Remerciements
Je voudrais remercier chaleureusement plusieurs personnes qui m’ont appuyé dans cette petite recherche :
- Philippe Lavalette, pour la mise en ligne de son film, à la suggestion de Catherine Gagnon, et pour notre chaleureuse rencontre autour de la réalisation de ce film ;
- Lisa Ornstein, pour ses références des années 1980 aux enregistrements sonores de la Danse du barbier aux Archives de folklore de l’Université Laval (AFEUL), ainsi que des références à la pratique de cette danse dans le Maine (É-U) ;
- Normand Legault, pour ses précieux renseignements sur le tournage de ce film, auquel il a participé ;
- Jean Duval, pour ses références aux violoneux du début du 20e siècle, qui interprétaient parfois la Danse du barbier ;
- Jean-Pierre Pichette, qui m’a transmis ses précieux souvenirs sur la pratique de cette danse à différents endroits au Québec, en Ontario francophone et en Acadie ;
- Catherine Perrier et Marion Labau, pour leurs références musicales françaises ;
- Celles et ceux que j’aurais pu oublier.
Introduction
Quantité de gigueurs et de gigueuses ont eu, à un moment ou à un autre de leur vie, à interpréter la Danse du barbier, du moins ceux ayant plusieurs décennies de pratique à leur crédit. Bien que j’aie vu exécuter la Danse du barbier dans différents contextes depuis les années 1970, ce n’est que vers 1995 que j’ai personnellement eu à l’interpréter, dans le cadre du spectacle Hommage à Alfred Montmarquette conçu par Gabriel Labbé.
J’avais également dansé la Shakapoine dans les années 1970 chez Les Sortilèges. Il s’agissait d’une chorégraphie créée par Guy Thomas, pour les Feux-Follets [1], présentant une chasse au caribou, sa mise à mort, son dépeçage et son retour à la vie, le tout basé sur une pratique provenant de Mashteuiatsh. [2]
Ces différentes versions d’une danse mimée, dans laquelle un animal ou un humain est mis à mort, mais pas toujours, m’ont toujours intrigué en même temps qu’incommodé puisque cela virait souvent à la grosse farce (surtout celle du barbier). Je n’ai rien contre le vaudeville, mais le jeune danseur que j’étais estimait que ce numéro dans lequel un gigueur enduisait généreusement la figure du musicien de crème à raser pendant que celui-ci jouait sans se démonter, puis que celui-là rasait le musicien avec une fausse lame, cachait quelque chose d’étrange, d’incongru, d’inexpliqué. Pourquoi était-ce une pratique relativement courante au Québec ? Pourquoi raser un musicien ?
Puis vint, au cours des années ’80, le visionnement du film de Philippe Lavalette La Gigue de l’ours dansée par l’homme sauvage tourné en 1979 [3]. P. Lavalette travaillait à l’époque au CNRS (Paris) et était venu filmer les gens de Saint-Sylvestre sous la suggestion du cinéaste français Dominique Lajoux, qui était lui-même en contact avec l’ethnologue Jean-Claude Dupont (Université Laval, Québec). Normand Legault servit d’éclaireur à P. Lavalette en allant faire une première rencontre avec la famille Ferland.
Ce superbe film fut disponible sur le site du CNRS pendant quelques années [4], mais disparut ensuite de leur site. Heureusement, Philippe Lavalette, ayant pris connaissance de mon intérêt pour le sujet, l’a récemment mis en ligne [5]. Je vous suggère fortement d’aller le visionner avant de poursuivre la lecture de ce texte. Celui-ci ne vous en paraîtra que plus clair.
Description de la danse
Ce film fut tourné le 18 mars 1979, à Saint-Sylvestre (Région de Chaudière-Appalaches, comté de Lotbinière), située à une soixantaine de kilomètres au sud de la ville de Québec. On y voit une version des plus complètes de cette tradition québécoise, puisqu’elle intègre tous les moments essentiels de cette danse mimée.
Les deux protagonistes du film (le Chasseur et l’Ours ) ne sont pas clairement identifiés. Sans doute sont-ils de la famille Ferland, mais nous ne pouvons le certifier pour le moment. On les appellera donc le Chasseur et l’Ours dans le cadre de cet article.
Mentionnons que cette danse ainsi que la mélodie qui s’y rattache sont parfois appelées La Danse du sauvage. Le Chasseur nomme d’ailleurs cette danse La Gigue de l’ours dansée par un sauvage (et non par l’homme sauvage comme l’indique le titre officiel du film).
Avertissement
Cela est bien sûr fort délicat envers les membres des communautés autochtones et nous ne voudrions surtout pas les blesser par cette appellation d’une autre époque. À la décharge de M. Ferland et d’autres exécutants de cette danse, il est rarement fait mention de la participation d’un Autochtone au scénario, et tout semblerait indiquer que le nom d’homme sauvage de la tradition française ait perdu son premier terme de ce côté-ci de l’océan. Nous verrons plus bas en quoi l’adjectif sauvage fait référence dans la longue tradition européenne vieille de plusieurs siècles. Nous ne voudrions surtout pas heurter l’honneur des communautés autochtones de chez nous.
Les 5 moments de cette danse mimée
Cette danse, telle que présentée dans le film de P. Lavalette, fait intervenir 2 danseurs et comporte 5 séquences importantes :
- La chasse : il peut s’agir d’une chasse à l’ours, au caribou, ou autre animal. Un danseur figure le chasseur, l’autre la bête. Généralement les deux miment une poursuite, en dansant en cercle, et, après un tir ou deux, l’animal s’effondre ;</p
- Le dépeçage : une fois abattu, l’animal est dépecé. On utilise parfois des pièces de tissus rouges pour simuler les entrailles de l’animal. Dans le film de Lavalette on a même la présence de deux jeunes garçons qui simulent les chiens de chasse se repaissant des abats de l’animal ;
- La résurrection : l’animal revient à la vie selon différents scénarios. Le souffle dans le postérieur est assez fréquent et tire ses origines de fort loin, comme on le verra plus bas. Parfois le danseur se relève tout simplement pour se mettre à danser avec l’autre exécutant, sautant ainsi la séquence du rasage ;
- Le rasage : cette séquence peut suivre la résurrection de l’animal, comme on l’observe dans le film de Lavalette, ou peut au contraire constituer le début de la danse, comme c’est le cas dans la Danse du barbier, dans laquelle il n’y a pas de chasse, mais tout de même mise à mort du rasé, et résurrection de celui-ci ;
- La danse finale : le tout se termine souvent par une gigue finale entre les 2 danseurs, sauf si le rasé est le musicien bien sûr.
Rares sont les versions collectées au Québec ou en Amérique francophone qui comportent les 5 moments clés de cette tradition. La fameuse Danse du barbier en est la preuve : on n’y voit plus l’animal, le rasé est parfois égorgé, mais pas toujours, et dans ce cas il ressuscite bien sûr.
La version filmée par P. Lavalette chez les Ferland est donc exemplaire puisqu’elle comporte les 5 moments décrits ci-dessus.
Une vieille tradition européenne
D’où nous vient cette tradition de la danse de l’ours et de l’homme sauvage, et celle de la Danse du barbier ? Tentons de dresser une liste, bien sûr non exhaustive, de pratiques similaires sur le continent européen, surtout en France.
Sud de la France
Commençons par le Sud de la France puisque la séquence française du film de Lavalette (à 12m20s.) provient de Bigorre, dans les Pyrénées orientales, en Occitanie.
La sortie de l’ours en Bigorre, Hautes-Pyrénées, 1975. Une troupe de masques va de maison en maison, présenter un ours savant conduit par un oursaire. Lors de la représentation, l’ours est tué par méprise. Le médecin de la troupe ne saura ramener l’animal à la vie, mais l’oursaire réussira dans cette entreprise en utilisant son grand bâton comme un chalumeau pour souffler au cul de l’ours mort et le ramener à la vie.
Lajoux, Jean-Dominique L’Homme et l’ours, p.91
Des fêtes de l’ours se retrouvent également dans les Pyrénées orientales, dans le Haut-Vallespir. On l’observe dans 3 villages : à Prats-de-Mollo-la-Preste, à Arles-sur-Tech ainsi qu’à Saint-Laurent-de-Cerdans. L’UNESCO a par ailleurs inscrit ces trois fêtes de l’ours au patrimoine mondial le 19 janvier 2015. Dominique Lajoux, qui, rappelons-le, a incité Philippe Lavalette à venir au Québec en 1979, avait déjà tourné un film sur la Fête de l’ours à Prats-de-Mollo-la-Preste (en deux tournages successifs : le 7 février 1970 et le 16 février 1974). Ce film est disponible sur le site du CNRS : L’Ours ou l’homme sauvage.
Il y a 2 ours dans le film de Lajoux. Il y a également plusieurs ours dans les villages du Haut-Vallespir. Ces quatre villages font tous intervenir des ours et des barbiers, souvent désignés comme les Noirs et les Blancs :
La lutte des blancs contre les noirs est inégale, les hommes sauvages / ours succombent sous le nombre. Ours, ils personnifiaient l’hiver, rasés et dépouillés de leur pelage, ils symbolisent le printemps... Alors la liesse populaire se déchaine...
(texte du film L’Ours ou l’homme sauvage de D.Lajoux ).
À Prats-de-Mollo-la-Preste, les chasseurs poursuivent longuement les ours dans le village. Ceux-ci ne seront pas abattus, mais plutôt attrapés, enchaînés, pour finalement être rasés, afin de les rendre à la civilisation. On n’utilise pas le souffle dans le derrière de l’animal pour le rendre à la vie, puisqu’il n’est pas mort. Le tout se termine par un genre de grande farandole dans le village où tout le monde exprime sa liesse au son de l’orchestre.
Ailleurs en Europe
Les mythes, légendes, et diverses pratiques culturelles liés à l’ours sont foison dans l’hémisphère Nord. Des Pyrénées à l’Italie et de la Scandinavie à la Sibérie, on retrouve, ou retrouvait, quantité de festivités ou rituels liés à l’ours :
En effet, dans toute la mythologie de l’ours, l’élan, le renne, le cerf ou le caribou chez les Indiens sont, avec le morse chez les Esquimaux, toujours associés à l’ours quand ce n’est la chèvre dans les mascarades. Si la Grande Ourse est le Grand Élan des Ostyaks [NDLR : tribu de Sibérie], dans leurs chants, l’ours peut, entre autres innombrables noms, être appelé élan car il faut le noter, il n’est probablement aucun autre animal qui puisse prétendre à autant d’égards oratoires que l’ours de part des hommes et cela certainement depuis les temps les plus reculés. En fait l’ours n’a pas de nom.
L’homme et l’ours, LAJOUX, Jean-Dominique, 1996, Éditions Glénat, Grenoble (France)
Le livre de D. Lajoux constitue une très bonne introduction pour connaître la place de l’ours dans la culture occidentale.
Dans le Kavela [6] on trouve le chant de l’ours, composé de 600 vers, dans lequel on ne nomme jamais l’ours par son nom, mais plutôt par quantité de surnoms, quolibets, périphrases... par exemple : bel enroulé, ô mon or, ô mon bien aimé, ô bas noir, ô habit de fourrure, L’Homme, le brave garçon, etc.
Jean-Michel Guilcher [7] dans son texte sur la mascarade souletine (Pays basque) mentionne Le jeu du berger et de l’ours (p.646), où l’ours est mis à mort et dépecé, sans ressusciter cependant. Sa description provient d’un texte de M. J.-P. Morot-Monomy qui l’aurait observé dans une mascarade de 1898.
Dans la même mascarade souletine, Guilcher décrit aussi Le jeu du coiffeur :
Le coiffeur venait raser le patron rémouleur. Il l’installait sur une chaise, lui nouait une serviette autour du cou, le savonnait, s’armait d’un rasoir de bois... et tranchait malencontreusement la gorge de son client. Aux appels du domestique le médecin accourait une fois de plus. Après divers essais infructueux, il rendait la vie au défunt en lui glissant un papier enflammé dans le gilet ou la braguette. On verra plus loin comment cela ressemble grandement à notre danse du barbier.
La Bizar dantza basque est encore plus semblable à notre Danse du barbier (Guilcher, p.398). Sa description provient d’un informateur qui l’aurait vue vers 1913 à Arbonne. Dans cette version, le rasé revient à la vie graĉe au soufflet qu’applique le barbier sur son postérieur. Comme le font les Ferland dans le film de Lavalette (sans soufflet cependant).
L’article d’Anton Serdeczny, Le bec de la cigogne : déchiffrement de l’héritage d’un mythe [8] nous montre l’étendue de la danse du barbier sur tout le continent européen :
La danse du barbier, répandue dans toute l’Europe, illustre parfaitement cela : par maladresse, le barbier tue son client, puis il le ressuscite en lui soufflant dans le derrière avec un bâton creux, un soufflet ou un instrument apparenté. On retrouve cette danse en Pologne, en Souabe, au Pays basque et en Alsace [9]
Parlant de la description alsacienne, Serdeczny ajoute : pour des raisons qui m’échappent [l’auteur] affirme que la danse, de sérieuse qu’elle était autrefois, n’est plus qu’une « pantomime humoristique ». On verra plus bas que le Québec a plus ou moins suivi un chemin similaire vers le jeu humoristique.
Serdeczny mentionne également que la Danse du barbier se fait lors des mariages en Pologne et en Alsace, tandis qu’en Souabe et au Pays basque, on l’exécute plutôt lors du carnaval.
Nous n’avons pas trouvé d’équivalent sérieux en ce qui concerne les Îles britanniques. Les Mummers’ plays s’y apparentent de loin, mais de trop loin en fait. Y interviennent Saint-Georges et le dragon et d’autres personnages, historiques ou non. Il n’y a pas nécessairement de mise à mort, jamais de rasage. Cela ressemble plus à la Mi-Carême, bien que les Mummers se déploient plutôt un peu avant Noël.
Le soufflet, le pet et les soufflaculs
Soulignons que le souffle au derrière, avec ou sans soufflet est assez fréquent. Depuis longtemps on associe l’âme au pet et c’est en soufflant dans le derrière d’un humain ou d’un animal qu’on peut lui redonner vie. Ou vice versa : la pratique du souffle-à-cul consiste à inverser le circuit interne du souffle et de l’âme dans notre corps, de haut en bas et de bas en haut, afin d’expulser les mauvais esprits [10].
Normand Legault m’a transmis une version fort intéressante d’une version basque utilisant le soufflet.
On remarquera qu’à Saint-Sylvestre l’ours se fait raser face au postérieur d’une personne présente. Notre Chasseur les appelle les miroirs.
En Amérique du Nord
Les différentes attestations que nous avons d’une danse de l’ours, du barbier, du sauvage, du caribou... concernent toutes la francophonie du Nord-Est de l’Amérique.
Versions anciennes (fin 19e - début 20e)
Joseph Rousselle, de Saint-Denis-de-Kamouraska a observé la danse du barbier vers 1888, et E.Z. Massicotte a ainsi transcrit la description de Rouselle dans Bulletin de recherches historiques, No XXXIX, 3 mars 1928, pp.184-185 :
Pendant que le client, serviette au cou, se tient immobile sur une chaise ou un banc et que le violoneux « zigonne » consciencieusement sa musique, le barbier va, vient, virevolte sur un pied, sur l’autre, autour du rasé, imitant sans perdre un pas, tous les mouvements d’un professionnel à l’œuvre. Il ne faut pas d’arrêt, c’est une condition formelle, ce qui signifie que pour réussir cette saynète agitée, il faut un danseur agile, doué d’une endurance remarquable.
L’opération terminée, le barbier constate que son client est sans connaissance. Affolé, le raseur prend le rasé dans ses bras et s’efforce de le planter debout. Pour sûr, il ne peut être frappé que d’une syncope. Mais non, l’inerte masse croule par terre.
Dansant toujours, le barbier réfléchit : son client est mort ; on l’accusera d’être la cause de son trépas ; donc il faut ensevelir le défunt et le faire disparaître. Mais l’être inanimé gît sur le dos, les bras écartés. Pour le rouler dans un linceul, il faut lui rapprocher les bras du corps. Aussitôt pensé aussitôt fait. Hélas ! ce geste a pour résultat de faire écarter les jambes. Autre embarras ! Puis lorsque le barbier ramène les jambes l’une près de l’autre, les bras s’étendent en croix. Le barbier est au désespoir. Finalement, par un moyen qui varie, suivant que l’on joue devant des bûcherons ou dans une veillée famille et aussi, suivant l’inspiration comique du pseudo-barbier, le rasé recouvre ses sens et la scène se termine par une gigue double de vive allure.
Rousselle/Massicotte ne nous informent point du moyen pris pour ramener le pauvre rasé à la vie, sinon qu’il varie selon le type de public (bûcherons ou veillée de famille). Les bûcherons seraient-il moins réfractaires au souffle dans le derrière que les familles ?
Massicotte a aussi vu un numéro semblable à Montréal dix ans plus tôt : en 1878, nous avons vu jouer par des clowns canadiens français, au vélodrome de Sainte-Cunégonde, alors sis à l’angle des rues William et Napoléon (aujourd’hui Sainte-Cunégonde et Charlevoix) une bouffonnerie, non dansée, mais presque identique quant au fond*. Notre auteur a par ailleurs programmé une danse du barbier, interprétée par Eugène Bourgeois (Île Jésus), Paul Curodeau (Rivière-au-Renard) et par Salomon Samson (Anse-au-Griffon), au Monument-National (Montréal) lors de La Veillée de la Sainte-Catherine du 2 décembre 1920. Il semble que ce numéro ait été très apprécié selon Massicotte : Le grand succès folkloriste de la soirée fut [...] quand MM. Eugène Bourgeois (le raseur), Paul Curadeau (le rasé), Salomon Samson (le racleur) interprétèrent « la pantomime du barbier ». Ce fut un véritable triomphe de cette danse mimée. On a surtout admiré M. Bourgeois qui a dansé cette pantomime avec un entrain extraordinaire ».
Dans le même Bulletin de recherches historiques, E.-Z. Massicotte rapporte une description de la danse du sauvage selon Salomon Samson :
La danse mimée du "blanc et du sauvage, qui doit remonter au temps héroïque de la Nouvelle-France, avait encore de la vogue il n’y a pas plus de trente ou quarante ans, dans la Gaspésie à ce que nous a assuré Salomon Samson, violoneux de l’Anse-au -Griffon. Voici en quoi elle consiste : Un Peau rouge et un Visage pâle se rencontrent inopinément. Duel. Le blanc paraît succomber et l’Indien va le scalper, mais à ce moment le blanc renaît, les ennemis deviennent amis et ils dansent." (Encore toutes nos excuses pour nos amis autochtones qui pourraient, avec raison, se sentir offusqués par le vocabulaire utilisé ci-dessus. Autres temps, autres mœurs.)
Cette danse apparentée à celle du barbier semble être une adaptation nord-américaine de la version européenne, où l’homme sauvage devient simplement le sauvage. Comme on le verra dans les versions regroupées ci-dessous, cela ne semble pas être si fréquent.
Versions plus récentes
Jean-Pierre Pichette m’a aimablement raconté certains souvenirs de jeunesse lorsqu’il était étudiant en ethnologie à l’Université Laval. C’est ainsi que vers 1968, à Saint-Frédéric-de-Beauce, il put observer une danse du barbier dans laquelle celui-ci égorgeait son client, qui reposait sur une table tandis que le barbier faisait sortir du corps éventré toute une ribambelle d’objets, de guenilles, de rubans, des choses inattendues [...] et à la fin, le client se relevait et giguait avec le barbier.
J.P. Pichette m’a aussi décrit une pratique similaire à Sudbury, observée vers 1989 :
C’était la danse du barbier : les deux gigueurs, après avoir dansé face à face, prenaient leur rôle, le barbier debout avec son rasoir (une règle de douze pouces) et le client assis sur une chaise. Le barbier, en taillant la barbe, en vient à couper, accidentellement, semble-t-il, la gorge du client qui tombe au sol, ventre contre terre. Le barbier, tout en giguant, dépose un mouchoir sur le postérieur du mort et entreprend de lui souffler au cul à plusieurs reprises. Le client réagit peu à peu à chaque souffle en bougeant les bras, puis les jambes, etc. jusqu’à se relever complètement et, revenu à la vie, giguer avec le barbier en finale.
On voit donc la mort, le souffle au derrière, la résurrection et la danse à deux comme dans de multiples versions de la danse du barbier.
Dans le Maine (É-U)
Lisa Ornstein m’a aussi transmis la description de deux versions liées aux francophones du Maine. On sait que cet état comporte une grande part d’Acadiens parmi sa population.
L. Ornstein a fait une entrevue avec Louis et Ethel Pelletier le 15 février 1994. Celle-ci avait vu la danse Skin the moose dans un gala de l’école secondaire du coin. La danse mettait en scène deux danseurs, le chasseur et l’orignal, celui-ci portant un manteau de fourrure symbolisant la peau de la bête, qu’on lui enlèvera un moment donné. On n’a cependant pas tous les détails de la danse. Denis Pelletier, oncle de Louis, dansait Skin the moose avec le même scénario et la même mélodie.
En 1995, Margaret (Peggy) Yocom, a fait une entrevue avec Alden Grant, qui travailla dans des camps de bûcherons dans l’ouest du Maine dans les années 1910-1920. Celui-ci raconte que les canadiens-français du chantier dansaient Skin the caribou ainsi qu’une autre danse de fauchage [11].
Grant décrit ainsi la danse : 2 hommes dansent, un en chasseur, avec deux bâtons, et l’autre en caribou. Ils tournent un alentour de l’autre. Le chasseur utilise ses 2 bâtons comme un couteau et un fusil à aiguiser. Il ne tue pas le caribou, mais celui-ci finit par tomber par terre (comment et pourquoi ? on ne le sait guère). Quand le chasseur passe près de la tête du caribou, il saute et crie. Le caribou au sol a des guenilles rouges dans ses vêtements. Le chasseur simule le dépeçage de la bête et retire les guenilles rouges de ses vêtements. Ça dure environ 10 minutes.
Il y a une chanson associée à la mélodie : Old man St-John, avec des paroles qui décrivent la chasse.
Comme on le voit, ces différentes versions nord-américaines vont du barbier égorgeant son client (Massicotte, Pichette) à la chasse complète d’un animal et à sa résurrection (Ornstein, Grant) bien qu’on n’ait pas tous les détails sur ces versions du Maine. Cela démontre tout de même l’étendue de cette danse du barbier/caribou/orignal dans le Nord-Est du continent, et vraisemblablement liée, exclusivement ou non, aux francophones.
La musique
La question de la mélodie utilisée pour cette danse est fort complexe. Nous ne connaissons pas toutes les mélodies apparentées à cette danse mimée. Il n’en demeure pas moins qu’une ligne mélodique plus ou moins précise, souvent nommée Danse du sauvage s’avère fort répandue. Cet air correspond en gros à celui joué par Georges Ferland, dans le film de Lavalette. Lisa Ornstein avait noté dans les années ’80 quelques références sonores conservées aux Archives de folklore et d’ethnologie de l’université Laval (AFEUL) que vous pouvez maintenant écouter sur notre nuage. Un grand merci aux AFEUL et à Lisa Ornstein ! Tous les fichiers sonores sont disponibles pour écoute en ligne ici (le nom du ficher en ligne correspond au nom donné entre crochets / bracket dans la liste ci-dessous) :
- Collecté par Catherine Jolicoeur : no. 1119. Danse Sauvage, Îles-de-la-Madeleine. Apparenté à la version de Georges Ferland. On ne sait qui parle, mais ça pourrait être Avila Leblanc, d’après les enregistrements précédents et suivants. Celui-ci dit (approximativement) : Je ne l’ai pas vu dansé [la Danse du barbier], mais j’en ai tellement entendu parler plus loin il dit : la danse du barbier est une comédie aussi. [2-Jolicoeur-1119-danse-sauvage]
- Collecté par Madeleine Doyon-Ferland : no. 44, La Gigue de la sauvagesse, harmonica. Apparenté à la version de Georges Ferland. Par Philippe Cloutier, 35 ans, de Saint-Victor, en octobre 1956. [4-M-D-Ferland-gigue-sauvage]
- Collecté par Christine Lebel, no. 11, La Gigue du sauvage, Bas-Saint-Laurent. Apparenté à la version de Georges Ferland. Joué par Antoine Boucher, à 58 ans, le 6 avril 1974. [Christiane-Lebel-gigue-sauvage-11]
- Collecté par Christine Lebel (23 ans) et Joseph Dionne (57 ans, musicien), no. 35, Le p’tit bonhomme ou Gigue du sauvage, À Saint-Pacôme, Bas-Saint-Laurent. le 20 avril 1974. [Christiane-Lebel-sauvage-no35]
- Collecté par Jean-Claude Dupont : no. 144. Danse du sauvage ou Danse du barbier. Apparenté à la version de Georges Ferland. Harmonica par Alfred Pomerleau, 62 ans. Saint-Sévérin (Beauce), probablement en 1963 (piste non décrite, mais la précédente et suivante sont de cette année). [JC-Dupond-danse-sauvage-144]
- Collecté par Jean-Claude Dupont : no. 221, Reel du sauvage, harmonica. Apparenté à la version de Georges Ferland. À Saint-Sévérin (Beauce). Dupont a noté les chansons piste 219 puis 222, mais pas la 221. Serait-ce joué par Amédée Binet 47 ans, en juin 1964 ? Possible en considérant l’identification des pistes précédentes et suivantes. [JC-Dupond-Reel-sauvage-221]
On ne peut passer sous silence l’analyse qu’a fait Marc Gagné de cette mélodie à la page 72 de Chantons la chanson.
Cette mélodie n’a pas un contour qui l’associerait aux Îles britanniques, mais semble plutôt d’origine française. Plusieurs pistes ont été explorées pour essayer de trouver des liens possibles avec le répertoire français.
Mentionnons tout d’abord la chanson bien connue C’est dans le mois de mai...Que les fleurs volent au vent [12] qui a une partie A très semblable à la partie B de la version de la Danse du sauvage de M. Ferland (et des multiples versions ci-dessus).
Catherine Perrier (Angers, France) associe la mélodie de la danse du sauvage à une chanson de grand’danse du marais nord-vendéen, intitulée Les gants à porter trois fois l’an [13] ainsi qu’à un air collecté par Jérôme Bujeaud au 19e siècle [14].
Marion Labau, également française, a effectué une recherche fort intéressante sur les airs d’Avant-deux en Poitou-Charentes et autres régions limitrophes. Mme Labau associe certains airs d’Avant-deux à notre mélodie de la Danse du sauvage (version Ferland). Vous pouvez écouter une version ici. [15]
Ressemblance et provenance
Il faut toujours prendre garde à ne pas confondre ressemblance et provenance. Toutes ces mélodies sont fort simples, d’un même type mélodique. Elles ont indéniablement un air de famille, mais de là a en déduire une provenance il y a un grand pas à faire. Voilà au moins quelques pistes qui pourront être explorées par des recherches ethnomusicologiques plus approfondies.
Conclusion
Cette danse mimée est somme toute un des rares reliquats de pratiques païennes dans la culture populaire québécoise, surtout en ce qui concerne la danse. Cela dit, il ne faut pas prêter de fausses intentions aux interprètes de Saint-Sylvestre. Ils ne sont pas en train de rejouer un vieux mythe médiéval dont ils seraient, sans le savoir, les innocents porteurs. C’est plutôt l’évolution qu’a subie cette danse qui est fascinante. Elle était associée, voilà un demi-millénaire, au retour du printemps, au grand cycle des saisons, puis, lentement, selon les pays et les régions, elle devint souvent l’occasion d’un jeu théâtral et musical bien réglé, connu et accepté de tous. Plusieurs versions n’ont gardé que le rasage (Danse du barbier), d’autres, à l’inverse, ont fauché le barbier et le rasé pour ne conserver que la chasse (Skin the caribou par exemple), mais toutes, à notre connaissance, procèdent à une mise à mort et à la résurrection du défunt. C’est toujours le même drame, celui de la vie et de la mort, interprété de façon parfois sérieuse, d’autre fois de manière loufoque ou vaudevillesque.
M. Georges Ferland joue de son violon, tandis que le Chasseur et l’Ours interprètent leurs rôles respectifs, bien décrits par celui-là, avec le nombre de tours à faire et de coups de feu à tirer, selon un scénario bien établi, tandis que les enfants du musicien font les chiens affamés lors du dépeçage. Ce sont trois générations qui se retrouvent dans ce jeu venu de loin, de très loin, dans le temps et dans l’espace, et cependant réactualisé dans le Lotbinière du 20e siècle finissant. Est-ce une leçon de civilisation ? À tout le moins un exemple inspirant d’un partage intergénérationnel d’un jeu musical et dansé.
Plus chaleureux que le savoir, plus tendres que le talent, le jeu et le rire du Chasseur nous plongent dans une culture qui nous semble fort lointaine.