Les Veillées du bon vieux temps, 1919-1922

Bulletin Mnémo, Vol 22, no1, Printemps 2022

par RISK Laura

Cet article est la traduction, par Pierre Chartrand, d’une partie du chapitre écrit par Laura Risk, « Le bon vieux temps : The Veillée in Twentieth-Century Quebec », paru dans Contemporary Musical Expressions in Canada, p. 43 à 86, sous la direction de Sherry Johnson, Judith Klassen et Anna Hoefnagels, aux Presses de l’Université McGill-Queen’s, Montréal (QC),en 2019. ISBN : 9780228000150, 9780228000143, 0228000157.

En 2019, j’ai écrit un chapitre intitulé « Le bon vieux temps : The Veillée in Twentieth-Century Quebec » pour le livre Contemporary Musical Expressions in Canada , édité par Anna Hoefnagels, Judith Klassen et Sherry Johnson (McGill-Queen’s University Press).

Dans ce chapitre, j’ai présenté la veillée comme un espace à résonance culturelle qui, à la fin du XIXe siècle, a servi de symbole d’un mode de vie rural idéalisé et associé à une identité nationale conservatrice et, au XXe siècle, a regroupé divers matériaux musicaux (eux-mêmes associés à ce mode de vie idéalisé) sous le genre " folklore " ou musique traditionnelle. J’ai historicisé les veillées du Québec du XXe siècle par le biais de deux études de cas : les premières veillées mises en scène à Montréal dans les années 1910 et 1920, et la pratique musicale informelle dans la péninsule gaspésienne au milieu du XXe siècle. Le texte qui suit est extrait de ce chapitre et se concentre sur les veillées scéniques de 1919 à 1922. Cette période comprend les premières veillées organisées principalement par Édouard-Zotique Massicotte, Marius Barbeau et la section québécoise de l’American Folklore Society, et se termine juste après le début de la longue série de Conrad Gauthier, les « Veillées du bon vieux temps ».

Ma recherche s’appuie sur les travaux de plusieurs autres chercheurs qui ont écrit sur les premières veillées mises en scène à Montréal. À la recherche des origines du concept actuel de patrimonialisation, Diane Joly documente les négociations en coulisse entre Massicotte, Barbeau et Victor Morin, président de la Société historique de Montréal, pour les premières veillées mises en scène à Montréal, à la Bibliothèque Saint-Sulpice, les 18 mars et 24 avril 1919 (2012, 357-63). Joly compare aussi brièvement les veillées mises en scène par la section québécoise de l’American Folklore Society et celles produites par l’acteur et chanteur Conrad Gauthier (369-72). Daniel Guilbert soutient que ces deux séries de veillées étaient substantiellement différentes en termes de public visé et de contenu musical : les veillées de la Section du Québec visaient un public élitiste et éduqué et mettaient en valeur les mélodies folkloriques pour alimenter une nouvelle école nationaliste de composition musicale, tandis que les veillées de Gauthier étaient des recréations populistes de traditions rurales pour un public urbain et ouvrier (2010-12). Luc Bellemare documente les veillées de Gauthier à partir de 1922, en se concentrant sur les liens entre le spectacle sur scène, la station de radio montréalaise CKAC et le commanditaire local, Living Room Furniture (2012). Dans ce texte, j’utilise des sources d’archives pour approfondir ces descriptions et corriger certaines méprises courantes à propos des Veillées du bon vieux temps, notamment l’idée que Massicotte et Barbeau n’ont organisé que deux veillées scéniques ou l’idée que Gauthier avait l’appui de Massicotte et Barbeau pour sa propre série de veillées. J’inclus également un tableau énumérant toutes les veillées mises en scène de mars 1919 à novembre 1922 pour lesquelles je dispose de preuves documentaires.

Édouard-Zotique Massicotte a proposé le concept de la veillée à Marius Barbeau après une présentation de ce dernier à la Société historique de Montréal le 29 mai 1918. D’autres membres de la Société sont également intéressés par l’idée et ils forment une petite équipe d’organisation, avec Barbeau comme consultant. Massicotte est chargé de trouver des interprètes. La première veillée était initialement prévue pour la Sainte-Catherine, le 25 novembre 1918, mais elle a été reportée au mois de mars de l’année suivante, en partie à cause de l’absence initiale de réponse de Barbeau (Joly 2012, 357-8 ; " Les Mémoires de Marius Barbeau ", Archives du Musée canadien de l’histoire, fonds Carmen Roy, boîte 624, f9, 67-8).

Une page du programme de la Veillée du 5 mai 1920, à Ottawa

Pour Barbeau, Massicotte et la section québécoise de l’American Folklore Society, cette première veillée était à la fois une activité de sensibilisation et une occasion de collecte de fonds. Entre mai 1918 et le début de 1919, Barbeau avait recueilli 1 300 chansons, cinquante-cinq airs de violon, huit danses chantées, vingt-deux histoires et quarante anecdotes, et Massicotte, quelques 460 chansons, expressions et rimes populaires (Barbeau 1919, 182 ; La Presse, 27 mars 1919, 9). L’American Folklore Society avait publié un numéro canadien-français en 1916 et 1917, et le fera à nouveau en 1919 et 1920, mais ces publications nécessitaient le soutien financier de la section québécoise (Nowry 1995, 176-7, 192). Trop de matériel et pas assez d’argent - la solution était de rendre publiques leurs découvertes.

Le public cible de la veillée de mars 1919 : les classes instruites qui, « mieux averties, partageraient peut-être notre profonde appréciation des trésors cachés du terroir canadien, et nous aideraient à triompher de résistances qui nuisent au progrès de nos travaux folkloriques ». Ce soutien n’était toutefois pas assuré. Plus typiques, selon Barbeau, étaient « l’indifférence générale » et « l’hostilité hautaine » de certains intellectuels, dont un collègue anonyme de la Société royale du Canada qui avait reproché à Barbeau de chercher à préserver « ces niaiseries » que d’autres cherchaient à faire disparaître depuis des décennies (Barbeau et Massicotte 1920, 1).

En dépit de ces opposants - ou peut-être pour les convaincre - Massicotte et Barbeau ont conçu le programme avec des « exécutants du terroir », c’est-à-dire des porteurs de traditions : des chanteurs, un violoniste et un danseur, tous sans formation académique et issus de milieux agricoles ou ouvriers (ibid., 4, 8-11). Barbeau s’inquiète de l’accueil réservé à ces interprètes, dont il qualifie le style de rude, de naïf et d’âpre. Un geste malencontreux ou un ornement musical inhabituel peut-il choquer un public habitué au conservatoire et à l’opéra ? Pour lui, leur style d’interprétation s’apparente aux scories d’une usine sidérurgique, sortes de déchets résiduels que l’on peut brûler pour laisser place au métal pur des textes musicaux (ibid., 2-3). Massicotte et lui ont donc procédé avec précaution. Ils ont engagé un monologuiste professionnel plutôt que de risquer « un vrai conteur du cru » (ibid.). Ils font appel à des artistes « qui sauraient rehausser le ton du programme » : des chanteurs et des pianistes de formation qui interprètent des arrangements musicaux artistiques de mélodies populaires, ou « folklore artistique » (Les Mémoires de Marius Barbeau, Archives du Musée canadien de l’histoire, fonds Carmen Roy, boîte 624, f9, 68). La réaction extrêmement positive du public à la première soirée semble les avoir pris tout à fait par surprise.

Massicotte et Barbeau ont planté le décor pour transporter le public hors de la ville et dans un passé idéalisé et menacé, et la foule a adhéré de tout cœur. Avec la scène meublée comme un intérieur de maison rustique et le chanteur de chansons de voyageurs habillé en bûcheron, la « résurrection du passé » était complète, et beaucoup ont ressenti « un ravissement complet » alors que la soirée réveillait des souvenirs d’enfance (Barbeau et Massicotte 1920, 3). Le critique Louis Claude se souviendra plus tard que le public des premières veillées était « conquis, emballé même » et applaudissait frénétiquement. En réponse à la demande du public, Massicotte et Barbeau organisent une deuxième veillée le 24 avril 1919. Les deux soirs, un grand nombre de spectateurs sont refoulés à la porte (La Revue moderne, 15 juillet 1920, 23).

Forts de ces succès, Massicotte et Barbeau organisent plus d’une douzaine de veillées supplémentaires entre 1919 et la fin de 1920. Massicotte prend généralement la tête des veillées montréalaises, qui ont lieu au Monument-National à partir de juin 1919, et Barbeau des veillées à l’extérieur de la ville, notamment à Québec, à Ottawa et à New York. Pour la « Veillée de la Sainte-Catherine », le 25 novembre 1920, Massicotte planifie la veillée la plus ambitieuse à ce jour sur le thème de la « vie de voyageur en chanson ». La première partie du programme utilise la chanson pour suivre les bûcherons depuis l’embauche et le départ, en passant par le rythme mesuré de l’aviron, jusqu’au samedi soir dans le camp de bûcherons et le retour à la maison. La seconde partie mettait en vedette douze Gaspésiens qui présentaient des danses de groupe de leurs paroisses natales de Rivière-Madeleine, Rivière-au-Renard, L’Anse-au-Griffon et Percé. Le programme est répété le 2 décembre 1920, et le théâtre de 800 places fait salle comble les deux soirs : une mesure, selon La Presse, du nombre de personnes « qui ont reçu la leçon de patriotisme qui se dégage des évocations des choses du passé, des chansons, des contes et des danses de nos pères » (3 décembre 1920, 13). Les spectateurs de l’événement du 25 novembre ont ingéré cette « leçon de patriotisme » non seulement métaphoriquement, par le son et la vue, mais aussi littéralement, en mangeant gratuitement de la tire Sainte-Catherine distribuée par l’homme d’affaires montréalais Ludger Gravel.

Ce qui avait commencé comme une expérience s’est transformé en une formule théâtrale très réussie. « Retentissantes [...] » écrit Gustave Baudouin, « partout, on désire les entendre et l’accueil est enthousiaste » (L’action française, mars 1921, 167). Les veillées du Monument-National attirent un échantillon de la population urbaine bien au-delà de la cible initiale de Barbeau et Massicotte, à savoir l’élite cultivée. Certains spectateurs étaient jeunes et espéraient apprendre les coutumes de leurs ancêtres, tandis que d’autres étaient plus âgés et se souvenaient du temps passé. La Presse décrit une foule tapageuse, vraisemblablement issue de la classe ouvrière, qui tape avec enthousiasme sur les rythmes des airs de violon et des chansons avec ses talons en avril 1920 et qui exige une présence policière aux entrées et aux sorties en novembre 1920. Pourtant, le public comptait également de nombreux amateurs de musique d’art qui applaudissaient avec enthousiasme les parties de la soirée consacrées au « folklore artistique ».

Folklore artistique et exécutants du terroir

Barbeau a plaidé - à une époque où la culture musicale classique du Québec était encore jeune (voir Thompson 2015) - pour une nouvelle musique d’art nationale basée sur la musique rurale des canadiens-français ; les représentations de folklore artistique de chaque veillée étaient destinées à démontrer le potentiel de composition issu de la tradition (voir Willis et Kallmann 2007). Incorporer des airs de violon dans la musique d’art, c’est aller au-delà des classes sociales et des circonstances économiques. Les veillées de Barbeau et Massicotte ont utilisé le langage de l’élévation : elles ont rassemblé des textes linguistiques et musicaux dans le but d’extraire ces textes de la vie culturelle rurale et de les réintégrer dans le grand art. Elles ont soigneusement situé les spectacles du terroir dans un cadre muséal, en commençant la plupart des veillées par un exposé sur les traditions populaires et en présentant chaque artiste du terroir par âge, lieu d’origine et profession, et chaque chanson, danse, histoire ou air par des détails historiques et techniques. Ces informations avaient pour but de rehausser la valeur perçue des interprètes et du répertoire du terroir (La Canadienne, juillet-août 1921, 8).

Bien que ces introductions aient fourni une importante mise en contexte, le discours plus large - celui des performances du terroir comme matière première pour la musique d’art - a contribué à dévaloriser les exécutants du terroir en les positionnant comme des porteurs temporaires, et inadéquats, de mélodies qui appartenaient à juste titre à la nation dans son ensemble. Pourtant, les décisions de programmation de Massicotte et Barbeau suggèrent que les exécutants du terroir étaient le principal attrait pour de nombreux spectateurs. Après avril 1919, plusieurs veillées ne présentent qu’un seul soliste de « folklore artistique », même si le nombre d’exécutants du terroir augmente - jusqu’à dix-neuf pour les soirées du 25 novembre et 2 décembre 1920. (En général, Barbeau engage moins d’exécutants du terroir pour les veillées à l’extérieur de la ville que Massicotte pour les veillées à Montréal).

Barbeau et Massicotte ont conçu leurs veillées comme un aperçu d’un passé idéalisé dans le but de rajeunir la musique d’art canadienne-française, et n’ont probablement jamais anticipé les profondes réactions émotionnelles que leurs mises en scène allaient provoquer. La Presse a décrit un public presque en pâmoison devant le décor rustique, qui comprenait des objets tels qu’un berceau, un banc, un lit et des cardeurs de laine. « À chaque objet que M. Marius Barbeau montrait, le public trépignait de joie et chacun répétait le nom de l’objet : ’Ah ! regardez-moi donc ça ! Un vrai rouet ! » (30 avril 1920, 7). Dans un tel contexte, les porteurs de tradition de la veillée, dont beaucoup étaient des septuagénaires et des octogénaires, étaient à la fois objet - antiquités vivantes, semblables aux accessoires de scène - et guide, capable d’entraîner un public consentant dans un lieu et un temps imaginés.

Le gigueur Isaïe Leroux, un habitué des Veillées du bon vieux temps

Les imitations burlesques

En juillet-août 1921, La Canadienne conclut son portrait de la Section du Québec par un avertissement aux lecteurs : « Il ne faut pas confondre les soirées que [la Section du Québec] organise avec les imitations, qui prêtent plutôt au burlesque qu’à l’exposé fidèle et vécu des touchantes traditions de notre population ». Il s’agit probablement des Veillées du bon vieux temps organisées par les acteurs et chanteurs Conrad Gauthier et Arthur Lapierre. Leurs veillées empruntent beaucoup à celles de la section québécoise, mais sont ouvertement populistes.

Gauthier produit ses Veillées du bon vieux temps au Monument-National jusqu’au début des années 1940. (La participation de Lapierre prend fin au milieu des années 1920 ; voir Thérien, 1998.) Ces mises en scène n’ont guère d’attrait pour l’élite culturelle de la ville et une critique parue dans La Lyre en mars 1925 demande qu’on mette fin à « cette ridicule et inutile parade de ’canayens’ en tuques carottées, en pantalons rapiécés, en chemises d’étoffe du pays, et en souliers de bœuf » (Fabio, Le Mois Théatral, [11]). Pourtant, ce sont les veillées de Gauthier qui perdurent. En quelques années, il a mis en place une jeune génération d’exécutants du terroir qui se sont fait connaître non seulement sur scène, mais aussi à la radio et sur disque, et ont ainsi défini une grande partie du répertoire de base de la musique traditionnelle québécoise. Des icônes musicales telles qu’Isidore Soucy, Donat Lafleur, Alfred Montmarquette et Mary Travers, alias La Bolduc, se produisaient toutes dans les Veillées du bon vieux temps de Gauthier (Labbé 1995, 142, 182, 231 ; Bellemare 2012, 169-75). Dans cette section, je me concentre sur les premières années de ces veillées, alors qu’elles faisaient concurrence aux veillées de Barbeau et de Massicotte, qu’elles ont finalement remplacées.

Gauthier et Lapierre ont produit leur première « soirée de folklore canadien », intitulée À la bonne franquette, à la salle Sainte-Brigide de Montréal. La plupart des interprètes du terroir qu’ils engagent pour cette veillée et celles qui suivront en 1921 et 1922 sont des trouvailles de Barbeau et Massicotte. Ils copient également le répertoire et les accessoires en toute impunité et offrent même de la tire aux spectateurs le jour de la Sainte-Catherine (La Presse, 19 novembre 1921, 4).

Les veillées de Gauthier et Lapierre avaient des objectifs fondamentalement différents de ceux des veillées de Massicotte et Barbeau. Les secondes équilibraient divertissement et édification ; les premières étaient un pur divertissement et étaient probablement influencées dans leur format et leurs caractéristiques par les spectacles de vaudeville et de ménestrel contemporains. Les seconds présentaient les exécutants du terroir comme des pièces de musée ; les premiers intégraient leurs performances dans un cadre théâtral. Les seconds séparaient les exécutants du terroir et les exécutants artistiques et encourageaient la composition de musique d’art basée sur des éléments folkloriques ; les premiers éliminaient complètement le « folklore artistique ».

Pour À la bonne franquette, reprise au Monument-National le 21 avril 1921, Gauthier écrit une série de scènes évoquant la vie d’autrefois au Canada français. Il joue le rôle principal et engage un petit groupe d’acteurs professionnels, mais les vedettes sont les chanteurs, les danseurs, les conteurs et les violoneux du terroir, et Gauthier semble avoir construit ses scènes autour de leurs répertoires (La Presse, 22 avril 1921, 21).

Les veillées suivantes de Gauthier placent de la même façon le répertoire du terroir au sein de représentations théâtrales de festivités rurales, généralement liées à la date de la représentation : Mardi Gras, Noël, une épluchette de blé d’inde à l’automne, une sucrerie au printemps. Pour la veillée du 24 novembre 1921, par exemple, il est l’auteur d’une comédie en deux actes intitulée La Sainte-Catherine. Le premier acte emprunte généreusement à Consultations gratuites, une farce de Régis Roy dans laquelle un jeune dentiste montréalais se réconcilie avec son père habitant dont il s’est séparé. Dans le deuxième acte, le père organise une veillée dans son village natal de Saint-Jacques-de-l’Achigan. Là, les interprètes du terroir de Gauthier dansent la « danse du matelot » (présentée l’année précédente à la « Veillée de la Sainte-Catherine » de la section du Québec), des menuets et des danses champêtres ; deux comédiennes dansent le Ballet des roses. Gauthier interprète des chansons traditionnelles canadiennes-françaises et Lapierre et les comédiens Sylva Alarie et Armand Lefebvre chantent les Soirées de Québec d’Ernest Gagnon (La Presse, 25 novembre 1921, 14). Ces dernières prestations ne relèvent ni du terroir ni du folklore artistique, mais se comprennent probablement mieux dans le contexte du nombre croissant de chanteurs professionnels, comme Charles Marchand, qui, dans la foulée du succès des veillées de la Section du Québec, présentaient des récitals de chansons folkloriques en langage populaire et en costume (De Surmont 2005 ; Potvin 2007).

Barbeau et Massicotte n’avaient que mépris et désapprobation pour Gauthier et ses veillées. Dans un article résumant le travail de la Section du Québec, parlant de folklore, Barbeau fait allusion à « ceux qui se mirent, pour des fins purement personnelles, à le vulgariser et à l’exploiter sans discernement » (La Presse, 25 février 1922, supplément du samedi, K, M). Dans sa correspondance privée, Massicotte est encore plus direct : « Faudrait empêcher Gauthier de récolter ce que nous avons semé », écrit-il à Barbeau le 27 mars 1922. « Il se fait passer pour le représentant accrédité du folklore canadien ». Près d’une décennie plus tard, il semble que la rancœur de Massicotte n’ait pas diminué ; dans une lettre adressée à Barbeau le 3 janvier 1930, il regrette que « certains types se soient acquis une renommée que je crois surfaite et ils ont présenté nos vieilles choses d’une façon qui m’humilie. On ne vise qu’à faire de l’argent et à faire parler de soi » (Archives de Folklore de l’Université Laval, fonds Édouard-Zotique Massicotte).

Une différence cruciale entre les veillées de la Section du Québec et celles de Gauthier réside dans l’utilisation du langage. Les premières limitaient soigneusement le langage populaire aux textes de chansons et de contes, qu’elles entouraient d’explications savantes en « bon français ». Les spectateurs de la classe ouvrière trouvaient probablement ces explications ennuyeuses - sinon, pourquoi un critique de La Presse, un quotidien de la classe ouvrière, aurait-il eu besoin de justifier à plusieurs reprises les éléments pédagogiques des veillées (26 novembre 1920, 13) - mais pour les membres éduqués du public, ce cadrage offrait le frisson de regarder par-dessus un fossé socio-économique depuis la sécurité d’une classe privilégiée. Aux veillées de Gauthier, en revanche, selon une critique de Fabio dans La Lyre, un magazine culturel, « on y parle une langue farcie des plus atroces anglicismes » (mars 1925, [11]). La langue populaire permet d’identifier instantanément la classe sociale - dans Consultations gratuites, le père à la voix rauque interprète le français érudit de son fils comme un signe de réussite matérielle dans la ville - et l’utilisation intensive par Gauthier d’idiomes populaires indique probablement aux spectateurs éduqués qu’ils ne sont pas son public cible. Le désaccord sur les mérites des veillées de Gauthier ne porte pas sur le répertoire musical, mais sur la langue : La Presse tolère l’utilisation d’idiomes populaires, soutenant qu’elle sert à « rendre plus complète l’illusion » (7 novembre 1922, 21), tandis que dans La Lyre, Fabio écrit sur un ton de dégoût et de consternation que « si vraiment nos pères avaient cette grossièreté de langage et de tenue, je demanderais à M. Conrad Gauthier d’en priver désormais la scène canadienne-française ». Pourtant, c’est cette mise en scène quasi burlesque du folklore qui a perduré vingt ans et qui, à bien des égards, a façonné l’imagerie de la musique traditionnelle jusqu’à nos jours.

Vous pouvez télécharger l’imposant Tableau des veillées mises en scène de mars 1919 à novembre 1922

Tableau-Veillees-Laura-Risk.pdf

Références

[BARBEAU, Marius, et Édouard-Zotique Massicotte]. 1920. Veillées du bon vieux temps à la Bibliothèque Saint-Sulpice, à Montréal, les 18 mars et 24 avril 1919 sous les auspices de la Société historique de Montréal et de la Société de folklore d’Amérique. Montreal : G. Ducharme.

BARBEAU, Marius. 1919. “Notes et enquêtes : La première séance annuelle de la Section de Québec.” The Journal of American Folk-Lore 32 (123) : 181–3.

BELLEMARE, Luc. 2012. “Les réseaux des ‘Lyriques’ et des ‘Veillées’ : une histoire de la chanson au Québec dans l’entre-deux-guerres par la radiodiffusion au poste ckac de Montréal (1922–1939).” PhD diss., Université Laval.

DE SURMONT, Jean-Nicolas. 2005. “Marchard, Charles.” Dans le Dictionnaire biographique du Canada 15. Université Laval/University of Toronto, 2003. Accédé le 29 novembre 2015.

DUVAL, Jean. 2012. “Porteurs de pays à l’air libre : jeu et enjeux des pièces asymétriques dans la musique traditionnelle du Québec.” PhD diss., Université de Montréal.

FABIO. 1925. “Le Mois Théâtral.” La Lyre 3 (29) : 11.

GUILBERT, Daniel. 2010–12. “La légende des ‘Veillées du bon vieux temps.’” En quatre parties. Bulletin Mnémo 12 (4) ; Bulletin Mnémo 13 (1) ; Bulletin Mnémo 13 (4), Bulletin Mnémo 14 (1). Accédé le 19 août 2019.

JOLY, Diane. 2012. “(En)Quête de patrimoine au canada français 1882–1930 : Genèse du concept et du processus de patrimonialisation.” PhD diss., Université Laval.

LABBÉ, Gabriel. 1995. Musiciens traditionnels du Québec (1920–1993). Montreal, QC, VLB

NOWRY, Laurence. 1995. Marius Barbeau : Man of Mana, a Biography. Toronto, ON, NC Press Ltd.

POTVIN, Gilles. 2007. “Charles Marchand.” dans The Canadian Encyclopedia. Article publié le 9 mai. Accédé le 23 novembre 2015.

THÉRIEN, Robert. 1998. “Arthur Lapierre, singer, folk musician, and actor (circa 1888- ?). Archives nationales du Canada. Accédé le 23 novembre 2015.

WILLIS, Stephen C., et Helmut Kallmann. 2007. “Folk-Music-Inspired Composition.” Dans The Canadian Encyclopedia. Article publié le 20 août. Accédé le 23 novembre 2015.

Archives

Archives de Folklore de l’Université Laval. Fonds Édouard-Zotique Massicotte.

Musée canadien de l’histoire, Archives. Fonds Marius Barbeau et fonds Carmen Roy. : sélection disponible en ligne.


  1. Merci à Louise Perron pour cette information.

  2. Communauté innue du Saguenay–Lac-Saint-Jean. À ma connaissance on n’a pas de description de cette danse telle qu’observée, sans doute, par Guy Thomas. Celui-ci avait effectivement procédé à des collectes en danse au milieu des années soixante. Voir Rencontre avec un homme fier et doux : Guy Thomas, Pierre Chartrand, Bulletin Mnémo, 2010.

  3. C’est Normand Legault, qui avait participé au projet de tournage, qui m’avait remis une copie VHS du film.

  4. Centre national de recherche scientifique, en France.

  5. Film de Philippe Lavalette, chez la famille Ferland de Saint-Sylvestre. Images : Philippe Lavalette. Son : André Dussault. Montage : François Liffran. Avec la collaboration du CELAT de l’Université Laval, de Claude Gaignebet, de Jean-Dominique Lajoux et de Normand Legault. Coproduction SERDDAV, Films du Ruisseau frais, et le CNRS audiovisuel.

  6. Fameuse épopée finnoise composée au 19e siècle, par Elias Lönnrot, qui est un assemblage de poèmes populaires authentiques recueillis entre 1834 et 1847 dans les campagnes finlandaises... https://fr.wikipedia.org/wiki/Kalevala

  7. La Tradition de danse en Béarn et Pays basque français, Jean-Michel Guilcher, Édition de la Maison des sciences de l’Homme, Paris, 1984.

  8. Études rurales , juillet-décembre 2011, No. 188, Archéogéographie et disciplines voisines, pp. 205-221, publié par EHESS : https://www.jstor.org/stable/23345150

  9. Serdeczny donne ces références : pour la Souabe, voir E.H. Meier, Deutsche Sagen, Sitten und Gebräuche aus Schwaben, Stuttgart, 1852 ; pour la Pologne, voir E. Seefried-Gulgowski, Von einem unbekannten Volke in Deutschland, Berlin, 1911 ; pour le Pays basque, voir G. Hérelle, « Les mascarades soulétines », Revista internacional de estudios vascos VIII, 1924 ; pour l’Alsace, voir Encyclopédie de l’Alsace, vol. 4.

  10. Consultez Wikipédia

  11. Serait-ce lié à notre danse du batteux ?

  12. Vous pouvez écouter cette chanson interprétée par le groupe Hommage aux aînés ici https://youtu.be/LF2ZQ6u48Ws et même acheter leur CD ici : https://www.librairiemartin.com/Musiques/Hommage-aux-aines-Si-Mignonnement/4-2-63/10599/Traditionnelle

  13. Titre du Catalogue Laforte : Les gants (N-28) et chez Coirault Les gants à porter trois fois l’an, 4517

  14. Chants et chansons populaires des provinces de l’Ouest : Poitou, Saintonge, Aunis et Angoumois, avec les airs originaux. Tome 1, recueillis et annotés par Jérome Bujeaud. Éditeur : L. Clouzot (Niort)1895. https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k9708179q/f187.item#

  15. Cote CERDO : 003614_03. Titre : Avant-deux avec annonces joué au violon par Albert Girardeau. POITOU-CHARENTES, canton de Cerizay, La Forêt-sur-Sèvre (Saint-Marsault).



Infolettre

FACEBOOK