe de la baguette ainsi que sa longueur réduite offrait une articulation détachée, sautillante et produisait un phrasé bien loin du legato moderne.

Les grandes lignes du jeu baroque peuvent se résumer grossièrement autour de trois thèmes : légèreté, vélocité et richesse de timbre. Toute évidence organologique laisse percevoir cette tendance et de nombreux ensembles modernes viennent confirmer cette opinion en redonnant vie au jeu baroque. Même l’archet court et délicat, au ruban de crin étroit et à la baguette convexe que le musicien tient haut vers la tête autorise naturellement la gestuelle que le « violoneux » tente inlassablement d’imposer à sa robuste baguette moderne. Le jeu traditionnel, n’est donc pas aussi anachronique que l’instrument moderne sur lequel le musicien tente de rendre les échos d’un passé glorieux trop souvent relégué au chapitre des cabinets de curiosité.

Références : Instruments, photographies et dessins réalisés par l’auteur.



Infolettre

FACEBOOK